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Le "Proemio" d'Ascoli, essai de traduction

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Graziadio Isaia Ascoli, « Proemio all’“Archivio Glottologico italiano“ », https://it.wikisource.org/wiki/Archivio_Glottologico_Italiano_-_Vol._I/Proemio

LArchivio glottolico italiano. Source Wikimedia

P. Goutefangea, essai de traduction

Un [certain] Vocabolario qu’on imprime actuellement à Florence sous de glorieux auspices est l’expression d’un principe, ou d’une innovation, dont il va jusqu’à se réclamer dès le premier mot de son frontispice, puisqu’il s’annonce comme novo au lieu de nuovo, reproduisant ainsi la prononciation florentine commune, qu’il trouve urgent de rendre commune à toute l’Italie, comme part pleine et entière du langage commun de Florence, lequel doit être, en tout et pour tout, celui de toute l’Italie. La même prononciation florentine lui suggérera, et il devra l’accepter, sous peine d’incohérence majeure : mòre pour muore ; sòla pour suola ; fòri pour fuori ; io nòto pour nuoto ; io sòno pour suono ; còco pour cuoco ; òmini pour uomini, e ainsi de suite.

Tout le monde désormais connaît, et personne mieux que les promoteurs du Novo Vocabolario, la raison profonde de ce qu’ils tentent de chasser. L’uo italien, si on veut bien répéter cette raison pour la commodité des lecteurs, est le produit normal de l’o bref latin quand il porte l’accent, comme ie est le produit normal de l’e bref latin accentué. De là vient que nous avions : io muovo, lié à noi moviàmo, nuovo, lié à rinnovare et novità, de même que nous avions : siède, lié à sedùto ; piede lié à pedata. L’o long latin, quand on le rencontre, ou l’e long latin, s’ils sont accentués, nous donnent toujours la vocale simple (et fermée) ; ainsi, par exemple : vòce, amòre, séra, avére [1]

Et comme la brièveté ou la longueur de la vocale latine ne provient naturellement pas d’un caprice ou d’une convention du « peuple des Quirites », mais est bien un accident qui a ses raisons organiques et qui remonte directement à une ancienneté telle que, par rapport à elle, les histoires les plus lointaines sont des événements modernes, il en résulte que la distinction qui nous est si claire et familière entre nuovo (NOVUS), à titre d’exemple, et lóro (ILLORUM) dépend de [ces] diversités fondamentales qui relient dans le temps et dans l’espace une grande et très estimée partie du genre humain ; bref, c’est un phénomène historique, qui, enraciné et stabilisé dans l’homme actuel, rivalise d’ancienneté avec le monde fossile. De sorte que, si, parmi ceux qui se donnent de la peine avec l’histoire des langues, surgissent quelques plaintes contre la tentative de malmener ou d’abolir une telle distinction, sans qu’aucune nécessité évidente ne nous pousse à violenter la précieuse relique, voire qu’il résulte de cette intention un dommage manifeste également dans le registre pratique de la parole, si quelques uns parmi ceux-ci, passionnés à l’excès, vont jusqu’à écrire que cette tentative leur semble même une offense ou un défi à la science moderne, il est assez probable qu’avant encore qu’on ajoute quelqu’autre considération, le zèle bien peu gênant de ces modestes ouvriers pourra obtenir de la plupart de faciles excuses ou le pardon. Ils voient, du reste, continuellement, du fait de leur métier, qu’un faible développement ou une [légère] avancée de l’uo dans le provençal n’empêche pas que ce continuateur particulier, ou ce succédané du o latin, soit véritablement le trait distinctif le plus clair de la romanité italienne. L’uo des écrivains florentins ne coïncidait pas seulement avec l’uo d’Arezzo ou d’autres terres voisines, mais se retrouvait, en faisant abstraction de l’Italie méridionale, dans la plus grande partie de [l’Italie] supérieure, comme on peut le voir dans les pages qui sont réunies ici. Et il était ainsi d’autant plus facile qu’il entre dans l’écriture de la péninsule tout entière. Le dialecte (osent dire entre eux deux des ouvriers dont on parle [ici], trompés peut-être par leur expérience constante), quand il est devenu langue, possédait pleinement cette propriété et l’a maintenue ou introduite dans toutes les autres régions italiennes, de telle sorte que, depuis plusieurs siècles, tant d’italiens et d’étrangers, qui connaissaient, ou croyaient connaître la langue de la civilisation italienne, ont toujours écrit, et prononcé, ce uo. Aussi, aujourd’hui, la langue, stable et unie au moins sur ce plan, doit naturellement conserver ce caractère important, déjà, dans le nid où elle est apparue, même si la langue familière y semble sur le point de le faire disparaître. Et l’importance de ce caractère, toujours pour ces ouvriers, tient aussi à cela qu’il occupe la part la plus claire dans ce mouvement grammatical, intrinsèquement italien, qui consiste dans le rapprochement de deux figures verbales selon la place que prend l’accent, puisque tout le monde sait que l’alternance, à titre d’exemple, entre muov – et mov – et muòvo et moviàmo, dépend de ce même principe par lequel òdo (AUDIO) se trouve à côté de udiàmo, esco est lié à usciàmo, devò à dobbiàmo. C’est un mouvement, une variation réglée, qui constitue l’une des vertus du parler néo-latin en général et du parler italien en particulier. Devons-nous croire qu’un grammairien raisonneur pense à abolir, ou à affaiblir, au nom de l’unité et du peuple, une propriété de son langage aussi solide et qui sort aussi spontanément des entrailles populaires ? Mais le pauvre dialectologue, en continuant sur cette voie, craindrait vraiment de se convaincre de ses propres raisons bien au-delà de ce qu’elles lui apportent ; et il vaut bien mieux qu’il recommence à étudier les écrits dans lesquels les doctrines ou les raisons du Novo Vocabolario sont exposées, par leurs promoteurs les plus affirmés, avec cette lucide et robuste sécurité qui épuise les objections qu’elle ne vainc pas. Mais plus que de véritables objections, ce sont des doutes inquiets qui viennent toujours au dialectologue, à propos de la valeur de certaines comparaisons, de la façon de considérer les causes du mal ou de réfléchir à son remède, en général et en particulier, comme il est naturel, à propos du caractère que prend la dispute dans le cadre de cette culture, dont dépend, parmi les choses mineures, mais qui est pour lui la principale, l’existence ou la fortune de sa propre officine. Ces doutes, cependant, n’ont en eux-mêmes rien de rare ou de nouveau et s’accompagnent désormais d’un autre doute très sérieux : celui de l’opportunité de le manifester dans la presse, dans un petit nombre de pages et de manière quasiment improvisée. Mais c’est un discours qui, même imprimé, restera confidentiel, puisqu’il n’est pas écrit pour autre chose que pour maintenir un engagement.

Le Novo Vocabolario n’est d’ailleurs pas l’ennemi des enquêtes historiques autour des langues ou des dialectes ; les plus franches louanges, les meilleurs encouragements à de telles études, sont peut-être venus, parmi nous, d’hommes qui chérissent les principes qu’il représente. Mais [le Novo Vocabolario] pense que ces principes, et donc son travail, concernent bien autre chose, tout autre chose, que l’histoire ou la philosophie des langues. Il s’agit d’un grand intérêt national, d’ordre pratique, d’une cause d’utilité publique devant laquelle se tait tout droit à la conservation pour n’importe lequel des plus admirables monuments des temps. Il s’agit de donner à l’Italie une langue, puisque elle ne l’a pas encore. Et une langue nationale ne peut et ne doit être autre chose que l’idiome vivant d’une certaine cité ; elle doit, autrement dit, coïncider en tout point avec l’idiome parlé par les habitants contemporains de cette cité donnée, laquelle, par là, se constitue en principe, ou quasiment en instrument niveleur de la nation tout entière. Désormais, de même que la cité « niveleuse » pour la France est Paris, pour l’Italie ce doit être Florence ; de même que la France ne doit l’unité solide et efficace de sa langue à rien d’autre qu’au fait que tous les Français écrivent et parlent la langue qu’on parle et qu’on écrit à un certain moment à Paris, de même l’Italie, qui doit à Florence ce qu’elle a en matière de langage qui la fait être, bien ou mal, une nation, doit-elle retourner à Florence pour retremper ce qu’elle en a déjà pris et y prendre ce qui lui manque encore, et en sortir en exerçant, sûre d’elle, sa pensée dans l’unité retrouvée de la parole. Quelle peine ou quelle concession peut paraître excessive pour parvenir à une telle fin ?

Le dialectologue, bien sûr, ne nie pas le mal, c’est-à-dire l’absence d’une unité de langue entre les Italiens, et lui-même, pour des raisons qu’il n’avoue pas, le ressent plus que les autres ne le pourront jamais. Il ne peut, par conséquent, imaginer une œuvre plus méritoire que celle qui permet de réduire ce mal ou de le guérir. Mais ses habitudes le font s’arrêter tout naturellement, avant tout autre chose, aux considérations, que chacun peut faire, mais qui n’apparaissent peut-être pas à tous au même moment, concernant la raison profonde pour laquelle d’autres ont cette sécurité de la langue qui manque à l’Italie.

Pourquoi donc la France a-t-elle une solide unité de langue, ou bien pourquoi l’Allemagne a-t-elle également [cette unité], non moins solide, mieux, plus solide et robuste encore ?

Tous savent répondre, avec les mots les plus forts comme avec les plus faibles qu’on puisse, ici, prononcer. La France tire de Paris l’unité de sa langue, parce que Paris est le grand fourneau dans lequel est fondue et fondée l’intelligence de la France tout entière. Toute impulsion de l’universelle civilisation française part du mouvement vertigineux de la cité parisienne. Et comme des Français de toutes les provinces prennent une part active à ce mouvement, eux qui ne se sentent efficaces que lorsqu’ils dépensent leurs forces dans le laboratoire unique, merveilleux et tyrannique qui se trouve au bord de la Seine, aucun concept, aucune œuvre, aucun sujet de civilisation ne peut désormais se répandre à travers la France avec d’autres mots que ceux de la langue parisienne, par laquelle et avec laquelle ils surgissent. Aucune cité française, encore privée de la langue, n’a jamais porté ses propres créations à Paris, ut videret quid vocaret ea ; mais le nom vient de Paris, parce que la chose vient de Paris. Et la France, possédant en cette cité l’unité absorbante de sa pensée, y a tout naturellement également celle de son âme. Et, non seulement elle étudie et travaille, mais elle s’émeut, dans les pleurs comme dans les rires, comme le veut la métropole. La langue tout entière de Paris est donc nécessairement celle de la France tout entière, avec toute sa grâce si noble et tous ses caprices argotiques, avec toute sa clarté si vive, mais aussi avec sa tendance au stéréotype, qui peut facilement engourdir la pensée et faire que le spontané frôle l’automatique. Ainsi ne faut-il pas magnifier à l’excès les très fermes rails de l’usage unique, et s’il est bon que la parole obéisse à la pensée avec facilité et sûreté, il est vrai [aussi], et reconnu, que les cerveaux médiocres (et, ici, le médiocre est toujours ce qui importe le plus et ce qui décide, parce que les grands font toujours bien partout, quel que soit l’instrument qu’on leur donne : Paganini jouait plaisamment avec une seule corde) les cerveaux médiocres [donc] travaillent d’autant moins que le Frasario ou le Vocabolario de leur nation nous montrent les miettes du raisonnement et de la pensée commune tous bien arrangés sous une forme lucide et attrayante. Il est à peine besoin de parler de l’énorme influence qu’une si grande agitation intellectuelle et civile a du avoir sur le développement de la langue parisienne[2] : tous, aujourd’hui, ont pu confronter les mots qui viennent spontanément aux Littré ou aux Renan, avec ceux de Rutebeuf ou des dialectes bourguignons dans l’horizon desquels se trouvait précédemment la langue de L’Isle de France, de même que, pour le style, chacun a pu comparer la prose familière de Geoffroy de Villehardouin (il n’importe pas pour le style que celui-ci soit plutôt de la Champagne que de l’Île de France) avec le roman et le théâtre du Paris actuel, où, pour citer le premier exemple que le hasard nous propose, une femme, sans être diplômée, peut dire avec une totale désinvolture : « L’incision chirurgicale nécessitée par les besoins de l’alimentation » (ce qui en langue ordinaire est un taglio da introdurvi il cibo). Si Florence avait pu devenir Paris, tous les Italiens cultivés posséderaient certainement aujourd’hui le même langage que les Florentins, mais il est tout aussi certain que le langage de cette capitale de l’Italie ne serait pas le Florentin actuel et peut-être même ne pourrait pas être considéré comme un dialecte toscan.

L’Allemagne, en ce qui la concerne, n’a jamais eu un centre monarchique ou civil pouvant être comparé, même de loin, à Paris ; elle a été, sur le plan politique, malgré les apparences d’unité, divisée de manière pas moins barbare que l’Italie ; en outre, elle a maintenu, et maintient encore en partie, une séparation entre les diverses couches de sa société civile, que l’Italie, sans aucun doute, n’a pas connu ou [ne] connaît [pas] au même niveau ; à quoi il faut ajouter qu’elle a subi la séparation des églises, à laquelle l’Italie a eu la chance ou la malchance d’échapper. Et pourtant elle possède, malgré l’infinie variété de ses dialectes, l’unité de langage la plus solide et la plus puissante qui soit jamais apparue sur terre. Contre cette thèse, ou contre l’opportunité de la confrontation du cas de l’Allemagne avec celui de la France ou de l’Italie, on ne peut vraiment répéter aucun de ces arguments excessivement désinvoltes selon lesquels l’Allemand a recours à des vocables étrangers, ou [tirés] de sa faculté si étendue de créer de nouveaux [éléments] composés. Tous, aujourd’hui, parmi nous, le savent, du fait de la connaissance très répandue de cet idiome, et tous voient comment la solide unité dont on parle ici concerne spécialement la sûreté extrême de constructions, de conjonctures, de juxtapositions, de phrases et de manières de dire, toujours locales et indigènes, qui fait que la condition de l’allemand n’est pas différente de celle que d’autres admirent dans le français et qu’on désire pour l’italien. Mais personne en Allemagne n’adore, ou encore ne distingue, le berceau de la langue, et pendant que les doctes discutent encore sur le processus général de sa formation, tous sont convaincus de la vanité de la recherche du coin précis de la patrie allemande d’où a débouché à l’origine le ruisselet qui était destiné à devenir un si grand fleuve dans la culture du monde. Pas plus qu’on n’a jamais, là-bas, senti le besoin ou le désir de rebaptiser les lettres à quelque source privilégiée de langue vivante. Avec, en plus, ce fardeau que le plus éminent, ou au moins l’un des plus éminents, centre littéraire de l’Allemagne actuelle, à savoir Berlin, se trouve sur un terrain qui, non seulement est de formation allemande tout sauf ancienne, mais, bien plus, relève de cette zone dialectale à laquelle ne renvoient pas les variétés dont, ou parmi lesquelles, a surgi la langue littéraire. Ce qui est un peu comme si, en se transportant en Italie, c’était à Nice ou à Bellinzona, que se trouvait, aujourd’hui, la fleur la plus belle d’une langue dans laquelle se continuerait le type dialectal de l’Italie moyenne. C’est le génie de Luther qui, une fois maîtrisé un idiome de cour, brut et instable, en a formé cette miraculeuse version de la Bible, laquelle a brisé l’unité de la foi et a créé l’unité de la nation[3]. La Réforme, refusée par une si grande partie des Hauts-Allemands, dont elle restaurait la langue, imposait pour toujours cette même langue à la Basse-Allemagne. Mais le progrès de l’esprit allemand, et, par là, de la langue devenue commune à l’Allemagne tout entière, ne s’est pas poursuivi de manière sûre et ininterrompue de Luther jusqu’à nos jours ; même après Leibniz il est resté incertain, et l’âge de Klopstock et de Kant, deux hommes qui sont morts dans le siècle où nous vivons, peut encore se vanter d’être l’auteur de la nation, dans la pensée et dans la langue[4]. La solide unité intellectuelle et civile de l’Allemagne est donc tout à fait moderne, et pourtant l’unité de sa langue est profondément solide. C’est que l’énergie de la culture avancée et du sentiment national réveillé s’est, là-bas, unie à une activité infinie ; c’est que chaque étude du vrai et de l’utile a rapidement pénétré la nation tout entière et a causé un tel mouvement de toute activité civile, une telle fraternisation dans toute industrie de l’esprit et de la main, une telle union d’intentions et d’affects, qu’aucune distance matérielle n’a plus séparé les Allemands et qu’ils sont tous devenus citoyens d’une cité qui n’existe pas. Le Vocabolario Novo dit superbement que le « laboratoire dans lequel la nature fait les langues, les raffine et les perfectionne, ne peut être qu’une agglomération d’hommes vivant dans un échange continu et obligé de pensées et de services ». Mais il n’est pas nécessaire que l’organe de l’échange soit la glotte, il peut être aussi le crayon, pourvu qu’on sache écrire. Et lorsque des millions d’esprits agitent ou ont agité le crayon avec zèle, l’échange devient si rapide, complexe, élevé et efficace, l’arsenal mis en commun s’élargit, se perfectionne, se renforce de manière si admirable que l’agglomération, ou l’association d’hommes entre qui l’échange a lieu, peut s’élever, de phase en phase, dans le domaine de la pensée (qui n’est pas, du reste, un domaine artificiel), alors qu’ailleurs on discute de glottes privilégiées ou non privilégiées. Si les penseurs sont en débat continu entre eux dans toute la grande patrie allemande, l’ouvrier, depuis des générations, peut-être depuis des siècles, mesure celle-ci ardemment de ses pas, en priant et en chantant dans la langue de son église, et le vocabulaire de l’atelier, comme celui du philosophe, a été soumis désormais, à son processus naturel, ou rationnel, de sélection et de consensus. Avec le poète, qui s’est fait l’interprète attentif de la foi, éducateur attentif et omniprésent de chaque sentiment élevé de la nation, la langue fait appel en permanence aux sources vivantes de la tradition ancienne et du peuple, pendant que la science, ou mieux, l’énergie réflexive et pénétrante, imprime dans chaque mouvement du langage, y compris dans les plus intimes et les plus reculés, l’empreinte indélébile de son sérieux divin. A l’école, dans la presse, dans toute l’activité sociale qui est alimentée par la parole cultivée, agit cette vie intense de la langue dans laquelle la proposition individuelle, la création, l’exhumation, l’adhésion, le refus, la réforme, la diffusion, l’usage sont autant d’événements incessants, par lesquels se poursuit ou se reproduit, à un niveau très élevé, le même processus de consensus créatif, par lequel n’importe quel dialecte surgit, se renforce et se transforme. Si aucune autre nation que l’Allemagne ne fabrique autant de dictionnaires de toutes langues, dans aucun pays les écrivains ne sentent moins, en revanche, le besoin de recourir au lexique pour apprendre la langue de leur propre nation. Vivante dans la plus ample et la plus vivante de toutes les cultures, cette langue se ravive dans le foyer de la famille cultivée, qui désormais n’a pas une langue différente de celle des livres, et il n’est pas nécessaire d’oublier les défauts inhérents à cette race et à ce langage pour conclure que l’énergie d’où déborde l’unité intellectuelle des Allemands, a maintenant pour la porter un parler qui est l’effet et l’instrument d’une faculté collective de pensée et de travail que l’humanité n’avait pas encore atteinte.

Que se serait-il passé, dans le domaine du parler italien, si l’Italie avait pu emprunter, bien plus résolument qu’elle ne l’a fait, une voie proche de celle que l’Allemagne a suivie ? Rome, pour sa proximité dialectale originaire avec cette région à laquelle le parler italien doit toute sa splendeur, et pour avoir poursuivi, grâce au Saint Siège, un mouvement énergique, Rome, élément quasiment ignoré, comme italienne malgré elle, dont tant d’enfants, dans leur langue spontanée, ne demeurent pas [des êtres] frustes, nous présente l’image ou les contours d’une langue nationale, et méritait, pour cela également, de redevenir principe de l’Italie tout entière. Et il n’est pas nécessaire de dire que le degré de magistère atteint par de nombreux auteurs toscans et non-toscans, anciens et modernes, que ce soit par la langue ou par le style, et toujours en ce qui concerne le concept de la véritable unité nationale, apparaît à l’humble auteur de ces pages, très différent de ce qu’il doit sembler aux florentinistes. Mais notre interrogation fait naturellement partie d’un entretien imaginaire qui se tient avec ceux-ci et concerne l’hypothèse d’un processus de fusion intellectuelle, et donc idiomatique et civile, infiniment plus avancé que celui qu’il a pu y avoir entre les Italiens. Maintenant, ce qui est implicite dans cette demande, à savoir imaginer des exemples isolés concernant un tel processus hypothétique ou ses effets, peut paraître légitimement à la fois ardu et puéril, et le faire entrer [de force] dans l’étroitesse d’un discours aussi mesquin que celui d’aujourd’hui n’est pas la plus mince des témérités dont on donne tant de preuves dans ces quelques feuilles. Mais le besoin d’[atteindre] l’évidence ne consent pas de fuir cette tâche, et le fait qu’il s’agisse de cas imaginaires et non de suggestions (ce qui serait une curieuse présomption) ou de désirs concrets, pourra peut-être rendre moins difficile l’indulgence de ceux qui lisent. On imagine donc, ici, pendant un bref instant, que l’atelier allemand a été transporté et adapté à l’Italie. Par là, il sera permis d’affirmer, d’un point de vue général, que la qualité de la littérature, et donc de la langue initiale, et l’organisation puissante de l’Église italienne, auraient du rendre le travail beaucoup plus facile et le résultat bien plus appréciable que celui d’au-delà des Alpes. La nature de la langue italienne serait toujours restée non seulement toscane, mais proprement florentine, ce qui revient à dire, pour renforcer l’énoncé de quelques exemples, que non seulement un vénitien amao pour amato, ou le milanais roesa pour rosa, ou un conditionnel à la lombarde ou à la frioulane comme io portaréssi, ou encore une construction comme tu hai-tu, selon le génie de la Haute Italie, n’aurait plus jamais été légitimes ou possible, mais même un gàmbaro à la siennoise, à la place du gàmbero de Florence. Le type phonétique, le type morphologique et l’empreinte syntaxique du langage de Florence s’étaient unis de manière indissoluble à la pensée italienne, par la vertu souveraine de Dante Alighieri. Mais tout ce qui ne contrevenait pas au type, qui était local et qu’on trouvait approprié ou préférable dans la grande conversation des intelligences nationales, livrées [elles-mêmes] à une activité toujours plus étendue, intense et variée, serait passé pour pas moins, voire pour plus légitime, que ce qui relevait du fond florentin, s’y serait intégré et l’aurait modifié de différentes manières et certainement pas si légèrement. On aurait respecté et voulu une liberté naturelle et nécessaire, aussi éloignée de la superstition et de la licence, et aucune partie du langage, qu’elle soit domestique ou confidentielle, ou vulgaire, n’aurait pu ou du souffrir de la claire fusion des Italiens. Une certaine profusion de mots ou de locutions équivalents pouvait bien surgir, le remède le plus constant consistait uniquement dans la sélection naturelle, qui porte toujours et partout l’activité principale, et, dans notre cas, est le choix préférentiel que détermine le vote du plus grand nombre (les votes sont vite donnés quand tous écrivent), ou bien le seul vote de l’écrivain de génie quand le public que celui-ci fascine est véritablement la nation. Le Florentin qui aurait commencé à instruire par écrit les jeunes filles ou les tailleurs, aurait appelé anello cet outil qui dans tant d’autres langues romanes se nomme normalement selon un digitale ou un digitellario de langue latine. Mais le jour suivant, dans une autre écriture semblable, un maître arétinien aurait proposé son comme le mot le plus évident et le plus approprié ; et ses collaborateurs de Venise, de Milan, de Palerme, auraient immédiatement donné raison au frère légitime de leur dexiàl ou dida ou jiditàli, et l’usage de Florence aurait été ainsi légitimement écarté[5]. Il n’est pas facile de dire lequel aurait pu mériter la préférence, entre le mattatojo (mactatorio) d’Ancône et l’ammazzatojo (admactiatorio) de Florence, tous deux du même métal. Mais ce qu’il faut dire à coup sûr, c’est que le choix dépendait de l’activité étudiée, et donc des distinctions théoriques et pratiques sur l’art et sur les institutions des bouchers, à l’opposé de cette inertie qui a convaincu, sinon contraint, à faire s’intituler un article de l’Encyclopédie populaire italienne (au moins dans la première édition) plutôt abattoir que ammazzatojo. Dans les Marches ou dans quelques parties des Marches, on dit piovere a vento pour signifier que la pluie, poussée par le vent, tombe obliquement (le frioulan plovi di stravint). Désormais, dans le contexte imaginaire de notre hypothèse, personne n’aurait songé à interdire, a priori, l’usage de cette locution si appropriée au prétexte qu’on attendait soit l’accord des Florentins, soit le synonyme florentin. S’il était venu à l’esprit d’un Vénitien le caprice d’écrire qu’une chose dà becco alle stelle, pour signifier qu’elle est exquise, certainement personne ne l’aurait écouté, pas davantage qu’un Florentin ou un Napolitain qui auraient voulu présenter une formule à eux du même acabit. Mais personne n’aurait [non plus] fait de reproche au Vénitien si celui-ci avait offert à la littérature italienne son mettere il cervello a segno, malgré le danger qu’on ne dise pas ainsi à Florence, ou qu’on y mettrait plutôt le cerveau a bottega ou a partito. Il est vrai que le sicilien, pour signifier la même chose aurait peut-être sorti son metter pensiero (méttiri pinséri), liaison de termes qui ailleurs peut vouloir dire dare apprensione (donner de l’appréhension). Mais chacun voit bien, après le premier effarement, que l’équivoque ne peut pas facilement avoir lieu, voire qu’elle est même impossible, puisque metter pensiero, quand il a la signification de dare apprensione, doit nécessairement gouverner un datif, qui, dans l’autre signification, doit nécessairement être absent. Et le metter pensiero, locution parallèle à metter radice, soutenu par une Sicile qui imiterait en activité civile la Saxe, autrement dit qui enverrait sur le continent italien ses millions de kilogrammes de livres, aurait pu très légitimement faire fortune car l’autorité légitime est l’énergie active. Le goût des forts, par ailleurs, est habituellement moins chichiteux que celui des faibles, d’où il résulte, en restant toujours dans notre hypothèse, que, si, pour stare in apprensione, l’écrivain sicilien avait dit plus facilement : star con pensiero (stari cu pinséri), et le vénitien, pour se limiter à celui-ci, au contraire, plus facilement : stare in pensiero, l’écart aurait peut-être plutôt séduit que déplu, et personne, en tout cas, n’aurait voulu en faire une affaire d’état. On a entendu dire qu’on traduisait Caro devant le tribunal de l’usage florentin parce qu’il écrit : trovare il pelo sull’uovo, et il paraît que tout bon italien doit utiliser seulement : vedere il pelo nell’uovo. L’auteur de ces feuilles ne sait pas dire si Caro, qui est des Marches, avait pris, et de manière délibérée, le mode de dire incriminé à un dialecte qui lui était familier, mais [il] peut dire qu’à l’extrémité orientale de la Vénétie, sa nourrice lui a enseigné précisément la manière adoptée par Caro, et il voudrait encore souligner qu’il s’agit probablement, dans les deux différentes manières, de deux idées également tout aussi différentes, selon qu’on fait allusion à ceux qui s’ingénient à trouver du scabreux là où tout est lisse (un pelo sull’uovo), ou à ceux qui se triturent pour trouver dans une substance donnée quelqu’élément qui lui soit effectivement étranger (un pelo nella polpa dell’uovo[6]). Mais on se permettra plutôt d’observer que, toujours dans le cas de notre hypothèse, personne ne chercherait ou ne trouverait de tels poils. Car, en quarante ans de travail, ce chantier aurait centuplé la densité du savoir, et la très forte modification de l’appareil intellectuel de la nation porterait en elle-même et du fait de la condition transformée des esprits, un tel renversement jusque dans le domaine du parler que les manières de dire domestiques, ou les idiotismes et les proverbes, prendraient, dans toute forme d’écriture, une apparence bien différente de celle qu’ils pourraient avoir autrement.

Cela ne veut pas dire que les idiotismes et la naïveté des locutions doivent être bannis parce qu’une multitude de penseurs - associés, non pas « nivelés » - ont donné plus d’énergie au parler, en ont libéré de nombreuses facultés auparavant simplement latentes, ont créé, en sublimant le génie natif, cet instrument caractéristique des nations qu’est le style. Mais cela veut dire que, si la suffisance est quelque chose de très laid quand c’est une affectation, il peut au contraire arriver, très naturellement, comme chacun le voit, que l’échange, dans de telles conditions, dont sont absentes la gravité ou la condescendance, constitue à son tour une véritable affectation ou la plus grande difficulté. Certes, personne ne voudrait qu’un ministre dise au parlement : « L’Angleterre fronce le nez » ; ou bien : « Nous, nous ne fourrons pas le nez dans ces affaires de Turquie » ; de même que chacun sent qu’il est plus naturel, entre deux savants, également dans les propos familiers, de dire : « il apparaît un petit espace » [ si determina un piccolo vano], plutôt que : « il s’y forme un petit trou » [ci si viene a formare un bucolino]. Dans le premier cas, c’est la solennité de la conversation qui exige des formes plus choisies ; dans le second, la manière plus choisie dérive, même quand elle n’est pas nécessairement requise, de la tournure d’un esprit, dont le travail est plus complexe, et en même temps plus facile et plus sûr que ne l’est d’habitude le travail mental de ceux qui s’expriment de manière plus terre à terre ; celle-là est de l’arithmétique élémentaire, celle-ci commence à être algébrique ; et s’il y en a qui savent faire le prodige de reproduire une grande partie de l’algèbre avec la pure arithmétique, personne ne voudra soutenir pour autant que le prodige est quelque chose de naturel, ou qu’une nation doive fonctionner à force de miracles.

Imaginons maintenant, et malheureusement on y est aujourd’hui, une société entière, mieux, une nation entière, dans laquelle le determinarsi un piccolo vano soit plus naturel, ou plus consensuel que formare un bucolino. Nous voyons facilement que la raison de cette spontanéité et celle de la solennité légitime se confondent en une seule pour exclure une grande part de l’intimité familière, ou locale, de la langue avec laquelle parlent devant le monde les différentes souches d’une même nation. Cet esprit peut-il se penser plus étranger à toute affectation que celui de Guillaume de Humboldt ? Eh bien, essayons de traduire dans un style familier, ou orné d’idiotismes et de proverbes, l’un quelconque de ses écrits, littéraires ou critiques, ou philosophiques ; ou encore essayons d’établir, après avoir examiné son œuvre et ses opinions, où finit le langage des lettres et où commence celui de la science. Peut-il sembler plus pertinent de se confronter à Platon, au milieu d’une poignée d’Athéniens libres, qu’à Humboldt, au milieu de millions d’Allemands, quand le problème porte sur la manière dont peut s’exprimer, avec un parler uniforme, la pensée d’une nation moderne, multiculturelle et se diversifiant, qui doit se nourrir laborieusement d’un savoir infini et pour une grande part non indigène ? Certes, les idiotismes, les traits populaires vifs, ne peuvent et ne doivent manquer à aucune littérature, ou langue écrite, qu’on le dise comme on veut ; mais, pour une part, ils remontent à ce premier fond dialectal qui a servi à mettre en commun le travail intellectuel de la nation, c’est-à-dire qu’ils renvoient à l’âge quasiment infantile, à l’âge de l’absorption aveugle en soi-même, à l’âge simplement mnémonique de la nation renouvelée ; pour une autre part, c’est la vertu souveraine de l’art ou le bouillonnement de jeunesse d’une activité commune qui, plus tard, inocule et introduit [de tels idiotismes]. Mais il s’agit toujours d’un phénomène comme instinctif, et l’instinct peut d’autant moins que peut la réflexion et peut-être que personne n’avait imaginé auparavant qu’un vocabulaire devait défier la réflexion et inoculer l’instinct. À entendre les florentinistes (et c’est une école où les disciples vont naturellement et immédiatement beaucoup plus loin que le maître, car il ne s’agit pas seulement de la simple et habituelle exagération contingente d’un principe, mais du cas d’un principe qu’on ne peut distinguer de son exagération, ou, mieux, ce n’est même pas le cas d’un principe, mais bien de la simple contrefaçon, plus ou moins heureuse, d’une réalité, à la fois spontanée et nécessaire, que l’histoire a produite ailleurs), il semble souvent, sinon toujours, qu’ils ne veulent penser d’autres objections que celles qu’ils croient venir des préjugés italiens ; et que, au-delà des montagnes et des mers, tout ce qu’ils disent doive paraître la chose la plus naturelle du monde car, partout où on a une langue nationale, il n’est advenu et il n’a du advenir, rien d’autre, précisément, que ce qu’ils demandent aujourd’hui à leur opiniâtre nation. Mais ce serait une curieuse expérience historique que de les mettre à discuter d’une innovation quelconque, qui leur est chère, avec n’importe quel homme du métier d’au-delà des montagnes. Et on peut facilement leur donner quelques exemples des pédanteries qu’ils auraient à entendre de la part de celui-ci. Le substantif punto, dirait-il, exempli gratia, ayant acquis une fonction quasi adverbiale (non ne ho punto = non ne ho nulla ; temo poco o punto), est passé ensuite de celle-ci, dans son usage toscan ou florentin, à servir d’adjectif (poca paura, punta paura). C’est une affaire idéologique qui n’a rien d’étrange, c’est une évolution de l’usage dont l’histoire est claire, mais, des deux phases historiques de la valeur de punto, la première était accomplie quand le parler des toscans ou des florentins se répandit dans cette série d’écrits qui ont rendu commun à tous les italiens un même type dialectal, et la seconde, au contraire, ne l’était pas, ou ne semblait pas l’être (l’être et le paraître, dans ce cas, sont la même chose), et aujourd’hui, dans l’âge de la réflexion, aucune raison idéologique, aucune nécessité technique, aucun consensus populaire général, ne recommande au penseur, ou n’impose au lettré, la punta vista ou les punti scrupoli, et, par là, ce naturel florentin serait une affectation italienne. Vous enseignez, continuerait ce pédant, qu’on doit écrire dette plutôt que diede, mais diede, pour DEDIT, est un mot aussi authentiquement populaire, et italien, et toscan, que l’est piede pour PEDE ; la diphtongue vous assure, s’il en était besoin, qu’il s’agit d’une des fleurs les plus spontanées et délicates de votre terre ; tous ces Italiens qui, de Suse à Trieste et de Trente à Palerme, ont mis par écrit leur pensée, n’ont jamais utilisé, depuis plusieurs siècles, autre chose que diede, et cette forme, éminemment historique, et si enviablement commode, pourquoi faudrait-il la sacrifier par affectation pour les vestiges préférés d’un dialecte ? N’importe quelle aberration dialectale (c’est toujours le pédant qui parle) peut bien sûr s’insérer dans une langue littéraire, pour des causes qu’on subit sans le savoir, ou par nécessité, mais si vous, aujourd’hui, vous enseignez aux Italiens que la forme : io e te quando ci si lamenta est excellente et doit supplanter cette autre : quando io e tu ci lamentiamo, vous donnez plein droit à vos adversaires de vous répondre que, de pédant à pédant, mieux vaut la grammaire que les fautes de grammaire. Lorsque vous vous imaginez [vouloir] imposer le florentin doventa aux Italiens qui écrivent diventa, ceux-ci devraient savoir vous répondre, grâce à notre travail, que si le phénomène sporadique du o à partir du e latin, à cause de la labiale qui suit, était accompli et stable dans le florentin dovere (DEBERE) à cette époque dont on a parlé auparavant, et réapparaissait pour ce même verbe dans un nombre infini d’autres dialectes italiens, dont quelques uns le tolèrent y compris dans les mots du même parler qui ont l’accent sur la première [syllabe], dans le cas de diventare, au contraire, bien qu’il s’agisse d’une syllabe toujours atone, le phénomène n’était pas accompli et stable dans le florentin, ni n’aurait trouvé un tel consensus dans les autres dialectes, et que, par conséquent, vouloir, aujourd’hui, dans l’âge de la réflexion, qu’on abandonne de but en blanc la forme toujours utilisée par tous les italiens, et qu’on bouleverse la règle étymologique (di-ventare), évidente pour tous et entendue par tous, c’est vraiment faire trop confiance à la bonté des hommes. Mais si le pédant pouvait jamais savoir que le florentinisme, à certains moments, a des enthousiasmes menaçants, pendant lesquels il semble que l’Italie ne doive plus se lever qu’au cri sacré de Noi si doventa òmini, il dirait, au moins à lui-même, que c’est là une belle incitation à s’émasculer.

Mais quelles que soient les intempérances des autres et les nôtres, les phrases qui précèdent voulaient rappeler que, dans le cas de l’Allemagne, l’usage est véritablement créé ou établi par la littérature commune, et, dans le cas de la France, il est établi ou créé par la conversation et par les lettres de ce centre civique, [Paris], dans lequel se concentre chaque mouvement civil de la nation ; que pour cette raison, dans les deux cas, l’unité de la langue s’étend autant que le demande la vertu indéfectible de la communauté de pensée ou l’action impérative de l’intellect national, laquelle [action] s’incarne dans la langue elle-même, et ne rencontre personne qui veuille ou qui puisse se soustraire à elle ; de telle sorte que le vocabulaire s’y présente, comme le veut la nature [même] de la chose, bien plutôt comme le sédiment que comme la règle de l’activité civile et littéraire de la parole nationale. On ne peut donc tirer de la solide unité de langage dont jouissent la France ou l’Allemagne aucun argument de légitimité, ou aucun espoir de résultat facile en ce qui concerne la réduction de toute l’Italie à la langue pure de Florence. La distance qui sépare cette réalité de ce désir ne se limite pas à la [seule] différence entre chose faite et chose à faire ; et si personne n’a jamais eu l’intention de nier une vérité aussi évidente, et, mieux, [si] tous ont du la reconnaître explicitement, il n’est peut-être pas inutile qu’on en traite, ici, de manière encore plus claire.

Car, véritablement, en ce qui concerne la volonté, pour l’Italie, d’innover selon les principes qu’inculque le Novo Vocabolario (et cela doit apparaître à beaucoup comme assez élastique, étant donné qu’on nous dit, ici, que le pseudo-italien, dont nous autres, aphones, nous nous prévalons, dans l’illusion de posséder une langue, n’est rien d’autre qu’un fatras informe de mots bariolés, et qu’on nous assure que la mise en œuvre du florentinisme est désormais accomplie aux quatre cinquièmes et finira de s’accomplir sans grand dérangement), il s’agit d’obtenir l’effet que nous envions aux autres par une voie, non seulement différente, mais même opposée à celle par laquelle ceux que nous envions l’ont réalisé. Parmi lesquels [le fait que], le développement moderne de la langue et de la pensée ou de l’activité nationale ayant été en tout simultané, les esprits ne se nourrissent et ne peuvent se nourrir d’aucun langage qui ne serait pas celui de la nation et de tous les livres. Chez nous, au contraire, malgré toutes les atténuations dont s’entoure la bruyante innovation, on en arrive à dire à ceux qui pensent et qui étudient, c’est-à-dire à ceux qui ont pourtant une langue mentale cultivée avec laquelle ruminer les idées : arrêtez d’utiliser votre pensée parce qu’elle a besoin d’être changée, ou au moins d’être modifiée comme il convient. On en vient à dire aux ouvriers de l’intelligence qu’ils [doivent] suspendre, autant que possible, leur activité, et [ceci], non pas pour rééquiper leur appareil mental en le replongeant dans une nouvelle série de livres qui alimenteront encore leur pensée et leurs études (ce qui serait tolérable), mais pour imiter (certains disent singer) la conversation d’une cité, qui leur sera offerte à l’aide d’un lexique, par une nourrice, ou bien par l’instituteur qu’on enverra (depuis une terre si fertile en analphabètes) civiliser leur province. Mais la plupart, ou du moins beaucoup, parmi les actuels savants de l’Italie non-toscane, comme le faisait, au fond, nombre de leurs maîtres dans les générations précédentes, considèrent que le mal, pour sa plus grande part, réside dans bien autre chose que dans le nombre des éléments de langage mis en commun ou dans l’un de ces éléments ; ils croient, à tort ou à raison, que leurs esprits travaillent précisément, pro virili parte, à faire en sorte que se réalise, par ce moyen qui est le seul possible et qui n’est point différent de ce qui fut retenu ailleurs, ce qui manque encore et qui importe le plus pour définir et promouvoir la solidité, l’unité, et aussi la pureté de la parole nationale. Et ils s’irritent, ou bien ils sont irrités, de ce que, alors qu’ils essaient (et c’est peut-être une pieuse illusion) d’apporter quelque chose de plus au patrimoine des idées italiennes, alors qu’ils se croient occupés à susciter cette large spirale d’activité civile qui doit entraîner dans une ferme unité de pensée et de langue tous les habitants d’Italie, d’autres répandent des doctrines par lesquels, avec un excès facile et qui ne peut être évité, on va jusqu’à proclamer que nous ne serions pas une nation, et, écrivent-ils même, qu’un florentin paresseux peut rire, à l’occasion, de certaines de leur manières de parler ou de certaines de leurs constructions. Eh bien, qu’il rie pour son malheur, disent-ils, nous, nous rirons de lui sans problème. Telle est, plus ou moins, la réponse mentale qui est opposée, non pas tant au Novo Vocabolario qu’aux exagérations qui sont implicites dans son principe, pour une bonne partie, peut-être pour la majorité, de ceux qui, aujourd’hui, se sentent appelés à parler de manière utile avec la plume. C’est là qu’est la vraie raison, et qui n’est peut-être pas illégitime, des difficultés qu’il rencontre, là et non dans quelque morgue municipale ou dans quelque autre cause qu’on imagine.

Cependant, s’il est clair que l’Italie n’a pas eu une unité de langue parce que les conditions dans lesquelles [celle-ci] est apparue ailleurs lui ont manqué, et s’il est clair aussi que cette absence doit beaucoup nuire aux Italiens et est la source légitime de [leur] éternelle dispute, il faut encore se demander pourquoi exactement les conditions qui, ailleurs, ont conduit à l’unité intellectuelle dans laquelle a été puisée l’unité de langue ont manqué à l’Italie. Ou, en d’autres termes, une fois simplifiée la question, pourquoi l’Italie n’a-t-elle pas atteint cette unité de pensée à laquelle l’Allemagne, malgré les obstacles évoqués plus haut, est pourtant parvenue. La réponse toute entière est, il est vrai, déjà contenue, plus ou moins distinctement, dans ce qui précède, mais l’engagement intellectuel veut, inexorablement, qu’on aille au fond [des choses] et, toujours, avec des propos explicites. Ce sort différent de l’Italie et de l’Allemagne peut ainsi apparaître comme le produit complexe d’un nombre infini de facteurs ; on peut en donner des raisons de race, d’époque et de tout autre espèce, mais il reste toujours que la différence dépend de ce double obstacle [que présente] la civilisation italienne : la faible densité de la culture et la préoccupation excessive de la forme. Aucun pays, et en aucun temps, ne dépasse ou ne rejoint la gloire civile de l’Italie, si nous pensons à la part qui revient à chaque peuple dans la phalange sacrée des grands hommes. Mais la proportion entre le nombre de ceux-ci et la multitude de [ceux], moins importants, qui les assistent par leur action assidue et [largement] répandue, est démesurément différente entre l’Italie et d’autres pays civilisés, et en particulier entre l’Italie et l’Allemagne, et ceci toujours au détriment de l’Italie. Ici, il y a eu, et il y a, pour toutes les disciplines, de véritables maîtres, mais le cortège des véritables disciples a toujours manqué. Et l’absence d’école devait naturellement affaiblir aussi, pour une bonne part, l’importance absolue des maîtres, ceux-ci ne formant pas, par là, une série continue ou systématique, mais seulement des points lumineux, qui brillent isolés et souvent hors du rang. Et, de l’abondance des noms [si] justement vantés, pouvaient dériver, et dérivent souvent, des illusions étranges ou nocives. [Puisqu’il] y avait des chefs, il semblait absolument essentiel qu’ils aient aussi leurs légions parmi leur propres sujets ; d’où il est résulté, très fréquemment, que les chefs italiens (et non « sur le terrain », comme dirait la métaphore, mais bien sur le terrain, comme, sans métaphore, cela s’est passé) ont entretenu et mené, non pas des légions de compatriotes, mais des légions étrangères. Il semble que l’Italie dédaigne la médiocrité et dise à l’Histoire : ce qui me convient, c’est l’oeuvre de génie ou la paresse. Mais la paresse de cette terre privilégiée ne pourrait jamais être la paresse stérile des landes barbares ; c’est la paresse de l’âme éducatrice des arts, doucement absorbée dans la contemplation du beau ; ce n’est pas le rêve de gens humiliés : c’est un art ascétique. Désormais, nous avons, dans la faiblesse du mouvement d’ensemble des esprits, qui est à la fois effet et cause de la concentration du savoir chez quelques uns, et dans les exigences chichiteuses du délicat, instable et inquiet sentiment de la forme, [et] pour nous limiter à notre propos, la raison adéquate et complète de pourquoi l’Italie n’a pas encore une prose, ou une syntaxe, ou une langue, ferme et sûre. Et, dès lors, à quoi se réduit, par la conséquence nécessaire de prédispositions malheureuses, la très noble intention de remédier à ce douloureux effet ? Elle se réduit à en confirmer les causes. C’est là une réponse audacieuse, qui, si, d’aventure, elle est causée par une suffisante conviction de saisir le vrai, sort avec peine de la plume, pour les nombreuses raisons que chacun imagine facilement. Mais les désirs excellents de ce Grand [Manzoni], qui a réussi, grâce à l’infini puissance d’une main qui ne semble pas avoir de nerfs, à extirper des lettres italiennes, ou du cerveau de l’Italie, le très ancien cancer de la rhétorique, n’ont pas manqué, pourtant, pour tout ce qui concerne les règles renouvelées de la langue, de dégénérer rapidement, parmi les imitateurs, en un nouvel excès de l’Art. Les raison pratiques qui, renchérissant sur la leçon du maître, ou l’amplifiant, ont été alléguées par les disciples, ne semblent pas devoir être elles-mêmes autre chose qu’une excuse de l’Art, cherchant à imposer sa volonté. C’est ainsi qu’on nous parle des grands dommages que [cause le fait que] nos enfants soient maintenus dans un quasi bilinguisme, c’est-à-dire qu’on leur laisse le dialecte maternel et qu’on les contraint à étudier, de la même manière qu’on le fait pour une langue étrangère, la langue que l’on dit nôtre, avec un tel gâchis, ajoute-t-on, de leurs intelligences, alors qu’il y a un tel besoin de s’enrichir de la moindre miette des facultés mentales de la nation, comme si la science et l’expérience ne démontraient pas de cent façons que cette condition des enfants bilingues est, en réalité, une condition privilégiée dans l’ordre de l’intelligence, et comme s’il était tout à fait clair, pour nous, que l’accroissement de la culture se fait en raison directe de la proximité ou du plus grand voisinage entre langue parlée et langue écrite, là où ce qui est vrai est précisément l’opposé. Il semble, quelquefois, à entendre ces fanatiques du maître que, de cette façon qui est la nôtre, nous ne puissions absolument pas aller plus loin, puisque nous n’arrivons pas, dans les écoles, à faire faire la distinction entre persiana et finestra, et que nous courons le risque, chaque jour, de faire prendre à notre monture une avoine pour une autre. Mais notre nomenclature, domestique ou technique, se reproduit depuis plusieurs générations, on pourrait presque dire depuis des siècles, en un nombre infini de vocabulaires plus ou moins fournis, où, à côté du mot italien, [se trouve] le mot français, espagnol ou allemand ; quelques-uns de ces vocabulaires sont extrêmement étendus et l’italien y reflète avec une sobre netteté, mot pour mot (et même locution pour locution), l’ensemble des objets divers d’autres très riches idiomes. De même qu’on n’a jamais entendu dire par ceux qui en font ou en ont fait l’expérience quotidienne ou qui s’y sont confrontés quotidiennement, que le manque de sûreté soit un trait distinctif du parler italien. Qu’ils répètent encore un peu leurs doléances, ces zélateurs intempestifs, et ils verront surgir, à nos frontières, des ateliers très actifs d’extraits de lexique, à l’usage des Italiens qui ont perdu leur langue, avec des comparaisons en diverses langues et avec les images respectives. C’est [là] véritablement un zèle illusoire et nocif. Et nous assistons, en réalité, à un mouvement qui, parti de la très haute sphère dans laquelle l’Art et la Philosophie sont unis et indivisibles, devait immédiatement se communiquer à ces espaces dans lesquels l’Art n’est rien d’autre qu’une extase ou un instinct et a besoin d’une idole. Or, il y a une région, ou une ville, la Toscane ou Florence, où vit, resplendissante de ses grâces natives, une langue qui se distingue mal de la langue des bons auteurs, et a des mouvements bien plus beaux, bien plus purs, bien plus sûrs que celle-ci. Devant le tribunal de l’implacable vérité, la pureté florentine, et la distance brève et indéfinie entre le langage florentin et celui des écritures italiennes, pourront résonner comme des accusations gravissimes d’insuffisance d’action civile, et pour Florence et pour l’Italie. Mais si le réservoir toscan est limpide et pur parce que la culture a stagné, il n’en est pas moins vrai que le barbare tombe amoureux de sa merveilleuse limpidité et que celle-ci doit charmer l’artiste, auquel le concept d’une civilisation qui devait ou qui doit troubler la lymphe enchantée ne peut pas ne pas sembler un véritable blasphème. Et il doit, au contraire, lui sembler évident et légitime que l’Italie tout entière, étant si peu éloignée de Florence, puisqu’elle écrit et parle, de toutes façons, dans toutes les occasions un peu solennelles, un langage qui est sorti de Florence, doive finalement franchir cette courte distance qui la sépare encore de Florence, et quasiment se dépasser de telle sorte que de chaque coin du beau pays puisse très bientôt résonner la même langue ensorceleuse qui est aujourd’hui enfermée dans un si petit cercle. Comment soustraire [l’artiste Manzoni] à cet idéal lumineux ? Que vaut le savoir, qui ose parler de perfectionner la langue ou de l’approfondir, quand le bien capital réside dans le fait de poser doucement sa tête dans le giron de la nature inexplorée et mystérieuse ? Il s’agit de respirer un air sain comme Dieu l’a fait ; le chimique ou le physique n’y doivent point pénétrer ; les arbitres exclusifs en sont les narines et les poumons des hommes que la science n’a pas infectés. Aucune objection spontanée ne peut surgir dans l’âme de l’artiste ; aucune objection venant d’autrui ne peut sans doute lui être intelligible.

En Toscane ou à Florence, considèrent les autres ouvriers de la civilisation qui ne sont pas des hommes de l’Art, précisément parce que le coeur de l’Italie y bat, ressort bien plus qu’ailleurs le caractère distinctif de la culture italienne, qui est de concentrer la lumière sur les grands, au milieu de l’ombre ou de la pénombre générale. De sorte que nous devons souffrir que l’étranger remarque combien la patrie de Dante, de Machiavel et de Gino Capponi, résiste avec ténacité aux tentatives qui visent à y accroître la diffusion du savoir. Et comment les Atto Vannucci fleurissent dans une ambiance qui apparaît aussi contraire à la végétation de l’alphabet. Mais cela n’empêche point l’artiste [Manzoni] de demander fébrilement, et sans jamais montrer la moindre hésitation, qu’on fasse sortir en toute hâte de Toscane ou de Florence des légions entières d’instituteurs, envoyés partout éduquer toute l’Italie. Il veut pour les Alpes un apôtre quelconque de la prononciation et de la phrase florentine, là où l’Europe dit que l’Italie politique et pensante doit plutôt faire descendre les habitants des Alpes dans les environs de Florence, pour y diffuser la langue de l’écrit. Et l’effroi que le phénomène de cette nouvelle exaltation de l’Art éveille par elle-même chez beaucoup de penseurs italiens n’est certainement pas illégitime. Auparavant, on avait (et, pour beaucoup, cela dure encore) un idéal de la pureté classique, désormais surgit un idéal de la pureté populaire, mais c’est toujours de l’idolâtrie. Écrire correctement reste toujours, malgré la sûreté vantée des règles contraires, quelque chose qui tient du miracle, quelque chose où il faut mettre sa vie en danger, et les écrivains utiles, mais non-artistes, qui sont ou qui devraient être les plus nombreux, et donc les plus décisifs en ce qui concerne l’usage national, passent, par réaction naturelle, à l’excès inverse et, se rebellant légitimement à une religion qui excommunie, c’est-à-dire taxe de barbare ceux qui ne font pas de miracles, vont jusqu’à se vanter de n’avoir aucun culte et de barbariser. Auparavant, quand l’écrivain timoré tombait, par fatalité, sur une idée, ou mieux frôlait une de ces régions idéales, que la pensée italienne, ou la pensée des classiques n’avait pas encore connue, et devait par conséquent utiliser un mot quelconque qui n’était pas dans la Crusca et trahissait quelque nouveau phénomène de la civilisation universelle, il les accompagnait du fameux « comme on dit », qui signifiait : comme diraient ces êtres bienfaisants qui savent ce que moi je ne sais pas, ou qui ont une idée pour laquelle la parole me manque. Aujourd’hui, le nouvel idéal apparaît comme le contraire : écrire et parler de façon à ce que le Florentin ne puisse jamais trouver dans notre discours rien qui ne soit pas conforme à sa propre langue ; éviter que le Florentin (qui, du reste, laissé à lui-même, renonce très facilement à l’énorme autorité dont on le voudrait investi) puisse jamais rire de notre imitation imparfaite. Par là, essayer, par le plus gros effort offert à la nation, de parvenir rapidement à de telles conditions que, de toute terre italienne, puisse naître spontanément une nouvelle ou une comédie en pure langue florentine. L’Art, qui croit avoir toute prête une forme exquise, ne peut certainement pas attendre que la culture la plus avancée refasse la nation et que surgisse un théâtre, [qui ne serait] ni vénitien, ni piémontais ni florentin, mais d’une langue parlée qui soit réellement italienne. Il veut la comédie avant la nation ; il comprend le langage, non comme une peau qui serait le produit de tout l’organisme de la vie nationale, mais comme une nouvelle manche à enfiler (manière vénitienne [de dire], au fait, et je n’aurais aucun droit à m’en excuser). Certes, l’idéal du classicisme ne se mariait pas bien au concept de la vraie unité nationale, mais le nouvel idéal du populaire ne lui répugne pas moins, mieux, il lui répugne bien plus, à cause du principe idolâtre auquel il s’est conformé. Et s’il est vrai, comme on nous le montre sans arrêt, que dans les régions de l’Art se noue un lien, encore plus serré qu’ailleurs, entre la pensée et la forme, l’art lui-même n’aura peut-être pas grand peine à se réjouir de cette soif infinie de fleurettes, paisiblement cueillies sur le pré natif qui, désormais, voudrait dire le seul pré florentin. Jamais l’Art ne se serait ainsi placé en antithèse extrême de cette civilisation virile à laquelle l’Italie aussi aspire virilement ; pas plus qu’il ne se serait jamais confondu fatalement, sous l’apparence de maintenir pur le caractère national - ce quelque chose de poétique et de pur que la longue immobilité des siècles peut nous conférer - avec le sceau véritable et toujours nouveau que les peuples robustes impriment dans la substance et dans la forme à cette part qui leur revient dans le travail commun des gens civilisés. Mais, de toutes manières, pour les raisons adoptées ou indiquées ici, nous ne pouvons pas avoir l’idée que le « florentinisme » serve en aucune façon à l’intention de renouveler ou élargir l’activité mentale de la nation ; bien plus, nous devons avoir l’idée qu’il y fait obstacle. Nous ne pourrons pas croire aussi légèrement qu’il serve à affaiblir la préoccupation excessive pour la forme, mais bien plus, [nous croirons] qu’il l’accroît. Et cela nous semblerait finalement un miracle qu’il ne réussissent pas à nous libérer des maux qu’il veut directement soigner à la manière de ce que les impôts excessifs ont l’habitude de faire pour la contrebande.

Mais on devait, et on doit, d’autant plus ressentir le mouvement, ou le progrès, de chacune des branches d’étude des conditions et des tendances rapidement rappelées ici, que le sujet pardonne moins une obstination longue et régulière au travail de beaucoup, et en même temps s’éloigne moins des sphères dans lesquelles l’Art déploie son œuvre. Donc les disciplines historiques, et particulièrement les [disciplines] philologiques, s’en ressentent bien plus que les [disciplines] mathématiques ou physiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu en tout temps, et donc également dans le présent et partout en Italie, des hommes si éminents en philologie et en histoire que toute l’Europe nous les envie. Mais cela veut dire, selon ce qui a été indiqué de manière répétée plus haut, que dans ce groupe d’études, le nombre des bons disciples a du se faire plus rare que jamais, et [que], par ricochet, la série des maîtres s’est faite plus lâche que jamais. Ainsi s’explique, comme on peut encore l’entendre, et l’entendre avec louange, cette multitude d’écrivains qui, au fond, viennent nous dire que la pure italianité (pure à leur manière), résignée désormais à ne plus entrer dans le cercle des sciences exactes, lequel est celui des cosmopolites, doit, elle, contrôler, avec une énergie nouvelle, tout le reste. Lequel reste, au bout du compte, semble se déterminer pour eux de telle manière qu’entre le compas et la cithare, entre le microscope et l’Art, il n’y a quasiment rien de solide et de positif, ou juste des ruines plus ou moins fragmentaires, des matériaux qui sont réfractaires à toute étude sûre et féconde, autour desquels transpirent, et même excessivement, des érudits plus ou moins myopes, gratifiés d’aucune autre espérance que de celle de rendre peut-être plus facile au simple bon sens et à l’art de réduire un jour en pilules littéraires, classiques ou populaires, la connaissance de l’antiquité et d’autres choses similaires, pour autant que cela ait de l’importance pour les [gens] éclairés. Au vrai, les voix impartiales, mâles et terriennes, et en particulier toscanes, n’ont jamais manqué, qui se sont peu à peu levées pour dire comment ces pauvres myopes, bien loin de se déplacer en dehors du champ de la science, embrassent tranquillement celui-ci, l’étendent et progressent à l’aide de méthodes nouvelles et sûres, et sont désormais les auteurs de toute une chaîne de nouvelles disciplines de l’expérience, les possesseurs d’un nouveau et inattendu trésor de vigoureuses théories, les démonstrateurs assidus de la continuité absolue du savoir tout entier et même les démolisseurs de toute barrière qui sépare l’art de la science. Certes, ceux qui proclament parmi nous, avec une autorité vraiment nationale qu’autant ces sujets, autour desquels leurs disciplines s’exercent en pratique, sont moins traduisibles en nombres et en mesures, autant, par là, dans l’ordre mental, l’organe méthodique par lequel leurs expériences procèdent est plus délicat, autant [ces expériences] contribuent à diffuser l’habitude de la démonstration positive et scientifique également au-delà du règne des chiffres et des lignes, autant il est encore plus facile et habituel que le profane s’illusionne, s’avance trop et extravague dans l’ordre des choses sur lesquelles [ces expériences] s’exercent, et autant, en laissant de côté l’utilité intrinsèque du savoir, elles contribuent avec force à retremper la pensée nationale et à lui procurer une détermination et une importance particulières dans le mouvement universel des études et de la civilisation. Mais les défenses magnifiques, mises en valeur par de magnifiques exemples, ne pouvaient pas, de beaucoup, suffire, non pas à vaincre, mais même à réduire ces tendances contraires qu’on a eu, ici, la témérité de pointer du doigt ; et l’Italie, dans la très noble compétition pour la palme du savoir historique, a perdu parmi les nations la place glorieuse qui lui revenait.

Cependant, s’il peut toujours sembler utile ou juste de parler avec l’esprit ouvert de tels conflits, il serait absolument contraire à la vérité de méconnaître que l’assiduité de ceux qui chérissent les sévères disciplines historiques, croît visiblement, comme diminue la force de l’opposition qu’elle rencontre. La mobilité même de certains partisans plus ou moins infidèles nous a été utile. Car les contradictions dans lesquelles ceux-ci sont tombés, à propos des besoins et des progrès des études historiques en Italie, devaient les faire apparaître comme des somnambules qui, au lendemain de Solferino ou de Sadova, se mettent à crier que l’artillerie de Francesco Sforza est une chose désuète, mais qui, deux jours plus tard, affirment que l’énergie italienne ne peut pas et ne doit pas se déployer ailleurs que dans le milieu où campent le Cid et Babieca. En outre, plus d’un argument accessoire, mais très utilisé, de nos opposants s’est émoussé entre leur mains. Quand ils admettaient même que la science boréale avait du bon et que quelques éclaboussures de cette barbarie pouvaient s’avérer opportuns pour nous (en quoi ils paraissaient copier un géographe chinois moderne et sagace, le gouverneur Lin, qui, en recourant assez largement à la science européenne, dit à ses conationaux, comme pour se faire pardonner son péché, qu’il faut aussi prendre quelque chose de ce savoir « qui, sous l’angle militaire, a peut-être rendu les barbares supérieurs »), ils se montraient, cependant, toujours effarés par le respect fatal qui pouvait valoir aujourd’hui pour tout ce qui avait l’air allemand. Désormais, tous les Italiens qui sont venus travailler sur le terrain des études dont nous parlons ont toujours montré cette indépendance et cette originalité qu’un esprit sain permet. Le respect fatal se réduit en réalité à cela qu’on envie aux Allemands, non pas un talent privilégié, non pas une doctrine qui donne partout satisfaction, mais cet ensemble heureux de conditions, grâce auquel aucune force ne reste sans emploi et n’est gaspillée, parce que tout le monde travaille et que chacun profite du travail de tous, et que personne ne perd de temps à mal refaire ce qui a déjà été fait et bien fait. On envie la densité merveilleuse du savoir, par laquelle une foule nombreuse d’ouvriers très habiles est garantie à chaque fonction intellectuelle et civile ; de sorte que, puisque seul un mérite éminent peut prétendre être signalé, l’intérêt finisse par se confondre, dans une même poussée, avec le zèle du vrai et du bon, et que chaque travailleur valant mieux que ce qu’exige la fonction qui peut lui être assignée, contribue de manière admirable à cette exubérance de pensée et de cohésion, dans laquelle on trouve la raison suffisante de chaque prodige qui, en paix ou en guerre, est réalisé par eux. On envie, ainsi, les prédispositions générales, qui rendent l’action des grands hommes infiniment efficace et conduisent à cette puissance légitime, qui ne s’est pas encore entièrement montrée et à laquelle il est douloureux de voir comment des hommes éminents ne cessent, parmi nous, d’opposer, soit un épigramme, soit un syllogisme. Si ces conditions sont plus spécialement enviées par les fidèles des sciences historiques, il s’agit cependant d’une envie qui ne se sépare jamais de l’espérance et de la foi de pouvoir atteindre, imiter, et même en partie dépasser, un jour ou l’autre, ceux qui en sont l’objet ; là où les adversaires, proclamant, comme raison ultime, que notre jeunesse ne peut pas s’engager dans le travail comme peut le faire la jeunesse étrangère, proclament implicitement l’infériorité indéfectible de notre patrie, et [que] son indépendance civile [est] vaine et [reste] un embryon précaire. Mais la jeunesse italienne dément valeureusement l’outrage présumé et puise désormais aux sources nouvelles et rénovées du savoir historique, avec une assiduité obstinée et géniale qui dépasse les attentes les plus ardentes.

Aux nombreux fruits ou essais, par lesquels l’heureux renversement [en cours] se manifeste déjà à la lumière publique, s’ajoute aujourd’hui l’Archivio glottologico italiano, œuvre collective et périodique, dont la visée principale sera de promouvoir l’exploration scientifique des dialectes italiens qui survivent encore, soit en recueillant des matériaux authentiques et nouveaux, soit en aidant à les illustrer[7]. Bien des études, et très éminentes, ont été déjà consacrées à ces dialectes, et j’espère que l’Archivio, fidèle en cela au premier essai qui aujourd’hui y est donné, n’ait jamais à oublier ou à négliger aucun de ces valeureux [savants], dont l’œuvre a précédé la nôtre. Mais, d’un côté, il faut considérer la quantité de matériaux jusque là recueillis, que ce soit pour les phases dialectales qui durent encore ou pour celles qui les ont devancées, comme très réduite et pauvre, si on prend en compte la quantité infinie qui reste négligée ; et, de l’autre, la méthode scientifique a encore bien besoin que le nombre de ses prosélytes soit augmenté, tout comme elle a elle-même encore besoin de se perfectionner et de progresser. L’âge de l’enquête fantaisiste est, il est vrai, désormais dépassé en Italie aussi, malgré les traces inévitables qui le rappellent encore, mais, dans la période de l’enquête méthodique, plus ou moins sûre, qui lui a succédé, on a bien vu, et souvent, que manquaient à la doctrine des chercheurs précisément les ingrédients les plus nécessaires. Et ce qu’on pourrait appeler l’ambition historique est encore la cause d’aberrations nouvelles, elle qui a changé d’apparences pour en prendre de plus conformes à la raison – mais pourtant fausses - elle qui se manifeste maintenant particulièrement de cette double manière : éviter le latin, quand on cherche la raison intime des mots ou des formes romanes, et rapporter celles-ci directement aux sources lointaines de l’Asie aryenne, ou bien à une ou plusieurs langues de l’Italie ancienne qui sont, ou qu’on imagine être, non conformes à la langue que nous propose la littérature de Rome, ou au moins en divergent.

Quant à la première manière, celle qui verse dans la manie indo-européenne, il est probable que le rédacteur de ces lignes, pour qui le sanskrit est le véritable pain quotidien, puisse apparaître comme un contradicteur suffisamment impartial. Il n’entend certainement pas nier, a priori, que nos dialectes puissent donner des mots pour la déclaration desquels il soit nécessaire, ou raisonnable, de recourir immédiatement à l’ancien exemplaire asiatique du système arien. Ce sont des mots dont l’archétype proprement italique, ou grec, ou encore celte, et ainsi de suite, dont ils devraient être rapprochés, est perdu. Mais il faudrait, en premier lieu, avec un art qui, sans doute, un jour, cessera de faire partie des choses impossibles, mais qui, impossible, l’est encore, avoir bien établi de quelle filière ethnologique précise les mots en question relèvent véritablement. Puisque, comme chacun peut désormais le savoir, les divers reflets de la parole primitive unique qui se réverbèrent dans les langues diverses de la famille indo-européenne, ne sont pas du tout conformes entre eux, pas plus que dans les différentes phases d’une même langue, tout critère sûr concernant la façon de confronter ou de rapporter ces mots à d’anciennes formes ariennes de l’Asie manque. Ensuite, le vocabulaire sanskrit est la dangereuse dépouille d’une littérature trois fois millénaire, et il faut un travail, [qui n’est] point facile, d’épuration et de reconstruction pour en obtenir des formes de nature à nous permettre des confrontations raisonnables avec des [formes] européennes, des formes, il faut le dire, qui représentent avec une évidence scientifique la période ou les périodes de l’unité des ariens. La vérité, en pratique, est finalement que l’enquêteur strict a, pour l’instant, et aura pendant longtemps, bien mieux à faire et à découvrir, pour qu’il lui reste [encore] du temps et l’envie de s’aventurer, quelle que soit sa préparation, dans le métier ingrat des solutions hypothétiques, lesquelles contiennent en elles-mêmes, à leur tour, des problèmes imaginaires.

Quant à l’autre manière, celle qui aboutit au paradoxe de vouloir que la base italique du mot roman soit complètement détachée du latin des lexiques et des grammaires habituels, il suffira d’examiner [ce que disent] les moins risqués de ses partisans, lesquels, alors qu’ils exagèrent, ou ne comprennent pas, les vérités importantes qu’on découvre à propos des différences simultanées, ou successives, que l’évolution historique du mot latin a portées en elle-même, ne semblent pas se rendre compte de ce fait cardinal, dont la vertu constitue précisément, parmi d’autres, une grande part des découvertes évoquées [plus haut], qui consiste dans les rapports directs et très solides que la science a désormais établis et renforce toujours davantage pour toutes les dimensions du glossaire, entre le latin des lexiques et des grammaires habituels et chacune de ces différentes langues que nous appelons romanes ou néo-latines. Que celui qui est affecté de ce préjugé de la distance fondamentale [existant] entre la base des langues romanes et le latin des lettres romaines, pense, pour ne parler que de cela, à rendre compte, en obéissant à ses présupposés, de la fidélité, que nous avons déjà rappelée à diverses fins dans ces feuilles (pp. 5 et suiv.), [dans la manière] par laquelle un nombre infini de parlers néo-latins donne une forme différente de la vocale classique, selon que cette vocale est longue ou brève ; et si la réflexion autour de ce simple fait ne suffit pas à le convaincre, qu’il s’adonne à d’autres études. Une tendance, tout sauf irrationnelle, mais plutôt inopportune, se remarque également parmi ceux qui étudient nos dialectes avec la meilleure méthode, et en particulier parmi les jeunes gens ; laquelle [tendance] consiste à limiter à l’excès l’enquête, ou à la concentrer sur de petites difficultés singulières, qui, aujourd’hui semblent insurmontables, et pourront être résolues, comme d’elles-mêmes, du fait de conquêtes bien plus larges et importantes. C’est à une telle tendance que doit être en partie renvoyée l’absence encore des premiers contours d’une vraie topographie dialectale de la péninsule et des régions environnantes, et, par là, le fait qu’on n’a pas encore pu reconnaître suffisamment, même parmi les glottologues et les ethnographes de profession, la valeur et l’attrait de la large toile historique par laquelle se transforme et se transmet la langue de Rome. Découvrir, identifier et définir, à traits larges mais sûrs, les idiomes et donc les peuples qui se sont soumis à cette parole puissante, mais toujours en réagissant sur elle avec la plus grande ou la plus petite des forces, du fait que chacun d’eux la reflétait de manière différente, et revivait, d’une certaine façon, sous des vêtements romains ; refaire l’histoire de de ces nouvelles personnes latines, en explorer la genèse, les croisements et la diffusion ; remonter ainsi, d’une part, au fondements d’avant Rome et descendre, de l’autre, jusqu’à recomposer et corriger la chronique de cet âge que nous pouvons encore dire moderne ; recueillir, dans ce travail vaste et soigneux, des trésors infinis pour l’histoire générale du langage, voilà ce que la dialectologie romane en générale et l’italienne en particulier, peut désormais, et doit vouloir. Mais, si ceux qui donnent à ces études la meilleure part de leurs forces s’inspirent de tels concepts, tout le monde voit combien est interminable la série des travaux plus circonscrits qui doivent constamment accompagner et suivre l’oeuvre de ceux qui s’efforcent à des reconstructions de cette nature. Aussi l’Archivio ne réserve-t-il pas un accueil moins heureux à ceux-ci qu’à ceux-là et se réjouira de toute contribution, aussi modeste soit-elle, si elle consiste en éléments neufs et garantis. Pas plus que les monuments littéraires, s’ils ont quelque importance pour l’histoire de la langue italienne, ne pourront leur être moins reconnaissants pour cette multitude nue de mots, de formes, de locutions, de motifs. Ce que l’Archivio doit exclure complètement, c’est seulement cette espèce de travaux dans lesquels on donne libre cours à sa fantaisie avec des systèmes ou des méthodes nouveaux, non pas parce que les choses désormais démontrées n’ont pas pu convertir ceux qui les effectuent, mais seulement parce que ces derniers ont voulu se soustraire à l’efficacité de ces choses[8]. En outre, recommander aux collaborateurs de l’Archivio cette sobriété dans les comparaisons de toute sorte sans laquelle une série de travaux ainsi faite se ramènerait pour une bonne part à une réitération continuelle, cela semble tout à fait superflu puisqu’il est trop naturel et évident qu’on ne doit prendre en compte que ce qui résulte d’une occasion vraiment spécifique. Pas plus qu’il n’est besoin de rappeler par de grands discours ce que sont, en général, les aspirations légitimes de toutes les recherches italiennes. Avoir, d’une part, cette lucidité, cette science dans l’économie et la structure du travail scientifique pour lesquelles les maîtres français sont si grands, mais soumettre, d’autre part, ces vertus, comme il convient, à tous ces procédés sans lesquels il est trop difficile, et souvent impossible, d’atteindre la densité et la puissance du travail allemand. Mais si l’Archivio veut se consacrer principalement à mettre au jour l’histoire des dialectes italiens encore survivants, elle ne se privera pas d’accueillir également des études spéciales sur les différentes langues de l’Italie antique et même sur les langues étrangères qui peuvent servir à leur illustration immédiate. Elle ne négligera pas non plus ces idiomes étrangers qui sont encore parlés par des populations italiennes, et elle posera des limites encore plus indéterminées aux notices bibliographiques qu’elle se propose de rédiger. Cependant, il ne devra jamais dériver de l’extension du champ aucun mélange bizarre dans la disposition des fruits qu’elle réussit à recueillir, ni aucun obstacle à leur diffusion la meilleure et la plus large. Ainsi, à titre d’exemple, on réalisera prochainement un volume, consacré entièrement à des études celtiques, (dans lesquelles seront contenues toutes les gloses ibériques du Code Ambrosien) ; et l’éditeur diligent a déjà pour sa part annoncé que chaque volume, et même chaque fascicule de l’Archivio, sera mis en vente séparément.

Qu’il me soit accordé, maintenant, de remercier, du plus profond de l’âme, les valeureux amis qui m’ont accompagné dans cette entreprise. Si je n’en nomme pas d’autres, ici, pour ne pas déranger leur belle modestie, et d’autres [encore] pour ne pas blesser celle que je devrais avoir, aucune considération ne peut me retenir de rendre particulièrement grâce à Giovanni Flechia. C’est lui qui aurait du parler en ce lieu puisqu’il est, sans rien dire de ses autres éminentes qualités, le précurseur véritable et applaudi de nous tous qui étudions les dialectes de l’Italie. Milan, 10 septembre 1872

G.I.A.

  1. Et comme chacun, même sans être versé dans cette sorte d’études, l’imagine facilement, la distinction claire et constante entre l’effet de la vocale latine brève et de la longue, n’est pas un privilège de ce groupe de dialectes de l’Italie centrale à qui revient la langue que les Italiens écrivent ou voudraient écrire, mais se reproduit, de manières diverses, également das un nombre infini d’autres langues vernaculaires italiennes. Ainsi, par exemple, l’o bref latin est l’oe de Milan : noef, moef, moer, coer, roeda, etc. ; là où l’o long latin est l’o de Milan : voc, famos, color, patron, sigra, etc. Et, de la même façon, à l’autre extrémité de l’Italie, l’o bref latin est toujours o à Palerme nóvu, lócu, fócu, jócu, scóla, cóciri, etc. là où l’o long latin est toujours u à Palerme : súli, amúri, sinúra, cúda, scúpa, etc. La diphtongue peut ne pas se développer, ou encore être tue à nouveau dans quelques exemplaires toscans ou italiens, comme par exemple dans rósa ; mais il s’agit alors d’un o ouvert (rosa) ; et on dit donc, dans le langage barbare de la science, que l’uó et l’o ouvert italien sont les deux remplaçants normaux du même élément latin. Maintenant, comme l’o du florentin actuel dans novo, dans more (muore), etc., est naturellement ouvert, et même plus ouvert et plus long, selon ce que les experts sont enclins à croire (D’Ancona, D’Ovidio), que ne l’est celui de rose, le Novo Vocabolario pourrait peut-être dire que l’o florentin restant de toutes façons différent selon sa racine latine, les droits de l’histoire ne sont pas lésés par la prononciation qu’il inculque. A quoi il serait facile de répondre que les deux différentes prononciations florentines, selon la quantité latine différente (novo, amore) sont si éloignées entre elles que le fait de ne pas avoir donné deux caractères différents pour les représenter est un simple caprice de l’histoire ; et que l’amour de la précision et les suggestions du savoir, et précisément le désir de diffuser la prononciation toscane ou florentine, porteraient aujourd’hui à toujours distinguer, jusque dans l’écriture : rosa (rósa) de rosa (rosa, corrosa), bien plutôt qu’à [adopter] une orthographe qui confonde la sola (sola) et la suóla (solum), scola per bene et scuóla per bene ; et ainsi de suite. Le moindre mal serait de nous imposer d’écrire uomo et de lire ómo. Est-ce que les Français accepteraient une réforme qui commence par confondre dans l’écriture paire et père ? Mais il faut dire encore, et certes sans la moindre volonté de médire ou de manquer de révérence à ceux qui en mérite tant et pour tant de raisons, qu’entre la théorie et la pratique du Novo Vocabolario, il y a une très remarquable différence ou que manquent encore des normes très compliquées que tous ne parviennent pas à imaginer. Puisque, si, comme il nous en informe, beaucoup font encore entendre, dans plusieurs cas, l’u de buono (s.’buono’), lui-même écrit novi et nove (LXIII), et ici bon core, et là buon cuore (156) ; et ainsi de suite. Ou il y a là de la métaphysique, ou ce n’est pas un usage florentin, ou l’usage italien (qui n’existe pas) écrase triomphalement même le plus avisé des Florentins qui se rebelle contre lui.
  2. On ne peut pas, ici, et il ne le faut pas, entrer dans la composition historique de la langue française, et l’auteur de ces pages n’a non plus aucune présomption à vaincre, et cela lui paraîtrait énorme s’il réussissait à rendre légitimes ses doutes. Mais on ne trouvera pas, comme il l’espère, hors de propos, les paroles suivantes de l’insigne écrivain, auquel l’Europe tout entière reconnaît la plus grande autorité en matière de langue française. Celles-ci résonnent, précisément, à l’opposé de ce que le Novo Vocabolario voudrait entendre. « Les dialectes d’une contrée, la France du Nord, par exemple, se resemblant plus entre eux qu’ils ne ressemblent au provençal, à l’italien ou à l’espagnol, nous donnons à cette ressemblance le nom de langue française, ou, pour mieux dire, cette ressemblance fut de tout temps assez frappante pour que l’abstraction que nous faisons ait été faite et que le nom de langue française se soit de très bonne heure imposé à tout ce qui s’écrivait soit en normand, soit en picard, soit en langage du centre. Historiquement aussi la succession est allée des dialectes à une langue commune : la centralisation progressive du gouvernement et la création d’une capitale donnèrent l’ascendant à un des dialectes, non sans de fortes et nombreuses influences de tous les autres sur celui qui triompha », Littré, Histoire de la langue française, I, XLIV-V. - « L’unité royale grandissant, la diversité provinciale diminua, et peu à peu le parler de l’Île de France, de Paris et d’un rayon plus ou moins étendu, prévalut. Mais ce dialecte de la langue d’oïl, en devenant langue générale, et en s’exposant ainsi à toutes sortes de contacts, fit à tous ses voisins des emprunts multipliés, ou plutôt en reçut des empreintes qui ne sont pas d’accord avec son analogie propre, et c’est ce qui les rend reconnaissables encore aujourd’hui. On observe, dans le français moderne, des formes qui dérivent du picard, du normand, du bourguignon. Pour nous, l’habitude masque ces disparates ; mais, dès qu’on se familiarise avec les patois ou les dialectes, et que l’on considère l’origine et l’histoire, on découvre les amalgames qui se sont faits. Ce furent, en effet, des amalgames dus aux circonstances qui déterminaient l’influence et la pression des provinces sur le centre ; ce ne furent pas des néologismes qu’amenait le besoin de nouveaux mots pour de nouvelles idées. Il n’y eut pas choix bien ou mal entendu, attraction plus ou moins heureuse ; il y eut fusion et, partant, confusion. Nous disons poids et peser, au lieu de pois et poiser comme les gens de l’Île de France, ou peis et peser, comme les gens de Normandie. On ne peut donc pas qualifier d’enrichissement ce qui alors se passa dans la langue française. Puis, quand elle fut pleinement formée, quand elle eut rejeté loin d’elle les patois comme des parents humbles et éloignés dont elle rougissait, il se manifesta un dégoût superbe pour ce qui n’était pas de l’usage restreint et raffiné. “Si ces scrupuleux, dit Chiffet dans la dixième édition de sa grammaire (1697), qui sont toujours aux écoutes pour entendre si un mot est moins en usage dans la bouche des dames de cette année que l’autre, continuent à crier : ce mot commence à vieillir, et qu’on les laisse faire, dans peu de temps notre langue se trouvera détroussée comme un voyageur par des brigands“. Ce fut en effet un travers de cette époque de retrancher ce qui vieillissait et ce que le cénacle élégant et spirituel n’admettait pas. Des débris de tout cela sont conservés dans les patois. Et ce serait une affaire de goût et de tact, et, dès lors, non indigne de l’Académie française et de son Dictionnaire, de reprendre ce qui peut être repris, c’est-à-dire ce qui, se comprenant sans peine, et étant le mieux dans l’analogie de la langue actuelle, a la marque de la précision et de l’élégance » Ib., II, 101-3.
  3. Luther, come chacun sait, dit lui-même qu’il n’a aucun dialecte propre ou particulier (keine gewisse, sonderliche, eigene sprache im deutschen), mais qu’il parle la langue de la chancellerie de Saxe, à laquelle tous les princes et rois d’Allemagne se conformaient, et en faveur de laquelle l’empereur Maximilien et l’électeur Frédéric avaient réduit les langues allemandes en une langue déterminée (die deutschen sprachen in eine gewisse sprache gezogen). C’est une simple hypothèse, bien contredite, de quelques philologues allemands, que Luther utilisait principalement un dialecte familial, de la Thuringe ou de la Haute-Saxe, que plus personne, de toutes façons, ne sait discerner. Et, en ce qui concerne le langage des chancelleries, Raumer montre avec beaucoup de lucidité (Über die Entstehung der neuhochdeuteschen Schriftsprache, dans Gesammelte Sprachwissensch. Schrift., p. 198-204), comment il était principalement allemano-suédois (Haute Allemagne occidentale), et ensuite principalement austro-bavarois (Haute Allemagne orientale), selon les différentes dynasties, et en formant dans le premier cas, mais plus dans le second, une continuation directe du haut-allemand littéraire de la période du milieu (mittelhochdeutsch ; comment en outre les Diètes, s’intercalant entre les deux pôles haut-allemand, ont tempéré ce langage de cour, ont servi à l’arrêter, bref, ont préparé l’argile à laquelle Luther devait insuffler une vie immortelle. - Voir aussi : Schleicher, Die deutsche Sprache, en particulier p. 108 de la seconde édition.
  4. Rien ne pourrait représenter, de manière plus directe et plus vivante, l’incertitude dans laquelle Klopstock et Kant, nés la même année (1724), trouvaient encore l’esprit civil et littéraire des Allemands, que ce qui fait le frontispice d’un classique illustré de leur temps, dans lequel on dit : “Y sont montrés les idiotismes latins, traduits aussi bien dans une manière purement allemande que dans le style de la mode en cours (worinnen die Idiotismi latini gezeigt, und so wohl in reine teutsche Redens-arten, als in den jetzigen mode-stylum überstezt werden ; Quinto Curzio Rufo, quarta edizione, curata da Emmanuel Sincero, Augusta, 1734)“. Qui veut quelques exemple de la double version, en dehors même des vrais idiotismes, doit lire les lignes qui suivent ici : fidem accipere, “sicher geleitoder salvum conductum bekommen (p. 376)“ ; in societatem defectionis impellere aliquem, einen anreitzen, dass er mit oder neben ihm abfallen, oder in der Rebellion Compagnie machen solle (p. 753)“.
  5. C’était tellement naturel qu’au fond, ça devait arriver, puisque le nom italien de l’objet dont on parle est pour l’Europe cultivée : ditale, et non anello ; et plusieurs dictionnaires italiens, y compris des scrupuleux, renvoyaient de anello à ditale. Mais le Novo Vocabolario, naturellement s’en garde bien, et rédige son paragraphe de cette façon : “Anello. Outil de métal où on enfile le bout du doigt avec lequel on pousse l’aiguille quand on coud. Les femmes l’ont adopté également comme mesure des graines de vers à soie. Un anello di seme“. Le Vocabolario invite ainsi la ménagère ou le nouvelliste (je ne dis pas le spécialiste du ver à soie) de Lombardie, à cesser d’utiliser ou à oublier leur dida de somenza ; et l’invite est aussi illégitime que l’espoir, resté inutile, est légitime. Mais pour mesurer la qualité du progrès que le Vocabolario représente, rien ne peut être plus utile que de confronter ce paragraphe avec les observations de Raffaello Lambruschini, reproduite par Niccolò Tommaséo (Sinonimi, 256).
  6. mil. trova el pel inde l’oef ; venez. trovar o catar el pelo int-el vovo ; sicil. truvari lu pilu nira l’ovu.
  7. Les études glottologiques ont reçu et reçoivent des aides de toutes sortes de nombreux périodiques littéraires italiens, parmi lesquels doivent être spécialement rappelés : le Politecnico de Cattaneo, puis de Brioschi ; la Rivista Europea et le Crepuscolo de Tenca ; l’Archivio Storico de Vieusseux ; la Rivista Orientale et la seconde Rivista Europea de De Gubernatis. Même l’Antologia de Florence indique vouloir s’en occuper de manière efficace, et la Rivista Sicula fait, y compris dans ce domaine, d’excellents essais. On n’oublie pas non plus les mérites du Propugnatore, et de plusieurs autres collections, spécialement académiques, de la haute et de la basse Italie. Il y a quelques années, Severini préparait une publication périodique pour l’étude des dialectes italiens ; et avant lui, au congrès de Sienne, le professeur Corazzini avait proposé une entreprise similaire ; il se joignit ensuite aux professeurs Gemma et Zandonella pour fonder à Vérone la Rivista filologico-letteraria, elle aussi fertile en services rendus aux études glottologiques, et la première de cette sorte à apparaître en Italie. Elle aura désormais un émule très puissant dans la Rivista di filologia e d’istruzione classica, dirigée par les professeurs turinois Müller et Pezzi. Au moment où j’écris ces lignes, s’annonce depuis Rome une Rivista di filologia romanza, dirigée par L. Manzoni, E. Monaci et E. Stengel, semblable en substance à la Romania qui sort à Paris, sous la direction de ces valeureux romanistes que sont P. Meyer et G. Paris. Et plus d’une collection allemande du même genre reçoit désormais des contributions italiennes ; parmi lesquels je me limiterai à nommer le Jahrbuch für romanische und englische Literatur, dirigé avec tant de sagacité par Lemecke. Mais, pour autant que la chose puisse paraître étrange, je ne peux m’abstenir de signaler ici combien il est déplorable que dans ce si réjouissant réveil de l’école italienne, la faveur pour la philologie classique soit bien loin d’égaler la faveur concédée aux études glottologiques de toutes sortes. Il semble ainsi que ces dernières doivent réagir contre la première ou la transformer de fond en comble ; là où, comme chacun devrait facilement voir, il s’agit de deux groupes de disciplines importantes, complètement différentes entre elles, [et où] abondent pourtant les contacts réciproques et donc les occasions que l’une soit utile aux autres. Rien ne peut davantage déplaire aux experts sérieux et honnêtes des études glottologiques, et rien ne peut être moins utile au développement de celles-ci que l’arrogance avec laquelle certains de leurs amis se mettent à traiter la véritable philologie et tout ce qui semble vieux. Les études classiques, qui tendent à renforcer et à ennoblir notre pensée en vertu de ces modèles dans lesquels la force et la beauté de la conception et de l’expression ont atteint une altitude qui n’a jamais été atteinte ni avant ni après, peuvent bien recevoir des aides particulières du fait des progrès modernes de la science et peuvent bien être dirigés avec des intentions toujours plus rationnelles et solides, mais beaucoup exagèrent de manière singulière l’importance de ces aides, et on traduit de manière encore plus singulière la juste proposition d’accroître l’utilité civile de l’étude des anciens. Certes, il faut aussi un bon enseignement d’anatomie dans les académies des beaux arts, mais le Laocoon et l’Apollon du Belvédère demandent d’autres interprètes que le médecin légiste. Et je ne me permettrais pas de toucher à de pareilles choses s’il ne me semblait pas que ce n’est pas le simple zèle pour les études nouvelles qui fait négliger la vraie philologie. Si, par exemple, nous trouvons facilement des professeurs pour chaque matière rare et qu’au contraire nous ne réussissons plus à trouver un professeur de latin, devrons-nous croire que cela dépend uniquement de l’attraction extraordinaire qu’ont pour nous les choses rares ? Ou est-ce que ce n’est pas plutôt, d’une certaine manière, la facilité avec laquelle nous réussissons à briller, ou [avec laquelle] nous imaginons avoir de la valeur, en nous engageant sur les voies nouvelles, là où il nous faudrait des peines bien plus grandes et une bien plus grande valeur pour nous signaler dans ces disciplines que nous voulons croire plus modestes ? Il faut persuader les jeunes, et ceux qui nous dirigent, qu’il faut plus de sens, plus d’étude, pour réussir à bien écrire une demi-page de latin que pour expédier, même correctement, le nombre habituel de notices glottologiques, très utiles à tous sans aucun doute, mais telles qu’en deux semestres chacun peut se les fournir.
  8. Personne n’ignore où ceux qui étudient la glottologie romane ont à chercher ce qui a été démontré. Ce sont les œuvres impérissables de ce grand Maître à qui les présentes feuilles sont offertes en hommage et dans lesquelles on cite de la manière suivante : Diez I etc. (= Grammatik der romanischen Sprachen de Friedrich Diez, premier volume, troisième édition, etc.), Diez less. (= Etymologisches Wörterbuch der romanischen Sprachen de Friedrich Diez, trois éditions). Les disciples de Diez sont désormais bien nombreux, en France, en Allemagne et en Italie. Le professeur Ugo Angelo Canello a [écrit] dans la Rivista Europea de De Gubernatis un beau travail : Il prof. Federigo Diez e la filologia roamanza nel nostro secolo, et le professeur R. Fornaciari nous a donné une utile Grammatica storica della lingua italiana, estratta e compendiata dalla grammatica romana di Federico Diez (Loescher, 1872). Mais les insignes continuateurs de Diez qu’il nous arrivera le plus fréquemment de consulter dans le présent volume sont deux ; l’un dont nous pouvons nous féliciter qu’il est italien, Mussafia, l’autre [étant] Schuchardt. Et ils sont donc cités également à l’aide d’abbréviations, de la façon suivante : “Schuch. Vok“ (= Der vokalismus des vulgärlateins de Hugo Schuchardt, 3 vol.) ; “Mussaf. Rendic.“, qui signifie qu’il s’agit de travaux que Mussafia a inscrit dans les Compte-rendus de l’Académie de Vienne (classe philologique-historique), les deux chiffres qui accompagnent la citation renvoyant aux volumes et aux pages de ces compte-rendus.