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L’historicisme de Gramsci : Différence entre versions
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En Italie, pendant la deuxième moitié du 19e siècle - et à la différence de la France - s’est constituée une tradition d’études hégéliennes, notamment à partir des travaux de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Bertrando_Spaventa Bertrando Spaventa]. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Gentile Giovanni Gentile], futur ministre de l’éducation de Mussolini, a été, en ligne directe, la figure la plus importante de cet héritage. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Benedetto_Croce Benedetto Croce] – parent éloigné de Spaventa – est également issu de cette tradition. Il est difficile de savoir ce que Gramsci a directement lu de Hegel. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a lu, étudié, médité, puis critiqué Croce et que ce dernier a été son médiateur vers Hegel, de même qu’[https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Labriola Antonio Labriola] a été son médiateur vers Marx. | En Italie, pendant la deuxième moitié du 19e siècle - et à la différence de la France - s’est constituée une tradition d’études hégéliennes, notamment à partir des travaux de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Bertrando_Spaventa Bertrando Spaventa]. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Gentile Giovanni Gentile], futur ministre de l’éducation de Mussolini, a été, en ligne directe, la figure la plus importante de cet héritage. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Benedetto_Croce Benedetto Croce] – parent éloigné de Spaventa – est également issu de cette tradition. Il est difficile de savoir ce que Gramsci a directement lu de Hegel. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a lu, étudié, médité, puis critiqué Croce et que ce dernier a été son médiateur vers Hegel, de même qu’[https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Labriola Antonio Labriola] a été son médiateur vers Marx. |
Version du 4 décembre 2022 à 14:30
En Italie, pendant la deuxième moitié du 19e siècle - et à la différence de la France - s’est constituée une tradition d’études hégéliennes, notamment à partir des travaux de Bertrando Spaventa. Giovanni Gentile, futur ministre de l’éducation de Mussolini, a été, en ligne directe, la figure la plus importante de cet héritage. Benedetto Croce – parent éloigné de Spaventa – est également issu de cette tradition. Il est difficile de savoir ce que Gramsci a directement lu de Hegel. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a lu, étudié, médité, puis critiqué Croce et que ce dernier a été son médiateur vers Hegel, de même qu’Antonio Labriola a été son médiateur vers Marx.
Telles sont les sources de « l’historicisme » de Gramsci, revendiqué tout au long des Cahiers de prison.
L'« historicisme absolu »
Pour Gramsci, toute œuvre humaine est historique, donc liée à des circonstances déterminées, avec une naissance et une mort, un commencement et une fin. Il en est ainsi de toute théorie, y compris scientifique, et, par là, de la thèse historiciste elle-même, laquelle prend la forme, chez lui, de l’affirmation selon laquelle toute théorie, toute philosophie, est l’expression des contradictions de son époque : « Toutes les philosophies (les systèmes philosophiques) qui ont existé jusque-là ont été la manifestation des contradictions intimes dont la société a été déchirée »[1]. L’histoire de la philosophie, à travers ses oppositions entre doctrines, est l’expression des contradictions qui marquent chaque société, à chaque époque, et qui constituent l’histoire proprement dite. Par là, aucune des philosophies énoncées dans cette succession d’affrontements entre doctrines ne peut, elle-même, rendre compte du procès philosophique, de cette suite de contradictions, de l’ensemble des contradictions, puisque chacune d’elles a été l’expression d’un moment de ce procès. Chaque philosophe, auteur d’une doctrine nécessairement marquée par l’unilatéralité, n’en est pas moins convaincu d’« exprimer l’unité de l’esprit humain, c’est-à-dire l’unité de l’histoire et de la nature »[2]. Cette conviction intime est une condition de sa pensée et c’est elle qui permet à la société tout entière de s’approprier celle-ci, qui peut alors devenir « sens commun », c’est-à-dire une « idéologie », un ensemble de représentations, d’idées, de valeurs devenues collectives et qui ont acquis par là une « force matérielle ». C’est grâce à la conviction qu’a chaque philosophe d’exprimer l’unité profonde de l’homme et du monde que sa pensée peut acquérir « la granitique compacité fanatique des “croyances populaires“ qui sont chargées de la même énergie que les “forces matérielles“ »[3].
Les choses changent avec Hegel ; la philosophie hégélienne pense la contradiction en tant que telle. La philosophie devient capable de prendre en compte l’ensemble des contradictions ; elle perd son unilatéralité. Elle affirme, dans son principe, l’unité de la philosophie et de l’histoire, l’unité intellectuelle de la philosophie et de la discipline historique, qui constitue elle-même l’histoire comme procès.
Chez Hegel, cependant, ce procès historique, l'histoire « réelle », se déroule dans le concept. Ce n’est qu’avec la « décomposition » de l’hégélianisme que l’on passe à l’histoire réelle concrète. La querelle entre les « jeunes » et les « vieux » hégéliens » débouche en effet sur l’avènement du marxisme, lequel n’est pas une philosophie dans le sens des philosophies précédentes. La philosophie de Marx n’est pas seulement, comme chez Hegel, unité de la philosophie et de « l’historiographie », elle est unité de la philosophie, de l’histoire et de la politique. Cette unité, qui constitue l’histoire en monde réel, prend la forme du procès historique ; elle est, non pas concept, mais pratique, ou, mieux, « praxis ». Elle est la véritable prise en compte de l’ensemble des contradictions, tout en même temps en les faisant émerger et en les résolvant. Elle prend, chez Gramsci, le nom de « philosophie de la praxis », qui est, non plus la philosophie de Marx, mais la philosophie de Marx devenue philosophie des masses et donc, par là, action, « force matérielle ». La philosophie de la praxis ne peut pas être la pensée d’un individu, aussi génial soit-il, elle ne peut être que la doctrine du collectif et donc, non plus seulement « philosophie » dans le sens ancien du terme, mais mode de vie, action pratique, processus de transformation. Naturellement, puisque Gramsci se réclame du marxisme, cette doctrine ne peut être que celle du « prolétariat », compte tenu de la position spécifique – et en même temps universelle – de celui-ci dans le moment capitaliste de l’histoire de l’humanité. On comprend, enfin, qu’elle équivaut à la conscience collective de lui-même que prend le prolétariat, conscience qui est en même temps celle du procès historique comme tel et qui s’exprime dans l’accomplissement de la mission du prolétariat : mettre fin au capitalisme et construire un état socialiste, à partir duquel un monde communiste deviendra possible.
Tel est ce que Gramsci revendique comme étant un « historicisme absolu », qu'il oppose à l'historicisme de Croce, lequel, à ses yeux, ne peut être, quoi qu’en dise Croce lui-même, un historicisme total en cela qu’il renvoie, comme la philosophie de Hegel, à l’historicité dans le concept et non dans le réel. C’est chez Croce que Gramsci rencontre l’idée d’une philosophie exprimant l’unité de l’histoire et de la philosophie et constituant par là le réel comme histoire, mais Croce n'a pas inclus la politique dans cette unité. L’ajout, par Gramsci lui-même, de la politique fait basculer hors de la « philosophie » vers quelque chose de plus ample, qui est la véritable unité de la pensée et du réel, à savoir la « philosophie de la praxis ». Gramsci appréhende son propre rapport à Croce comme celui de Marx à Hegel ; il s’agit de « remettre la dialectique sur ses pieds » en redressant Croce, en le remettant à l'endroit, d’où ce projet, évoqué dans les Cahiers, d’écrire un Anticroce qui serait, pour la vie intellectuelle italienne, un équivalent de l’Anti-Dühring d’Engels.
Enfin, il faut, pour qu’on puisse parler ici d’ « historicisme », que l’historicité s’applique également à l’historicisme lui-même, c’est-à-dire à la doctrine qui affirme le primat de l’historicité. Gramsci y revient à plusieurs reprises : la « philosophie de la praxis » disparaîtra elle aussi ; elle qui décrète l’historicité indépassable de toute théorie est également frappée d’historicité. La philosophie de la praxis, comme les philosophies précédentes, dont elle est le couronnement, est l’expression des contradictions de son époque. Si elle se différencie des philosophies précédentes en ce qu’elle exprime l’ensemble des contradictions, c’est-à-dire le procès historique, elle n’en est pas moins l’expression de ces contradictions et elle disparaîtra donc avec elles. Née sur le terrain des contradictions du capitalisme, la philosophie de la praxis disparaîtra avec celui-ci : elle n’aura plus alors d’existence comme « philosophie », c’est-à-dire comme pensée séparée de l’histoire et de la politique.
La dimension proprement spéculative de cet « historicisme absolu » ressort ici : « Que la philosophie de la praxis se conçoive elle-même historiquement, c’est-à-dire comme une phase transitoire de la pensée philosophique, apparaît implicitement à travers tout son système, mais même explicitement à travers la thèse bien connue que le développement historique sera caractérisé, à un certain moment, par le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté »[4]. Les philosophies pré-hégéliennes sont des pensées appartenant au règne de la nécessité, marquées par l’unilatéralité ; mais la philosophie qui pense la contradiction comme telle, qui prend en compte l’ensemble des contradictions, c’est-à-dire le procès historique, bref, la philosophie de Hegel, est encore une pensée du règne de la nécessité. En vérité, le passage de la nécessité à la liberté ne peut pas être le fait d’une philosophie séparée, en l'occurrence séparée de l’histoire et de la politique. Il ne peut pas être seulement philosophique. Il ne peut être qu’historique, expression de l’unité concrète de la philosophie, de l’histoire et de la politique ; le passage de la nécessité à la liberté correspond à la séquence où la philosophie de la praxis devient « sens commun » : elle s’exprime alors dans l’action de libération des masses. Enfin, le passage du règne de la nécessité à celui de la liberté est encore un procès et ne peut certainement pas être compris comme une fin de l’histoire.
Au-delà de cette architecture générale, la véritable originalité de l’historicisme gramscien tient à ce que le moteur profond de l’historicité est, pour Gramsci, cette sorte d’ « élan vital », pour reprendre l’expression de Bergson, ou d'énergie collective, dont le modèle de description, dont le paradigme est le mouvement de transformation propre aux langues.
Langue et « réalité du monde extérieur »
Auprès de Matteo Bartoli, en lisant Bréal, Meillet, Gilliéron, en participant au débat entre « néogrammairiens » et « néolinguistes », Gramsci a appris que les mutations linguistiques ont des causes qui ne relèvent pas de la langue elle-même, mais de la vie sociale dans son ensemble. Chez lui, cependant, les dites « causes externes » ne sont pas réellement séparées de la matière linguistique, du langage, comme le montre sa discussion de la question de « la réalité du monde extérieur ».
Sa réflexion sur cette question se développe à travers une critique du matérialisme « vulgaire » qui marque, selon lui, le manuel de sociologie marxiste deBoukharine, devenu, dès les années 1920, le bréviaire philosophique du bolchevique. La « réalité du monde extérieur » y est affirmée comme une évidence du sens commun. Gramsci souligne que pour ce dernier la question ne se pose même pas et ne fait que susciter l’hilarité : « Le public populaire ne croit pas […] qu’on puisse poser un tel problème, [à savoir] si le monde extérieur existe objectivement. Il suffit d’énoncer ainsi le problème pour entendre un éclat de rire irrépressible et gargantuesque. »[5]. Le sens commun n'en est pas moins régulièrement dans l’erreur : on a longtemps pensé, par exemple, au nom du sens commun, voire on pense encore, que c’est le soleil qui tourne autour de la terre. L’évidence tirée du sens commun ne saurait donc être considérée comme un fondement philosophique sérieux.
La science, pourtant, ne prouve-t-elle pas la réalité du monde extérieur ? Que signifie le concept d’ « objectivité » qui lui est lié ? L’objectivité scientifique, selon Gramsci, ne consiste pas à affirmer l’existence du réel en dehors de l’homme. La science effectue un tri dans les sensations, pour y repérer les similitudes, les coexistences, les successions, bref un certain ordre ; elle identifie les sensations durables, autrement dit, celles qui ne dépendent pas de circonstances particulières n’ayant pas vocation à se répéter ; elle établit ainsi ce qui est commun à tous les hommes. Pour ce faire, elle met au point des instruments, matériels et « mentaux », qui fournissent une capacité de discrimination plus grande, correspondant, à chaque moment, aux problèmes qu’il s’agit pour le scientifique de résoudre. La science est en devenir, elle est un procès, « un mouvement en développement continu »[6]. Il n’y a pas de vérités définitives : les lois universelles établies sont régulièrement corrigées, dépassées, inscrites dans des conceptions à la fois plus fines et plus larges. S’il n’en était pas ainsi, « l’activité scientifique se réduirait à une divulgation de ce qui a déjà été découvert »[7]. La « science expérimentale » elle-même ne met pas davantage en présence d’une objectivité indépendante de l’homme : elle relève de ces instruments qui permettent un tri des sensations toujours plus élaboré. Enfin, la science a sa raison profonde dans la nécessité pour les hommes de produire leurs moyens d’existence, bref, elle est historique.
D’où la critique gramscienne du concept d’ « objectivité » du matérialisme « vulgaire », celui qui traverse le « Manuel de sociologie marxiste » de Boukharine, c’est-à-dire une objectivité qui serait « supérieure à l’homme, qui pourrait être connue également en dehors de l’homme »[8] : « Il paraît qu’une objectivité extra-historique et extra-humaine peut exister ? Mais qui sera juge d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer à cette espèce de “point de vue du cosmos en lui-même“ et que signifiera un tel point de vue ? »[9]. Telle est la véritable question posée par l’affirmation de la réalité du monde extérieur : pour qui celui-ci sera-t-il réel ? Que peut signifier l’idée d’un monde existant en tant que tel indépendamment de son rapport à l’homme ? En définitive, l’idée même d’un monde extérieur existant en soi est une idée humaine. Comment l’homme sortirait-il de son point de vue humain ? L'affirmation d'une telle « objectivité » n’est donc pas la fonction de la science. Seul un dieu peut accéder à une connaissance « extra-humaine », de sorte que l’affirmation de la réalité du monde extérieur n’est rien d’autre, dit Gramsci, qu’une « métaphysiquerie »[10]. De même, lorsqu’on dit que tel objet existerait encore si l’homme n’existait pas, soit on fait une métaphore – on met l’idée, toujours humaine, d’un réel hors de l’homme « pour » celle d’un réel irréductiblement humain – soit on affirme une transcendance[11].
En vérité, quand on énonce le mot « objectif », on signifie implicitement « humainement objectif », et, par là, on signifie également « historiquement subjectif » : « Objectif signifie toujours “humainement objectif“, ce qui peut correspondre exactement à “historiquement subjectif“, c’est-à-dire qu’objectif signifierait “universel subjectif“. L’homme connaît objectivement dans la mesure où la connaissance est réelle pour tout le genre humain historiquement unifié dans un système culturel unitaire... »[12]. Est « objectif » un subjectif devenu universel, c’est-à-dire devenu le même pour tous les hommes et constituant par là le « genre humain ». La science contribue à cette construction du genre humain par la production de concepts qui sont autant d’« universels subjectifs » et la « science expérimentale », en particulier, joue, ici, un rôle décisif, elle « est le terrain où cette objectivation a atteint le plus de réalité »[13].
Indépendamment des problèmes que peut soulever la conception élaborée par Gramsci – y a-t-il, pour lui, une fin de l’unification du genre humain, dans une conscience universelle, une sorte d’esprit absolu ? - on doit souligner, ici, le rôle du langage dans la construction de « l’universel subjectif » : « Sans l’homme, que signifierait la réalité de l’univers ? Toute la science est liée aux besoins, à la vie, à l’activité de l’homme. Sans l’activité de l’homme, créatrice de toutes les valeurs, même scientifiques, que serait l’“objectivité“ ? Un chaos, c’est-à-dire rien, le vide, si on peut dire ainsi, parce que réellement, si on imagine que l’homme n’existe pas, on ne peut pas imaginer la langue et la pensée »[14]. Ce qui fait qu’un concept ne peut être qu’un concept humain, y compris le concept de « non-humain », c’est qu’il n’y a de concept qu’énoncé. La langue, a montré Croce, est d’abord expression, or, le concept ne peut être ce qu’il est qu’en passant par l’expression linguistique. C’est de la langue que le concept d’objectivité ne peut pas s’évader : il n’y a de « réel » qu’à travers une langue. Lorsque Gramsci évoque, à propos de la réalité du monde extérieur, une « espèce de “point de vue du cosmos...“ », lequel ne peut être lui-même qu’un point de vue humain, il est implicite qu’il est humain par la langue. C’est pourquoi, chez Gramsci, la distinction entre causes externes et causes internes des changements linguistiques, sur le fond de la discussion entre « néogrammairiens » et « néolinguistes », est une abstraction académique : les dites « causes externes » - la vie sociale dans son ensemble, dont la science elle-même est un élément – sont en réalité informées, enveloppées par la langue. S’il ne peut y avoir « d’objectivité extrahistorique et extrahumaine », c’est que la matière sociale est une matière linguistique. L’homme est un être parlant et rien ne lui est accessible hors du langage. C’est précisément cette donnée première qui fait que le langage occupe une place particulière dans la pensée de Gramsci et qu'il a, chez lui, le statut d’un paradigme.
On trouve ici sans doute la raison profonde de la rencontre théorique souvent évoquée et discutée, quelquefois fantasmée, entre Gramsci et Wittgenstein dans le Cambridge des années 1930 où Piero Sraffa, l’ami de Gramsci s’entretenait chaque semaine avec le philosophe autrichien.