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Gramsci linguiste

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A l’université de Turin, où il entre en 1911 après avoir réussi le concours des bourses de la fondation Carlo Alberto, Gramsci entreprend des études de philologie, c’est-à-dire de linguistique. Il suit les cours de Matteo Bartoli, lequel s’intéresse à lui au point de mettre à contribution ses compétences de locuteur natif du sarde pour ses propres travaux[1]. Il ne fait guère de doute que Gramsci, s’il n’avait pas choisi définitivement, vers 1918, la carrière de journaliste politique et de militant à plein temps, serait devenu lui-même un collègue de Bartoli. Dans une lettre à Tatiana souvent citée du 19 mars 1927, il explique ainsi qu’ « un des principaux "remords" intellectuels de [sa] vie est la profonde douleur qu’[il] a procuré au bon professeur Bartoli de l’université de Turin, qui était persuadé qu’[il] était [lui, Gramsci] l’archange destiné à vaincre définitivement les “néogrammairiens“, puisque lui-même [Bartoli], de la même génération et lié par des millions de fils académiques à cette horde d’hommes infâmes, ne voulait pas aller, dans ses énoncés, au-delà d’une certaine limite fixée par les convenances et la déférence [due] à ces vieux monuments de l’érudition. »[2].

Gramsci ne cessera pas, après avoir renoncé à l’université, de s’intéresser à la linguistique et il y reviendra plus tard, dans les Cahiers de prison, consacrant même tout un cahier, le 29e, à des « notes sur l’étude de la grammaire ». Dans son cas, la question de la langue va, en effet, bien au-delà du seul intérêt scientifique : la conception que se fait Gramsci de l’évolution des langues, de leur transformation permanente, constitue une sorte de modèle épistémologique ou de paradigme pour sa conception de l’histoire et un élément fondateur de son « historicisme ». Les études linguistiques jouent ainsi un rôle décisif dans la tonalité particulière du marxisme de Gramsci.

Longtemps, cet aspect de la biographie intellectuelle de Gramsci et de sa réflexion, a été, sinon ignoré, du moins négligé et considéré comme relativement marginal, voire anecdotique. Ce n’est qu’à partir du livre remarqué d’un linguiste, Franco Lo Piparo, paru en 1979, Lingua intellettuali egemonia in Gramsci[3], que le monde des études gramsciennes commence à s’y intéresser.

Lo Piparo mettait au jour l’ensemble des éléments constitutifs de la conception gramscienne du langage : la formation à Turin auprès de Matteo Bartoli dans le contexte des débats entre « néolinguistes » et « néogrammairiens », l’importance, dans la réflexion de Gramsci, du débat des années 1860-70 entre Manzoni et Ascoli à propos de la « langue nationale », le poids de la conception « esthétique » de la langue défendue par Croce, la querelle avec ses camarades de parti à propos de l'espéranto... Dans la préface qu’il rédigea pour le livre de Lo Piparo, Tullio De Mauro, le grand linguiste italien de la 2e moitié du 20e siècle[4], rappelait les principaux aspects de cette conception : « … mobilité permanente de la réalité linguistique ; le jeu qui se tresse en elle entre centres novateurs et forces conservatrices ; la tessiture métaphorique du langage et le lien qui en résulte entre vie sociale et culturelle et tendances du langage ; la stratification et la continuité entre les usages linguistiques, l’importance des usages en mesure de se constituer en hégémonies, importance non seulement linguistique, mais plus généralement intellectuelle, culturelle et sociale ; la tension entre grammaire vécue, immanente, et grammaire explicite, normative »[5].

Lo Piparo soulignait en particulier l’étroitesse des liens noués par Gramsci avec Matteo Bartoli, et rappelait le rôle d’assistant qu’il avait joué pour celui-ci[6]. Il reconstituait le contexte des études linguistiques du moment, mettant clairement en évidence le rôle joué, à travers Bartoli, dans la formation de Gramsci, par des linguistes tels que Michel Bréal, Antoine Meillet, Jules Gilliéron ; il rappelait les termes du débat entre les « néogrammairiens » et les « néolinguistes », les uns, représentant le courant dominant de la linguistique mondiale, n’admettant, dans l’esprit positiviste du temps, comme fondement scientifique possible de l’étude des phénomènes linguistiques, que ce qui relevait de la physiologie de l’appareil acoustico-phonatoire, les autres cherchant à dépasser cette approche en considérant la linguistique comme une science avant tout « sociale ». Pour les néolinguistes, dont Bartoli était en Italie le principal représentant, les faits linguistiques s’expliquent par des éléments de la vie sociale qui ne relèvent pas directement de la langue[7]. C’est dans ce sens, rappelait Lo Piparo, que Gramsci s’était lui-même formé.

C’est en effet la « linguistique géographique » de Bartoli, avec ses « normes », qui rend compte de cette « mobilité permanente de la réalité linguistique » dont De Mauro faisait un élément essentiel de la conception gramscienne du langage : une langue se diffuse à partir d’un point d’irradiation ; sa diffusion est liée au prestige émanant de la communauté socio-linguistique située à ce point et se fait à travers les échanges matériels entre ce point et les autres autour de lui. La portée de la langue en diffusion s’atténue en fonction de l’intensité des échanges, elle-même fonction de l’espace géographique. D’où il ressort que les points les plus isolés, où la diffusion est de moindre intensité, sont ceux où se conservent les formes anciennes de langue. Lo Piparo montrait que ce mécanisme est au fondement de la conception gramscienne de la formation d’une « langue nationale », ce qui lui permettait d’affirmer que la notion de « prestige », reprise à Meillet par Bartoli et déjà présente chez Ascoli, devenait, chez Gramsci, le moteur même de « l’hégémonie » exercée par une classe sur un groupe social.

Il établissait également que cette description de la mobilité linguistique est au principe de la thèse gramscienne de « la tessiture métaphorique du langage ». Les transformations dont le langage est perpétuellement l’objet ne consistent pas en un mouvement où le nouveau remplace l’ancien, mais où l’ancien se transforme en nouveau. « D’habitude, quand une nouvelle conception du monde succède à une précédente, le langage précédent continue à être utilisé, mais précisément il est utilisé métaphoriquement. Tout le langage est un processus continu de métaphores... »[8]. Le terme ancien devient la métaphore du nouveau concept. « Quand j’utilise le mot désastre, poursuivait Gramsci, personne ne peut me taxer de croyances astrologiques... », en d'autres termes, personne ne suppose qu'un utilisateur actuel du mot « désastre » se croit victime de l'influence néfaste des astres, mais l’usage du terme montre que « le langage est à la fois une chose vivante et un musée des fossiles de la vie et des civilisations passées. »[9].

Lo Piparo, enfin, soulignait que Gramsci avait étudié de près le vif débat sur la langue nationale qui s’était déroulé au lendemain de l’unité entre les académiciens de la Crusca, Manzoni et ses partisans, et celui que l’on présente habituellement comme le « père » de la linguistique italienne, Graziadio Isaia Ascoli.

Graziadio Isaia Ascoli (source Wikipedia)

Il rappelait que Gramsci avait rédigé, en 1918, pour une collection de classiques italiens, une introduction aux écrits de Manzoni sur la langue[10]. Il montrait que Gramsci, comme son maître Bartoli, reprenait les thèses d’Ascoli, et notamment le concept de « substrat », élaboré par celui-ci pour décrire la manière dont les langues s’influencent les unes les autres ; qu’il épousait la critique par Ascoli des positions de Manzoni, lequel préconisait l’imposition, par des moyens administratifs, du florentin comme langue nationale de l’Italie unifiée. Lo Piparo montrait notamment que Gramsci établissait un parallèle entre la querelle Ascoli-Manzoni et celle qu’il menait lui-même, au sein du mouvement socialiste, contre les tenants des langues artificielles telles que l’espéranto : de même que le florentin, contrairement à ce que préconise Manzoni, ne peut être imposé « d’en haut » comme « langue nationale » de l’Italie, à tous les Italiens, de toutes les régions de la Péninsule, en remplacement des dialectes locaux, de même une langue internationale artificielle, telle que l’espéranto, ne peut être utilisée comme langue commune aux militants socialistes du monde entier, lors des congrès internationaux ou dans le cadre des échanges entre partis nationaux. Ce n’est pas ainsi que fonctionnent les langues, avait démontré Ascoli face à la position de Manzoni ; une langue nationale se forme à travers les échanges entre les groupes sociaux constituant une nation, entre populations des différentes régions, mais aussi entre groupes sociaux dominants et dominés, entre « élite » et couches populaires. Ce n’est que dans la mesure où l'Italie nouvelle, celle de l'unité, facilite ces échanges, qu’apparaît une langue nationale italienne. De la même façon, c’est par la multiplication et l’approfondissement des échanges entre peuples qu’une langue commune, une langue internationale, pourra peu à peu se former. Le meilleur moyen d’y parvenir étant, pour Gramsci, non pas de militer pour imposer l’étude de l’espéranto, mais de militer pour une transformation des sociétés bourgeoises en sociétés socialistes. Du reste, la querelle sur l’espéranto de 1918 fournit à elle seule un excellent éclairage des enjeux de la réflexion linguistique de Gramsci et du contexte de celle-ci.

Enfin, Lo Piparo rappelait l’inspiration crocienne de la néo-linguistique de Bartoli, inspiration héritée par Gramsci. De tout cela, le chercheur tirait une thèse : le concept gramscien d’ « hégémonie » est issu directement de la réflexion de Gramsci sur les langues, et non des textes de Lénine, comme le voulait l’interprétation dominante. De là ressortait la thèse corollaire, à savoir que la réflexion de Gramsci dans les Cahiers de prison s’était faite à l’aide de « moyens de navigation en grande partie non marxistes »[11].

Lo Piparo a été attaqué, à la sortie de son livre, sur le fait qu’il présentait les conceptions linguistiques de Gramsci comme la cause profonde de sa réflexion globale et de ses concepts propres, tels que l’hégémonie, le rôle des intellectuels, le rapport consensus-coercition, etc. Pour le courant d’interprétation largement dominant à l’époque, il fallait comprendre l’inverse : les réflexions linguistiques de Gramsci étaient déterminées par son marxisme ; Gramsci, comme il l’expliquait lui-même lors du débat sur l’espéranto, avait vu dans la néo-linguistique de Bartoli une théorie susceptible de l'aider dans son projet propre qui était d’étudier les questions linguistiques avec la méthode du matérialisme historique[12].

Les réflexions de Lo Piparo, dans le contexte italien du débat sur Gramsci, faisait l'effet d'une provocation et il est de fait que Lo Piparo lui-même, non seulement ne s'est pas désengagé de ce contexte, mais s'y est au contraire inscrit très délibérément et continue à le faire aujourd'hui, au risque de nuire quelquefois au sérieux scientifique de ses contributions à la recherche gramscienne[13]. Cependant, la thèse dominante jusqu'à son livre de 1979, selon laquelle l'intérêt de Gramsci pour la linguistique restait pour l'essentiel anecdotique dans la constitution de sa pensée, présentait l'inconvénient de présupposer une séparation entre cette passion pour la question du langage et l'entrée de Gramsci en marxisme, comme s’il n’y avait, entre ces deux moments de la pensée gramscienne, qu’un lien circonstanciel, contingent. Aujourd’hui, après les nombreuses études suscitées par le livre de Lo Piparo, l’importance proprement organique de la réflexion linguistique de Gramsci pour l’ensemble de sa pensée, ne fait plus de doute, à tel point qu'il paraît possible de parler d’une sorte de paradigme néolinguistique chez Gramsci, l'étude des processus de transformation des langues servant de modèle à la conception des processus de transformation sociale. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini ont depuis montré que ce lien entre genèse des langues et histoire, et, plus spécifiquement, entre le « matérialisme historique » et les conceptions linguistiques en débat à la fin du 19e siècle, n'avait rien d'artificiel dans la tradition marxiste italienne puisque Gramsci avait pu le rencontrer, au moment de son entrée en marxisme, chez Antonio Labriola[14].

  1. Sur le rapport de Gramsci au sarde, voir : Carlucci, Alessandro, ‘“«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci”, Antologia Premio Gramsci. XII Edizione (Sassari: Edes, 2012)’ <https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci_XII_Edizione_Sassari_Edes_2012_>
  2. Lettre du 19 mars 1927
  3. Franco Lo Piparo, Lingua intellettuali egemonia in Gramsci, Laterza, 1979
  4. « la teoria della radicale storicità e socialità dei fatti linguistici che Gramsci ci ha lasciato in eredità », ibid.
  5. ibid., p. XII
  6. Plus tard, Schirru pourra émettre l’hypothèse de la participation de Gramsci, par l’intermédiaire de Bartoli, au Romanisches etymologisches Wörterbuch du linguiste suisse Meyer-Lübke. Giancarlo Schirru, « Antonio Gramsci studente di linguistica », Studi storici, 2011-II, p. 32
  7. Voir à ce sujet les implications de l'historicisme de Gramsci
  8. Cahiers de prison, 11, § 28
  9. ibid.
  10. voir aussi la lettre du 17 novembre 1930 à Tatiana
  11. Lo Piparo, Lingua, intellettuali, egemonia in Gramsci, O. C., p. 3
  12. Voir par exemple, l'article de Luigi Rosiello : "Linguistica e marxismo nel pensiero di Antonio Gramsci", in Ramat, Paolo, et al. The History of Linguistics in Italy, John Benjamins Publishing, 1986
  13. Voir : Giancarlo De Vivo, Nerio Naldi, "Gramsci, Wittgenstein, Sraffa e Il Prof. Lo Piparo. Fatti e Fantasie", ResearchGate <https://doi.org/10.3280/PASS2015-094006>
  14. Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien. Politique et société, 18, 2016 <https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.1065>