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Gramsci et l’espéranto. « Contre un préjugé »
l’Avanti ! (Antonio Gramsci, La città futura 1917-1918, a cura di Sergio Caprioglio, Einaudi, 1982)
« Nous saisissons l’occasion de cette lettre, claire et pleine de foi, de Vezio Cassinelli, pour exposer quelques considérations qui visent à mettre en garde les camarades contre l’acceptation facile des théories des vulgarisateurs de langues internationales, pour qu’ils ne gaspillent pas le peu de temps dont ils peuvent disposer dans des études inutiles, et qu’ils consacrent plutôt leurs soins à l’apprentissage soigné et précis de la langue italienne et d’une ou deux des autres langues parlées les plus répandues et connues dans le monde.
1) La langue internationale est scientifiquement une faute grossière. Les langues sont des organismes très complexes et subtils [sfumati], qui ne peuvent pas être créées artificiellement. Elles n’ont jamais déterminé les formations nationales. Les nations se sont formées en fonction des nécessités économiques et politiques d’une classe : la langue n’a été qu’un des documents visibles et convenant à la propagande dont les écrivains bourgeois se sont servis pour susciter l’accord également entre les sentimentaux et les idéologues. C’est au contraire l’unité nationale qui a déterminé, toujours et partout, la diffusion de la langue littéraire traditionnelle dans les classes cultivées d’une région donnée. L’unification des petits États italiens, par exemple, a diffusé la langue littéraire italienne d’abord dans toute la nouvelle bourgeoisie italienne et, plus lentement, à travers l’école et les contacts plus nombreux entre région et région dus aux nouvelles routes mises en places pour la circulation, pour les nécessité de travail, pour les nécessités militaires, etc., également dans les classes prolétaires qui, auparavant, ont émergé dans la vie publique.
Les transformations linguistiques sont lentes et elles n’adviennent que par les contacts nouveaux que créent les besoins d’une vie civile complexe ; [ces besoins] sont spontanés, ils ne peuvent pas être déterminés intellectuellement. La langue n’est pas seulement moyen de communication : elle est avant tout œuvre d’art, elle est beauté, et qu’elle soit telle aussi pour les couches sociales les plus humbles se voit au rire que suscite celui qui ne s’exprime pas bien dans une langue ou dans un dialecte qui lui sont habituellement étrangers. La langue internationale serait au contraire un mécanisme privé de toute la souplesse et des possibilités expressives d’une langue parlée ; ce serait un mécanisme parfait, définitif, alors que l’expression n’est jamais définitive, parce que les rapports de pensée changent continuellement, parce que l’idéal de beauté se transforme toujours, et seule une langue parlée peut trouver en elle-même, ou dans d’autres langues, les nouvelles nuances, les nouveaux liens verbaux qui s’adaptent aux nouveaux besoins : elle les trouve dans le passé, qui revit renouvelé, elle les trouve dans une région qui, à travers un écrivain sympathique et populaire, accueille avec faveur une expression qui jusque là était seulement dialectale : elle les trouve dans une classe bourgeoise ou prolétaire qui, à côté de la langue cultivée commune, a son propre jargon professionnel, lequel, à un certain moment, offre à la langue commune une métaphore, une image, un nom qui auparavant manquait. La langue dépend en grande partie du déroulement complexe des activités économiques et sociales, et ce n’est qu’en moindre partie qu’elle réagit sur lui et y détermine des changements. La langue internationale créée artificiellement avant que n’existe l’Internationale, avant que les circulations et la vie politique aient été régulés de manière stable avec des critères d’utilité internationale, avant que n’aient été suscités des contacts si profonds et continuels entre les diverses parties du monde qu’une variation de langage se diffuse rapidement dans toute son extension, se réduirait à un argot conventionnel de quelques catégories [de personnes], lui-même instable, comme n’est pas stable non plus l’argot parlé dans des villes isolées, entre de petites catégories, parce que celles-ci changent continuellement et que manque la source de langue à laquelle faire référence.
2) La langue internationale n’est pas non plus une nécessité répandue chez le prolétaire qui émigre. La grande masse des émigrants n’est même pas encore sortie de la phase dialectale. A l’étranger, très souvent, elle ne sent de la solidarité qu’avec ceux qui parlent son propre dialecte, et c’est ainsi qu’en Argentine se forment des villages de piémontais, de sardes, de siciliens, etc., parmi lesquels continuent les querelles de clochers des têtes dures à propos de la meilleure terre pour les pipes, qui réjouissent la vie nationale italienne. La langue internationale serait donc un trait distinctif de catégories privilégiées, plus cultivées, plus évoluées et pourrait devenir, à son tour, occasion de diatribes inutiles, de scissions dangereuses. Il nous semble que les socialistes feraient une œuvre plus méritoire et d’efficacité plus utile si, jetant à la casse l’idéal impossible, anti-historique (et pour cela, [qui] n’est pas un idéal, mais un passe-temps de gens qui ont du temps à perdre) de la langue internationale, ils s’employaient avec la plus grande énergie à pousser à l’apprentissage des langues parlées de manière plus précise et riche de possibilités expressives. En pensant que parler avec une précision grammaticale signifie être mieux compris, et que l’exactitude syntaxique signifie en réalité exactitude et plénitude de pensée. »
Antonio Gramsci