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La lettre personnelle de Togliatti à Gramsci (18 octobre 1926)
Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999. http://www.lavocedellelotte.it/it/2017/06/08/carteggio-tra-gramsci-e-togliatti-sullopposizione-trotskista-nel-pcus/
18 octobre 1926
Mon cher Antonio,
La présente pour vous exposer, très brièvement, mon opinion sur la lettre du bureau politique du parti communiste italien au comité central du parti communiste de l’URSS. Je ne suis pas d’accord avec cette lettre, pour diverses raisons, que je t’indique très schématiquement.
1) Le défaut essentiel de la lettre consiste dans son organisation. Le fait de la scission qui a eu lieu dans le groupe dirigeant du parti communiste de l’Union est placé au premier plan et ce n’est que sur un second plan qu’est placé le problème de la justesse ou non de la ligne suivie par la majorité du comité central. Ce procédé est caractéristique de la façon dont beaucoup de camarades des partis occidentaux considèrent et jugent les problèmes du parti communiste de l’Union, mais ne correspond pas à une position exacte de ces problèmes. Il n’y a aucun doute que l’unité du groupe dirigeant du parti communiste russe a une valeur qui n’est pas comparable avec la valeur qu’a l’unité des groupes dirigeants d’autres partis. Cette valeur dérive de la mission historique qui a échu à ce groupe dans la constitution de l’Internationale. Cependant, pour grande qu’elle soit, elle ne doit pas conduire à juger les questions du parti russe sur la base d’une ligne différente de la ligne des principes et des positions politiques. Le danger inhérent à la position prise dans votre lettre est grand du fait que, probablement, à partir de maintenant, l’unité de la vieille garde léniniste ne sera plus, ou sera très difficilement, réalisée de manière continue. Dans le passé, le plus grand facteur de cette unité était donné par le prestige énorme et l’autorité personnelle de Lénine. Cet élément ne peut pas être remplacé. La ligne du parti sera fixée à travers des discussions et des débats. Nous devons nous habituer à maîtriser nos nerfs et à faire en sorte que les camarades de la base maîtrisent les leurs. Et nous devons, nous mêmes et les militants du parti, nous initier à la connaissance des problèmes russes de manière à pouvoir les juger en suivant la ligne des principes et des positions politiques. C’est dans cette étude des questions russes, et non dans l’appel à l’unité du groupe dirigeant, que consiste l’aide que les autres partis de l’Internationale doivent donner au parti communiste russe. Ce que vous dites de la nécessité d’une intervention de ces partis dans le conflit entre comité central et opposition est donc juste, mais cette intervention ne peut avoir lieu que sous la forme d’une contribution, sur la base de notre expérience révolutionnaire, pour fixer et confirmer la ligne léniniste exacte dans la solution des problèmes russes.
Si notre intervention a un autre point de départ, il y a danger qu’elle ne soit pas utile, mais néfaste.
2) La conséquence de ce point de départ erroné tient au fait que dans la première moitié de votre lettre, précisément celle dans laquelle sont exposées les conséquences que peut avoir une scission du parti russe (et de son noyau dirigeant) sur le mouvement occidental, vous parlez indifféremment de tous les camarades dirigeants russes, c’est-à-dire que vous ne faites aucune distinction entre les camarades qui sont à la tête du comité central et les chefs de l’opposition.
A la page deux du texte écrit par Antonio, on invite les camarades russes « à réfléchir et à être plus conscients de leur responsabilité ». Il n’y a aucune allusion à une distinction entre eux.
A la page 6 on dit : « C’est spécialement sur cet élément que nous croyons de notre devoir d’internationalistes d’attirer l’attention des camarades les plus responsables du Parti communiste de l’URSS. Camarades, vous avez été, au cours de ces neuf années d’histoire mondiale, l’élément organisateur et moteur des forces révolutionnaires de tous les pays : dans toute l’histoire du genre humain, la fonction que vous avez exercée n’a pas de précédent qui l’égale en ampleur et en profondeur. Mais aujourd’hui, vous êtes en train de détruire votre œuvre, vous dégradez, et courez le risque de l’annuler, la fonction dirigeante que le parti communiste de l’URSS avait conquise sous l’impulsion de Lénine ; il nous semble que la violente passion des questions russes vous fait perdre de vue les aspects internationaux des questions russes elles-mêmes, vous fait oublier que vos devoirs de militants russes ne peuvent et ne doivent être accomplis que dans le cadre des intérêts du prolétariat international. »
Ici aussi manque la plus lointaine distinction. On ne peut rien en conclure d’autre sinon que le bureau politique du parti communiste italien considère que tous sont responsables, que tous sont à rappeler à l’ordre.
Il est vrai que, dans la conclusion de la lettre, cette attitude est corrigée. On dit que Zinoviev, Kamenev et Trotski sont les « principaux » responsables et on ajoute : « nous voulons être sûrs que la majorité du CC [comité central] de l’URSS n’a pas l’intention d’écraser ses adversaires dans la lutte et est disposée à éviter les mesures excessives ».
L’expression « nous voulons croire » a une valeur de limitation, c’est-à-dire qu’avec elle on veut dire qu’on n’est pas sûrs.
Maintenant, mise à part toute considération sur l’opportunité d’intervenir dans l’actuel débat russe en attribuant une part de tort également au comité central, mis à part le fait qu’une pareille position ne peut que tourner en faveur de l’opposition, mises à part ces considérations d’opportunité, peut-on affirmer qu’il y a une part de tort du comité central ? Je ne crois pas. Les tentatives faites avant le XIVe Congrès[1] pour arriver à un accord le prouvent, et, ce qui est plus important, le prouve la politique suivie après le XIVe Congrès, qui a été prudente et à laquelle on ne peut reprocher en aucune manière d’être une politique conduite à l’aveugle dans une direction. Quant à la vie interne du parti, la centrale russe n’est pas plus responsable de la discussion, du fractionnisme de l’opposition, de l’acuité de la crise, etc. que nous n’étions responsables, nous, centrale italienne, du fractionnisme de Bordiga, de la constitution et de l’activité du comité d’entente, etc. Il y a, sans doute, une certaine rigueur dans la vie interne du parti communiste de l’Union. Mais elle doit y être. Si les partis occidentaux voulaient intervenir auprès du groupe dirigeant pour faire disparaître cette rigueur, ils commettraient une très grave erreur. Dans ce cas, la dictature du prolétariat pourrait réellement être compromise.
Je considère donc que la première moitié de votre lettre et les expressions de conclusion qui s’y rattachent sont politiquement une erreur. Cette erreur gâte ce qu’il y a de bon dans la lettre (et aussi dans sa première partie).
Encore une remarque sur ce point. Il est juste que les partis étrangers voient avec inquiétude la crise du parti communiste russe devenir plus aiguë, et il est juste qu’ils cherchent, dans la mesure de leur possible, à la rendre moins aiguë. Cependant, il est certain que, quand on est d’accord avec la ligne du comité central, la meilleure façon de contribuer à surmonter la crise est d’exprimer sa propre adhésion à cette ligne sans poser aucune limitation. Si l’opposition russe n’avait pas compté sur l’appui de quelques groupes d’opposition, ou de partis entiers de l’Internationale, elle n’aurait pas eu le comportement qu’elle a eu après le XIVe Congrès. L’expérience démontre que l’opposition utilise les moindres oscillations qui apparaissent également dans le jugement de groupes et de partis dont on sait qu’ils sont d’accord avec le comité central.
3) Dans le passage que j’ai cité ci-dessus où on rappelle les camarades russes à leur responsabilité, on dit que ceux-ci perdent de vue les aspects internationaux des questions russes. Dans cette affirmation, on perd de vue qu’après le XIVe Congrès la discussion russe s’est déplacée des problèmes principalement russes à ceux internationaux. L’oubli de ce fait explique qu’on ne fasse pas allusion à ces problèmes internationaux dans la lettre et c’est là un troisième grave défaut.
4) Votre lettre est trop optimiste lorsqu’elle parle de la bolchevisation qui était en cours après le Ve Congrès[2], et il semble que vous attribuiez l’arrêt du processus de consolidation des partis communistes à la seule discussion russe. Ici aussi il y a une limitation de jugement et une erreur d’appréciation. Il faut reconnaître d’une part que la solidité bolchevique de quelques groupes dirigeants placés à la tête de nos partis depuis le Ve Congrès était tout-à-fait extérieure (La France, l’Allemagne, la Pologne), d’où il résulte que les crises qui ont suivi étaient inévitables. En second lieu, il faut reconnaître que ces crises sont liées, bien plus qu’à la discussion russe, au changement de la situation objective et aux répercussions de celle-ci au sein de l’avant-garde de la classe ouvrière. La crise est liée elle aussi à ce changement, de la même manière, du reste, que toutes les crises et discussions précédentes, et en particulier, par exemple, celle qui fut close par le dixième congrès[3] et qui présente avec l’actuelle la plus grande analogie.
5) La lettre est en revanche trop pessimiste, non seulement en ce qui concerne les conséquences de la discussion russe, mais, en général, en ce qui concerne la capacité de l’avant-garde prolétarienne à comprendre quelle est la ligne du parti communiste russe e à la faire comprendre aux masses ouvrières. Pour cette raison, vous surestimez les conséquences néfastes de la discussion russe au sein du prolétariat occidental et votre pessimisme donne l’impression que vous considérez la ligne du parti comme n’étant pas pleinement juste. Si cette ligne est juste et qu’elle correspond aux conditions objectives, nous devons être en mesure d’en faire comprendre aux masses la valeur, et nous devons également être en mesure de rassembler les masses autour de la Russie et du parti bolchevique malgré les discussions. Le parti bolchevique a réussi à conquérir la direction du prolétariat russe à travers des discussions et des scissions. Il me semble que, vous, aujourd’hui, vous comprenez la fonction historique du parti russe et de la révolution russe de manière extérieure. Ce n’est pas tant l’unité du groupe dirigeant (qui, d’ailleurs, n’a jamais été quelque chose d’absolu) qui a fait du parti russe l’organisateur et le moteur du mouvement révolutionnaire mondial de l’après-guerre, que le fait que le parti russe a conduit la classe ouvrière à conquérir le pouvoir et à se maintenir au pouvoir. Est-ce que la ligne actuelle du parti le condamne à manquer à son devoir historique ? Telle est la manière dont doit être posée la question de la position du parti russe dans le mouvement ouvrier international, si on ne veut pas tomber tout droit dans les raisonnements de l’opposition.
Ce ne sont là que quelques remarques faites rapidement. Mais ce sont, je crois, celles qui sont fondamentales. Fais-moi savoir quelle est ta réflexion à ce propos.
Fraternellement
Palmiro