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Les points de dissension entre Gramsci et Togliatti en 1926
Sommaire
la question des « comités d’agitation »
En octobre 1925, le pacte signé entre l’organisation patronale – la Confindustria – et la confédération des corporations fascistes confère au syndicat fasciste l’exclusivité en matière d’accords négociés avec le patronat. Les « Commissions internes », cet héritage des luttes anciennes que le mouvement ordinoviste avait transformées en « Conseils d’usine » lors du « biennio rosso » de 1919-1920, sont supprimées. Dans quel cadre les luttes ouvrières vont-elles, désormais, pouvoir être menées ? C'est Togliatti qui est chargé de rédiger, pour le congrès de Lyon (janvier 1926), le document concernant « la question syndicale ».
Le principal syndicat ouvrier italien, la CGL, pris entre les contraintes imposées par le fascisme et la tendance de sa direction « réformiste » à composer avec le régime, est menacé de désagrégation et le principal souci exprimé dans les « thèses syndicales » est que tout soit fait pour maintenir le rôle de la CGL comme force de rassemblement syndical des différents courants engagés dans la lutte contre le fascisme et comme instrument d’action concrète de défense des intérêts des travailleurs. C’est, pour les communistes, l’autonomie de la classe ouvrière dans ses luttes qui est en question.
Cependant, maintenir l’unité de l’organisation syndicale ne suffit pas. Dans le contexte créé par le régime, si l’on veut renforcer le « caractère de classe » des luttes, il convient aussi de constituer des « comités d’agitation d’atelier » ; lors du comité central du 9 novembre 1925, Gramsci explique, ainsi, que « la situation elle-même tend à rendre nécessaire la création d’organismes qui, à partir des formes les plus embryonnaires, parviennent à prendre les formes les plus complètes » de représentation des masses [1].
L’Internationale communiste, à qui les documents préparatoires ont été communiqués, n’approuve qu’avec réticence ces « comités d’agitation », qui, en pratique, semblent difficiles à mettre en place [2], et dont elle redoute qu’ils servent à remplacer les structures syndicales classiques, mettant en danger l’unité dont celles-ci doivent être l’instrument.
Bref, les « comités d’agitation » sont embarrassants. Leur inspiration « ordinoviste », en particulier, sera vivement critiquée, lors du congrès, à la fois par Bordiga et par Tasca. On y retrouve, en effet, les deux dimensions caractéristiques des « Conseils d’usine » du « biennio rosso » : le rassemblement de tous les travailleurs, y compris les non-syndiqués, et la création de structures capables de prendre en charge, à la place du patronat, la gestion même de la production, préfigurant ainsi le futur « État socialiste ». Quel rôle joueront ces comités d'agitation par rapport aux sections syndicales classiques et aux cellules du parti ? Et comment, enfin, face à la pression fasciste, faire fonctionner cet ensemble complexe ?
A suivre le récit et l’analyse que Spriano fait du congrès[3], on comprend que l’hostilité de Tasca à l'égard des « comités d’agitation » est dans la continuité de son opposition plus ancienne à l’inspiration ordinoviste des années 1919-1920, qui avait été au centre de sa rupture avec Gramsci. Tasca est attaché à l’organisation traditionnelle du mouvement ouvrier dans les « bourses du travail » ; il y voit un acquis historique et c’est là qu’il entend trouver les ferments « soviétiques » propres au mouvement ouvrier italien. Il ne croit pas du tout à la construction gramscienne des « conseils d’usine », qui rassemblent les travailleurs au-delà des syndicats, et au-delà même du prolétariat proprement dit, et qui ont vocation à prendre en charge, non seulement la défense des intérêts des travailleurs, mais également les questions de production au sein des entreprises [4].
Aussi bien la question n’est-elle pas réellement tranchée lors du congrès : la résolution adoptée parle de « comités de défense syndicale » et de « comités d’agitation ». Comment ces deux structures s’articulent-elles l’une avec l’autre, mais aussi avec les cellules d’entreprise préconisées dans le cadre de la bolchevisation du parti ?
La discussion entre Togliatti et le Bureau politique du PCd'I
Le problème a été minutieusement étudié par Giuseppe Vacca [5]. Dans la reconstruction proposée par celui-ci de la discussion qui fait suite au congrès, il apparaît que, selon Togliatti, l’existence des « comités d’agitation » avait bien été confirmée et validée lors du congrès, mais dans la perspective de leur fusion avec les comités de défense syndicale. Cette fusion était rendue nécessaire par des raisons pratiques, mais elle était également justifiée par l’objectif visé, à savoir la remise en route, au sein des entreprises, d’un syndicalisme de classe.
Cependant, le 25 mars 1926, paraît dans L'Unità un article signé Scoccimarro - l’un des dirigeants les plus importants du parti - dans lequel la distinction entre les deux structures est maintenue et théorisée : les « comités de défense syndicale » correspondent aux anciennes sections syndicales contrôlées par les communistes et ont pour objectif de conquérir la majorité au sein de la CGL. Leur rôle est donc syndical au sens classique du terme ; les « comités d’agitation », quant à eux, ont vocation à rassembler tous les travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non. Par ailleurs, leur fonction est bien plus large que celle des comités de défense : ils prennent en charge « tous les problèmes du mouvement ouvrier » [6]. Ils représentent « le premier pas vers la constitution des Comités ouvriers et paysans », autrement dit, ils sont conçus comme des « organes du front unique » [7]. L’inspiration ordinoviste, ici, est claire.
Depuis Moscou, qu’il a rejoint après le congrès de Lyon pour représenter le PCd’I au sein de l’exécutif du Komintern, Togliatti proteste, dans une lettre du 29 mars. Sa protestation a un aspect formel : il considère que l’article de Scoccimarro est contraire aux décisions adoptées lors du congrès, à savoir la fusion des deux structures ; mais elle a aussi un contenu politique : selon Togliatti, le parti se détourne de la lutte syndicale proprement dite au profit de la seule lutte contre les « réformistes » - qui « tiennent » la CGL - ; le parti, en somme, perd de vue la lutte concrète contre le régime.
La position de Togliatti, ici, est tout à fait conforme à celle du Komintern, lequel craint que, malgré la rupture avec Bordiga et la mise en minorité de celui-ci, ses idées et ses pratiques, considérées comme sectaires, conduisant à l'isolement et se trompant d'adversaire, ne continuent à inspirer la direction du PCd’I.
Comme l’explique Vacca, « le désaccord avait une portée stratégique et révélait […] la manifestation de deux conceptions différentes de la politique du Front unique. En schématisant, nous pouvons dire que Gramsci et ses camarades du secrétariat [du PCd’I], même en présence du fascisme, concevaient les objectifs et les formes d’organisation de la politique de Front unique dans un sens qui s’inspirait de l’expérience ordinoviste. » [8]
Fallait-il comprendre le « Front unique » comme un rassemblement des organisations se donnant pour vocation de lutter contre le capitalisme en général et, en Italie, contre le fascisme – au-delà des communistes, les « maximalistes », les organisations porteuses des revendications de la paysannerie pauvre, les syndicats, etc. - ou comme un rassemblement de « la base » - et non des organisations -, c’est-à-dire des couches sociales dominées par la bourgeoisie capitaliste – les ouvriers, mais aussi les paysans, et certaines catégories de la petite et moyenne bourgeoisie - ? L’Internationale communiste n’a jamais cessé de dénoncer, depuis son IIIe congrès en 1923, la démarche des communistes italiens, lesquels ont jusque là obstinément refusé l’idée que le Front unique puisse se faire « par le haut », c’est-à-dire sous la forme d’accords entre organisations.
Par ailleurs, l’attitude de l’Internationale à l’égard de l’inspiration « ordinoviste » a toujours été ambiguë. Certes, la démarche ordinoviste a été soutenue par Lénine et ne peut donc être rejetée, cependant, nombre de dirigeants de l’Internationale y voient, comme du reste Tasca, une source de confusion. Cette conception est trop éloignée des schémas classiques – distinction entre lutte syndicale et lutte politique, distinction réformisme-révolution qui conduit au refus syndical de toute appréhension des questions concernant la production – et ils y voient certainement à la fois une élaboration intellectuelle abstraite et, comme Bordiga, des risques de « révisionnisme ».
Scoccimarro répond à Togliatti le 13 avril, au nom du secrétariat : « je t’avoue ma surprise, celle de Silvia [Camilla Ravera] et d’Antonio [Gramsci] à la lecture de ton exposé à ce propos. Il est vraiment extraordinaire que, ni Antonio ni moi-même, nous ne nous soyons jamais rendus compte qu’il existait entre nous un désaccord sur une question aussi importante, déjà débattue lors de notre congrès et auparavant dans les réunions du CC. » [9] et il ajoutait : « Antonio est parfaitement d’accord avec la note que j’ai écrite dans L’Unità... » [10].
Selon Vacca, « Togliatti […] agit vraisemblablement pour que le Presidium [de l’Internationale] intervienne avec toute son autorité » [11] et, de fait, le Presidium, dans une lettre au secrétariat du PCd’I transmise le 18 avril, tout en approuvant la tactique syndicale adoptée au congrès de Lyon quelques mois plus tôt, valide l’interprétation qu’en donne Togliatti et s’oppose à celle de Gramsci et Scoccimarro. Le secrétariat du parti se range alors diplomatiquement derrière la position officielle de l’Internationale, mais continuera, en pratique, à distinguer les comités d’agitation des comités de défense syndicale et à leur assigner des tâches allant bien au-delà de la seule lutte syndicale.
Pour Gramsci, il est clair, en somme, que les Thèses de Lyon doivent être considérées comme une poursuite de la réflexion « ordinoviste » et que c'est avec cette dimension même que Togliatti, pourtant rédacteur des Thèses, prend ses distances.
Le cas Bordiga
Du 17 février au 15 mars 1926, peu après le congrès de Lyon, se déroule le VIe « Exécutif élargi » de l’Internationale. Togliatti y dirige la délégation italienne, dont Bordiga, qui vient d’être mis en minorité au congrès de Lyon, fait également partie. Dès la fin du congrès, Bordiga a soumis à l’Internationale un recours contre les résultats de celui-ci - sa mise en minorité -, recours qui sera repoussé en mars par les différentes instances de l’Internationale appelées à se prononcer (la « commission des recours », le « secrétariat aux pays latins » et, enfin, le Presidium). Mais, surtout, le 21 février, lors d’une réunion préparatoire de la délégation italienne, il soulève la question de la « discussion russe », dont la direction de l’Internationale avait décidé, à la demande du Parti communiste russe, qu’elle ne devait pas être abordée dans les discussions internes des autres partis communistes.
A la suite de l’intervention de Bordiga, et selon le témoignage de Giuseppe Berti [12], Togliatti demande à Staline, dans le but de clarifier la situation et d'isoler Bordiga, de prendre part à une réunion de la délégation italienne pour exposer ce qu’il en est de cette « discussion russe » et répondre aux questions que les autres membres de la délégation pourraient se poser. La réunion a lieu le 22 février.
La veille et dans la nuit du 21 au 22, Bordiga a, avec Trotski, une entrevue qui dure jusqu’à l’aube, et c’est ainsi préparé qu'il aborde la discussion avec Staline. Il l’attaque tout d’abord sur la question de la politique agricole du Parti communiste russe, reprenant les critiques faites à la NEP (la « nouvelle politique économique ») par les « oppositions », qui sont alors sur le point de se réunir. Staline lui répond en défendant la NEP, en illustrant le sens de l’alliance entre prolétariat et paysannerie, au-delà des divergences de leurs intérêts spécifiques, et en soulignant que ce sont les paysans qui supportent l’essentiel du poids fiscal de la situation.
Bordiga considère, par ailleurs, que la « discussion russe » ne peut pas être contenue à l’intérieur du Parti communiste russe, mais doit être portée jusque dans l’Internationale, qui a vocation à la conduire. D’autant qu’à ses yeux, l’éclatement du noyau léniniste au sein de la direction du parti russe, efface le rôle dirigeant que celui-ci assume au sein de l’Internationale. Le Parti communiste russe redevient un parti comme les autres. La « bolchevisation » ne peut pas et ne doit pas, selon Bordiga, consister à imposer à tous le « modèle » soviétique. Enfin, le fait que la révolution n’ait pas pu s’étendre, jusque là, en dehors de la Russie, n’empêche pas que cette extension soit nécessaire ; la révolution, pour réussir, doit impérativement gagner les autres pays.
La discussion entre Bordiga et Staline s’envenime, Bordiga y mêlant des attaques personnelles contre Staline alimentées par des informations qu’il tient de Trotski.
Togliatti, dans un rapport au bureau politique italien, souligne le caractère fractionniste de l’activité de Bordiga parmi les membres de la délégation italienne.
Le bureau politique considère, cependant, que la meilleure manière de traiter le cas Bordiga reste de le fixer à Moscou, sans doute pour l’éloigner de l’Italie et du contact avec la base et les divers échelons de l’organisation italienne. Togliatti n’est pas d’accord, reprenant la position adoptée par les russes, lesquels ne veulent plus voir Bordiga en Russie.
Le bureau politique italien s’obstine : Bordiga doit aller à Moscou. Il souligne que ce n’est pas Bordiga qui le demande, mais bien le bureau politique, lequel a rappelé à Bordiga qu’il se devait de consacrer, comme d’ailleurs il s’y était engagé, une partie de son activité militante à l'Internationale. Dans cette perspective, Bordiga ne sera pas envoyé à Moscou pour remplacer Togliatti comme représentant officiel du PCD’I, mais simplement pour travailler au Komintern.
Le bureau politique continue d’insister jusqu’à la veille du VIIe « Exécutif élargi » de l’Internationale, prévu en novembre, et où Bordiga devait faire partie de la délégation italienne, aux côtés de Gramsci et d'un autre opposant, Tasca.
Le problème trouva sa solution de lui-même : le passeport de Bordiga lui fut retiré par l’administration fasciste le 8 novembre, l’empêchant de se rendre à Moscou, et il fut arrêté quelques jours plus tard, le 20 novembre, pour être envoyé à Ustica, où il retrouvera Gramsci.
Gramsci et « le socialisme dans un seul pays »
Gramsci, au contraire de Bordiga, est convaincu que la révolution russe et les principes qui l'ont rendue possible ont une portée internationale décisive. Ces principes sont ceux qui constituent le léninisme : l’organisation quasi « militaire » du parti, avec sa centralisation et sa discipline de fer, mais aussi, et surtout, l’alliance avec la paysannerie pauvre, ces deux dimensions tirant leur sens d’un principe encore plus fondamental : celui de l’hégémonie du prolétariat sur ses alliés - paysannerie pauvre et petite bourgeoisie. Tout, ici, est dans la notion d’« hégémonie » : la ligne « léniniste » ne peut pas être imposée d’en haut, et sur un modèle pré-construit, à la réalité des situations dans les différents pays. C'est la mission de chaque parti communiste que de traduire la ligne léniniste dans sa propre « langue », c’est-à-dire dans le contexte qui est le sien. S’agissant plus précisément de l’Italie, cette « traduction » repose, d'une part, sur les « conseils d’usine » tels qu’ils ont été « inventés » par les ouvriers italiens lors du « biennio rosso » de 1919-1920, et, d’autre part, sur la « question méridionale », laquelle constitue le contexte proprement italien de l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Tels sont les éléments qui, pour Gramsci, sont au coeur des « Thèses de Lyon ».
Partant de là, quelle était la position de Gramsci sur l’autre point des « questions russes » en discussion, à savoir celui de la « construction du socialisme dans un seul pays » ? Gramsci ne répond pas directement à cette question, et les dirigeants soviétiques, comme Togliatti, ne peuvent manquer de s'interroger sur sa position puisque la question recouvre, alors, celle du rapport à Trotski.
Il faut, là encore, revenir à la question centrale de l'hégémonie du prolétariat, qui, chez Gramsci, met en jeu celle de la « phase transitoire ».
Les communistes ne sont pas la seule force politique opposée au fascisme. Dans son rapport au comité central du 11 août, Gramsci explique que « Les éléments peuvent être établis ainsi : s’il est vrai que politiquement le fascisme peut avoir comme successeur la dictature du prolétariat, étant donné qu’aucun parti et coalition intermédiaire n’est en mesure de donner même la plus petite satisfaction aux exigences économiques des classes travailleuses qui feraient irruption violemment sur la scène politique au moment de la rupture des rapports existants – il n’est pas certain pour autant, ni même probable que le passage du fascisme à la dictature du prolétariat soit immédiat. Il faut tenir compte du fait que les forces armées existantes, étant donnée leur composition, ne peuvent pas être conquises immédiatement et qu’elles seront l’élément déterminant de la situation. On peut faire des hypothèses auxquelles attribuer dans chaque cas le plus grand caractère de probabilité. Il est possible qu’on passe du gouvernement actuel à un gouvernement de coalition auquel des hommes comme Giolitti, Orlando, Di Cesaro, De Gasperi donnent une grande élasticité immédiate […] Une crise économique soudaine et foudroyante, qui n’est pas improbable dans une situation comme celle de l’Italie, pourrait porter au pouvoir la coalition démocratico-républicaine, étant donné que celle-ci se présenterait aux officiers de l’armée et à une partie de la Milice elle-même, et aux fonctionnaires de l’État en général, […] comme capable de freiner la révolution. » [13]
Pour qu'une crise conduise à la chute du fascisme, il faut que les forces insurgés soient en mesure de retourner en leur faveur l’armée et l’appareil d’État. Or, de quelles forces le prolétariat dispose-t-il dans l’armée ? De quelles forces dispose-t-il dans l’appareil d’État ? Les forces politiques en mesure d’obtenir ce retournement de l’armée et de l’appareil d’État sont principalement celles de la « coalition démocratico-républicaine », dont la bourgeoisie se servira immédiatement pour faire obstacle à la transformation de la chute du fascisme en prise du pouvoir par le prolétariat.
Il s’agit donc, pour le prolétariat, que son influence soit dominante dans les couches populaires qui constitueront, de toutes les manières, le socle de tout mouvement conduisant à une chute du fascisme pouvant prendre un caractère révolutionnaire ; il s’agit que, dans les masses, la principale force, la force dominante et dirigeante, soit le prolétariat. La mission du parti communiste est de faire en sorte que s'installe cette « hégémonie du prolétariat ». Mais il demeure, en termes de probabilité, qu'au moment de la chute du fascisme, les communistes devront lutter pour la prééminence avec des organisations politiques qui auront contribué à cette chute dans une tout autre optique que la leur. Il faut se préparer à une « phase transitoire », l’objectif étant que cette phase soit la plus brève possible.
C’est là tout le sens de la stratégie du « front unique », telle que la comprend Gramsci : les « conseils » et l’alliance avec la paysannerie pauvre à travers le traitement de « la question méridionale ». Et Gramsci donne des indications : « … intensifier l’activité générale du front unique et l’organisation de toujours plus de Comités d’agitation pour les centraliser au moins à une échelle régionale et provinciale. Dans les Comités, nos fractions doivent chercher avant tout à obtenir le maximum de représentation des différents courants politiques de gauche en évitant systématiquement tout sectarisme de parti. Les questions doivent être imposées par nos fractions, objectivement, comme l’expression des intérêts de la classe ouvrière et des paysans. » [14]
Bref, les communistes italiens doivent être capables, comme les communistes russes dans le contexte de la NEP, de dépasser tout « corporatisme de classe ».
La « bolchevisation » du PCd’I, pour Gramsci, ne passe donc pas seulement par l’organisation du parti en structure centralisée, strictement disciplinée, elle suppose aussi la capacité à promouvoir au sein des masses une politique d’alliance avec la classe ouvrière, en d'autres termes, la capacité à formuler des mots d’ordre que les masses, dans leur diversité, peuvent comprendre car ils sont exprimés dans leur langue, et à étendre l’influence du parti communiste auprès des éléments moteurs des couches sociales auxquelles il s’adresse : ces « vieux ouvriers réformistes ou maximalistes qui exercent une grande influence dans certaines usines ou dans certains quartiers urbains, [ces] éléments paysans qui dans les villages ou les bourgs de province représentent les personnalités les plus avancées du monde rural, auxquels les paysans du village ou du bourg ont recours de manière systématique pour avoir des conseils et des directives pratiques ; [ces] petits intellectuels de ville qui, comme représentants du mouvement catholique de gauche, diffusent dans la province une influence qui ne peut pas et ne doit pas être mesurée à leur modestie... » [15]
Telle est la vraie substance de la bolchevisation du parti italien aux yeux de Gramsci, et cette politique ne peut être mise en œuvre en Italie que par les ouvriers italiens, mieux : elle ne peut être inventée, en Italie, que par les ouvriers italiens. De là se dégage la conception proprement gramscienne de l’Internationale communiste : la tâche de celle-ci doit consister, avant tout, à favoriser, dans chaque pays, ce mouvement, cette invention, cette traduction de l'expérience soviétique dans leur culture propre que seuls les ouvriers peuvent accomplir, à former dans ce sens les cadres des partis nationaux, à aider ceux-ci sur le plan matériel, de sorte, enfin, que, si un contrôle doit être exercé, ce ne saurait être dans une logique bureaucratique qui ne pourrait manquer de freiner l'élan créateur de ces partis.
En Italie, l'hégémonie du prolétariat ainsi comprise peut s'exercer à travers les « comités d'agitation » dont les communistes discutent depuis le congrès de Lyon : des structures de type « ordinoviste », ayant vocation à dépasser l’action syndicale classique et à prendre en charge la question de la production elle-même et de la gestion des lieux de vie des masses : les usines, les quartiers et les villages. L'hégémonie du prolétariat peut s’exercer à travers le développement d’une politique agricole née de la réalité de la condition paysanne italienne. La traduction « en italien » de l'expérience russe et des « principes du léninisme » qui se dégagent de celle-ci passe par ces deux éléments fondamentaux.
La position de Gramsci sur la question de la construction du socialisme dans un seul pays peut alors être reconstituée : le rôle de l’URSS et de la construction de l’État socialiste en Russie est essentiel dans le travail que chaque parti communiste doit accomplir dans les masses dont il veut être l’expression ; la conviction que cette construction se développe en URSS, constitue un élément crucial de l’influence que les communistes peuvent exercer auprès de la classe ouvrière de leur pays, et, au-delà, auprès des autres couches populaires ; c’est en cela que l’unité du groupe dirigeant en URSS est décisive. Cependant, en Italie, c'est à travers des « comités d'agitation » qui dépassent les structures purement syndicales, que cette influence s’exercera : la question du socialisme, c’est-à-dire l’idée que le socialisme est la seule solution aux problèmes sociaux de l’Italie, aux problèmes que rencontrent les masses italiennes dans leur existence, doit être posée dans le contexte de ce que sont les masses italiennes, et dans le contexte de ce qu’est la situation politique de l’Italie. De sorte qu’il ne s’agit pas tant, au fond, de douter de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, que d’affirmer, concrètement, par la pratique politique, celle qui se traduit en Italie par la création de comités d'agitation, que le socialisme a vocation, en tout état de cause, à être construit dans tous les pays. Gramsci est convaincu que l’activité même de chaque parti communiste, et, au-delà, son existence, sont liées à sa volonté – qui est celle, d’abord, de la classe ouvrière, mais qui doit devenir celle des « masses travailleuses » dans leur ensemble – de construire, dans son propre contexte, le socialisme.
Comme le signale Vacca, dans les textes que Gramsci écrit pendant toute cette année 1926, et notamment dans ceux qui ont trait à la polémique qu’il conduit avec le journal Il Mondo pendant les mois de septembre et octobre, il soutient que la politique menée en URSS avec la NEP ne menace en rien la construction du socialisme. Celle-ci doit être conçue comme un processus, elle comporte donc des contradictions, mais ce qui importe est le sens général dans lequel ces contradictions sont dépassées.
La construction du socialisme en URSS n’est donc pas mise en danger par la politique de la NEP, et par les effets induits de la « stabilisation relative » du capitalisme dans les pays développés, comme le prétend par exemple Trotski, mais elle pourrait certainement l’être si les partis nationaux composant l’Internationale devaient renoncer à conduire dans leur propre pays une révolution socialiste et devenir des partis supplétifs du Parti communiste russe, ayant pour objectif principal, avant même les luttes dans leur propre pays, la défense de la « patrie du socialisme ».
Dans le contexte particulier de la discussion des « questions russes », et de la confrontation avec les positions exprimées par Togliatti depuis son installation à Moscou, une telle démarche pouvait-elle être comprise ? Aux yeux de Gramsci, en tout cas, l'attitude de Togliatti pendant cette année 1926, montrait que le représentant du PCd'I auprès de l'Internationale n'était pas en mesure de dégager sa réflexion du contexte des luttes fractionnelles qui se déroulaient en URSS. En somme, à Moscou, la seule question que l'on voulait entendre était : Gramsci est-il avec nous ou contre nous, c'est-à-dire avec ou contre Trotski ?
- ↑ Voir Paolo Spriano, "Storia del Partito comunista italiano", I, "Da Bordiga a Gramsci", Einaudi, 1967, p. 470
- ↑ Comme l'explique Spriano, « Les caractéristiques principales de cette démarche tendent cependant à se brouiller devant le problème pratique de [savoir] comment utiliser cette pyramide organisationnelle ; si désormais la dernière tranchée où résister et d’où partir pour contre-attaquer doit être l’usine, il y a au moins trois organismes différents en situation de coexister, voire de se superposer, en admettant qu’ils puissent fonctionner : les cellules du parti ; les Comités d’agitation, organes politiques de masse qui, à travers les conférences d’ateliers, devraient créer les noyaux d’organisations plus larges, les Comités ouvriers et paysans de lutte antifasciste ; les organes syndicaux proprement dits, c’est-à-dire les Comités de défense syndicale remplaçant les Commissions internes abolies : ces Comités de défense syndicale devraient ensuite, eux aussi, culminer dans un Comité de défense syndicale au niveau de la cité, qui correspondrait à la Chambre du travail disparue. » (ibid., p. 475)
- ↑ Ibid.
- ↑ Voir la question des « Conseils d’usine » entre 1919 et 1920
- ↑ Giuseppe Vacca, « Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca », in Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, Einaudi, 1999
- ↑ Cité par Vacca, O. C., p. 24
- ↑ ibid., p. 25
- ↑ Ibid. p. 26
- ↑ Cité par Vacca, ibid. p. 28
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 29
- ↑ Ibid.
- ↑ Scritti politici III, https://www.liberliber.it/online/autori/autori-g/antonio-gramsci/scritti-politici-iii/, p. 133
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.