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Gramsci et l’espéranto. « La langue unique et l’espéranto »
Article du 16 février 1918 sur Il Grido del Popolo (Antonio Gramsci, La città futura 1917-1918, a cura di Sergio Caprioglio, Einaudi, 1982)
« Est-il utile en ce moment de débattre d’un problème comme celui de la langue unique ? S’il s’agit vraiment d’un problème et non d’une question byzantine, je crois que oui. Persuadé que tout ce qui est activité historique de l’homme est une unité, que la pensée est une unité, je vois dans la résolution de l’un quelconque des problèmes de culture la résolution potentielle de tous les autres, et je crois utile d’habituer les intelligences à saisir cette unité dans l’aspect multiple de la vie, de les habituer à la recherche organique de la vérité et de la clarté, à appliquer les principes fondamentaux d’une doctrine à toutes les contingences.
L’intransigeance apparaît dans la pensée avant que dans l’action, et elle doit apparaître pour toute la pensée comme pour toute l’action. C’est seulement quand nous nous sommes entraînés à toutes les difficultés de la logique, à saisir l’ensemble des cohérences entre idée et idée, et entre pensée et action, que nous pouvons dire que nous sommes vraiment nous-mêmes, que nous sommes vraiment responsables de nos œuvres, parce qu’alors nous pouvons prévoir les répercussions probables de chacune de nos œuvres dans l’environnement économique et social, et c’est nous-même que nous pouvons louer ou blâmer pour ces répercussions ; et nous ne laisserons pas l’arbitraire, le jeu de forces étrangères à notre compréhension, tirer les conclusions de nos diverses activités.
Les partisans de la langue unique s’inquiètent du fait que, alors qu’il y a dans le monde une certaine quantité d’hommes qui voudraient communiquer entre eux directement, il existe une infinité de langues différentes, qui limitent les potentialités de communication. C’est là une préoccupation cosmopolite, non internationale, de bourgeois qui voyagent pour affaire ou par plaisir, de nomades plus que de citoyens stablement productifs. Ceux-là voudraient susciter arbitrairement des conséquences pour lesquelles il n’y a pas encore les conditions nécessaires, et, leur activité étant seulement arbitraire, ils ne réussissent qu’à faire perdre du temps et de l’énergie à ceux qui les prennent au sérieux. Ils voudraient susciter artificiellement une langue définitivement rigidifiée, qui n’accepte pas de changement dans l’espace et dans le temps, se heurtant à la science du langage qui enseigne que la langue est en soi et pour soi davantage expression de beauté qu’instrument de communication, et que l’histoire de la fortune et de la diffusion d’une langue particulière dépend étroitement de toute l’activité sociale du peuple qui la parle.
Cette préoccupation de la langue unique a eu des moments et des manifestations divers. Apparue sous l’impulsion du doctrinarisme du 17e siècle et des Lumières françaises du 18e, elle aurait du susciter la langue de la Cosmopolis bourgeoise, de l’unité de pensée bourgeoise créée par la propagande des encyclopédistes. Catherine II de Russie fit dépenser à l’État une belle somme pour réaliser un dictionnaire de toutes les langues, cocon du papillon interlinguistique. Mais le cocon n’a pas mûri, parce qu’il ne contenait aucun germe vital.
En Italie, cette préoccupation est devenue nationale, elle s’est exprimée dans l’Académie de la Crusca, dans le Purisme, dans le Manzonisme. Le Purisme proposait un idéal de langue définitive : la langue de certains écrivains du Trecento et du Cinquecento, qui aurait du se perpétuer car c’était la seule belle langue, la seule vraie langue italienne. Mais la beauté d’une langue n’est pas située dans le temps et dans l’espace : elle n’existe même pas. Ce n’est pas la langue qui est belle, mais les chefs-d’œuvre poétiques et leur beauté consiste dans le fait qu’ils expriment de manière adéquate le monde intérieur de l’écrivain. De sorte qu’un vers de la Divine Comédie est aussi beau que l’expression d’émerveillement naïf de l’enfant qui admire un jouet.
Manzoni s’est posé le problème : comment peut-on créer la langue italienne, maintenant que l’Italie est faite ? Et il répondit : il faut que tous les Italiens parlent le toscan, il faut que l’État italien enrôle les instituteurs en Toscane : le toscan remplacera les nombreux dialectes que parlent les différentes régions, et, l’Italie étant faite, la langue italienne le sera aussi. Manzoni réussit à trouver des appuis dans le gouvernement, il réussit à faire entreprendre la publication d’un Novo Dizionario qui aurait du contenir la vraie langue italienne. Mais le Novo Dizionario est resté à mi-parcours et les instituteurs ont été enrôlés parmi les personnes cultivées de toutes les régions d’Italie. Ce qui s’était passé, c’est qu’un spécialiste de l’histoire du langage, Graziadio Isaia Ascoli avait opposé une trentaine de pages aux centaines de Manzoni pour démontrer que même une langue nationale ne peut pas être suscitée artificiellement, par imposition de l’État ; que la langue italienne se forme d’elle-même et se formera seulement pour autant que le vivre-ensemble national suscite des contacts nombreux et stables entre les différentes parties de la nation ; que la diffusion d’une langue particulière est due à l’activité productrice d’écrits, de circulation, de commerce, des hommes qui parlent cette langue particulière. La Toscane au Trecento et au Cinquecento a eu des écrivains comme Dante, Boccace, Pétrarque, Machiavel, Guichardin, qui ont diffusé la langue toscane ; elle a eu des banquiers, des artisans, des manufacturiers qui portaient dans toute l’Italie les produits toscans et les noms de ces produits ; elle a ensuite réduit sa capacité de production de marchandises et de livres et a donc réduit aussi sa capacité de production de langue. Le professeur Alfredo Panzini a publié, il y a quelques années, un dictionnaire de la langue parlée moderne, qui fait apparaître combien de milanismes sont arrivés jusqu’en Sicile et dans les Pouilles. Milan envoie des journaux, des revues, des livres, des marchandises, des voyageurs de commerce dans toute l’Italie, et elle envoie donc aussi quelques expressions particulières de la langue italienne que ses habitants parlent. Si une langue unique, pourtant parlée dans une région et qui a une source vivante à laquelle se référer, ne peut pas s’imposer dans les limites du terrain national, comment une langue internationale, complètement artificielle, complètement mécanique, privée de toute historicité, de toute suggestion de grands écrivains, privée de cette richesse expressive qui vient de la variété dialectale, privée de la variété des formes admises aux différentes époques, pourrait-elle s’affirmer ? Mais on répond : l’espéranto ne veut être qu’une langue auxiliaire, et la meilleure raison de sa pertinence est que déjà plus d’un million d’hommes le parlent, et que dans les congrès internationaux il permet de se passer des interprètes et de travailler rapidement. On dit : les espérantistes font comme cet homme marchant devant le philosophe qui niait le mouvement. Mais la comparaison n’est pas exacte : dans les congrès, les espérantistes se comprennent entre eux entre espérantistes, de même que dans un congrès de sourds-muets, ceux-ci se comprendraient entre eux par signes et mimiques. Ce n’est pas pour ça que nous conseillerions à quelqu’un d’apprendre le langage des sourds-muets. Dans un congrès où devraient être exposés et communiqués des concepts et des raisonnements qui ont une longue histoire, qui sont le moment présent d’un devenir historique qui dure depuis des siècles, l’usage de l’espéranto serait une entrave à la pensée, il contraindrait à des déformations et des généralisations, à des imprécisions très curieuses et très dangereuses. De plus, les représentants aux congrès devraient être choisis parmi les espérantistes, ce qui introduirait un critère de choix tout-à-fait extérieur aux idées et aux courants politiques. La raison du “mouvement“ n’est donc rien d’autre qu’un sophisme, qui ne peut impressionner que pendant un instant. Et le caractère auxiliaire de l’espéranto tombe aussi. Quand est-ce que l’espéranto serait un auxiliaire ? Et pour qui ? La majeure partie des citoyens exercent leur activité de manière stable dans un endroit fixe, et n’ont pas trop souvent à avoir de correspondance épistolaire avec l’étranger. Convainquons-nous en : l’espéranto, la langue unique, n’est rien d’autre qu’une lubie, une illusion de mentalités cosmopolites, humanitaires, démocratiques, qui n’ont pas encore été rendues fertiles, [qui n’ont pas encore été] libérées par la pensée critique historique.
Quelle attitude doivent avoir les socialistes à l’égard des propagateurs de langues uniques, des espérantistes ? Simplement soutenir leur propre doctrine et combattre ceux qui voudraient que le Parti se fasse le soutien et le diffuseur officiel de l’espéranto (dans la section milanaise, il doit encore y avoir une interpellation du camarade Seassaro qui demande explicitement l’espérantisation du Parti). Les socialistes luttent pour que soient créées les conditions économiques et politiques nécessaires à l’avènement du collectivisme et de l’Internationale. Quand l’Internationale existera, il est probable que les contacts plus importants entre peuple et peuple, les immigrations régulières et méthodiques de grandes masses de travailleurs, conduisent lentement à un ajustement des langues ario-européennes et probablement à la diffusion de celles-ci dans le monde entier, du fait de la domination que la nouvelle civilisation exercera sur le monde. Mais ce processus ne peut advenir que librement et spontanément. Les poussées linguistiques se produisent seulement du bas vers le haut ; les livres ont peu d’influence sur les changements des parlers : les livres font œuvre de régularisation, de conservation des formes linguistiques les plus répandues et les plus anciennes. Ce qui se passe pour les dialectes d’une nation, qui assimilent lentement les formes littéraires et perdent leurs particularismes, arrivera probablement pour les langues littéraires confrontées à une langue qui les dominent. Mais celle-ci pourrait être l’une des [langues] actuelles, par exemple la langue du premier pays qui instaure le socialisme, qui, par là, deviendrait sympathique, paraîtrait belle, parce qu’avec elle c’est notre civilisation installée dans une partie du monde qui s’exprime, parce qu’en elle ce sont les livres, non plus de critique, mais de description d’expériences vécues qui seront écrits, parce qu’en elle ce sont des romans et des poésies qui vibreront de la nouvelle vie instaurée, des sacrifices pour la renforcer, des espoirs que partout se rencontre le même fait, qui seront écrits.
Ce n’est qu’en travaillant à l’avènement de l’Internationale que les socialistes travailleront à l’avènement possible de la langue unique. Les tentatives qu’on peut faire aujourd’hui appartiennent au règne d’Utopie, ce sont des produits de la même mentalité que celle qui voulait les phalanstères et les colonies heureuses. Toute couche sociale nouvelle qui émerge dans l’histoire, qui s’organise pour la juste bataille, introduit dans la langue des courants nouveaux, des usages nouveaux, et fait éclater les schémas fixes que les grammairiens ont établis par commodité occasionnelle d’enseignement. Il n’y a dans l’histoire, dans la vie sociale, rien de fixe, de rigidifié, de définitif. Et il n’y aura jamais rien [de tel]. De nouvelles vérités accroissent le patrimoine du savoir, de nouveaux besoins, toujours supérieurs, sont suscités par les nouvelles conditions de vie, de nouvelles curiosités intellectuelles et morales piquent l’esprit et l’obligent à se renouveler, à s’améliorer, à changer les formes linguistiques d’expression, en en prenant à des langues étrangères, en faisant revivre des formes passées, en changeant la signification et les fonctions grammaticales. Et dans cet effort continu de perfection, dans ce flux de matière volcanique liquéfiée, brûlent et s’anéantissent les utopies, les actes arbitraires, les vaines illusions, comme celle de l’actuelle langue unique et de l’espéranto.
A. G.