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Traduction et traductibilité chez Gramsci
C’est au tournant du siècle que le caractère central de la question de la traduction dans la pensée de Gramsci a commencé à être étudié sérieusement, notamment par des auteurs tels que Derek Boothman[1], Fabio Frosini[2] ou, en France, plus récemment, Romain Descendre et Jean-Paul Zancarini[3]. Ces travaux s’inscrivaient dans la lignée de ceux consacrés à la question du langage chez Gramsci, dont l’importance avait été mise en évidence en 1979 par Lo Piparo[4].
Sommaire
Multilinguisme et pratique de la traduction
La traduction chez Gramsci est d'abord une pratique. Gramsci a grandi, en effet, dans un univers bilingue : dans les années 1890, à Ghilarza, la langue d'usage est le sarde, mais, dans la famille Gramsci, le père n’étant pas sarde, on parle aussi l’italien [5]. Plus tard, c’est au lycée de Cagliari, puis à l’Université de Turin que Gramsci apprendra à maîtriser l’italien littéraire et cultivé et qu’il commencera à réfléchir à la question de la langue nationale et au statut des dialectes ; c’est dans les réunions du mouvement ouvrier et socialiste de la capitale du Piémont, puis au cours de ses déplacements dans toute la péninsule, à partir de 1924, qu’il s’immergera dans les italiens populaires, marqués d’empreintes dialectales. Il sera très vite confronté, au sein du parti socialiste, à la question de la « langue universelle », en l’occurrence l’espéranto, dont le parti prône la diffusion et l’apprentissage. Pendant son séjour en Russie, Gramsci travaillera à Moscou pour la IIIe Internationale dans un autre contexte multilingue : il s’y exprimera en français, l’une des langues d’usage, avec l’allemand et le russe, de l’organisation ; pendant quelques mois, en 1924, il vivra à Vienne dans un univers germanophone ; enfin, en épousant Giulia Schucht à la fin de 1923, il était entré dans une famille où on parle russe, français et italien.
Par ailleurs, lorsqu’il se trouve, à partir de 1915, dans la position de rédacteur en chef, officiel ou non, de revues ou de quotidiens, Gramsci fait lui-même appel à des traducteurs : L'Ordine Nuovo publie régulièrement des textes politiques ou littéraires étrangers en traduction. Gramsci est ainsi directement confronté aux difficultés spécifiques que cela comporte : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore », écrit-il [6]. En 1923, il aidera Giulia, sa future épouse, à traduire en italien le roman de Bogdanov « L’étoile rouge ». Aussi n’est-il pas surprenant que, lorsqu’il peut enfin commencer à travailler sérieusement en prison, à partir du début de 1929, il se livre lui-même à des exercices de traduction, à titre tout d’abord de « dérouillage » intellectuel, « pour se refaire la main » [7], puis comme une activité beaucoup plus systématique qui le conduira à remplir quatre des trente-trois Cahiers de prison de traductions, principalement de textes allemands. Gramsci traduit par exemple un numéro de 1927 de la revue Die literarische Welt consacré à la littérature américaine contemporaine ; diverses fables des frères Grimm ; des textes de Goethe, du linguiste Franz Nikolaus Finck et enfin, de Marx, Travail salarié et capital (1849), les Thèses sur Feuerbach, une partie de la « Préface » de 1857 à la Critique de l’économie politique, un extrait du Manifeste.
La traduction gramscienne
Dans un texte de 1813 fondateur pour les études de traductologie, Shleiermacher énonce les deux logiques possibles du traduire : « Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre »[8], montrant ensuite quelles difficultés présentent chacune d’elles. Il est clair que Gramsci, quand il fait lui-même œuvre de traducteur, choisit la seconde de ces logiques : il cherche à aller vers le lecteur plutôt que rester fidèle au texte source. Ainsi change-t-il, par exemple, les noms allemands des personnages des fables des frères Grimm pour les remplacer par des noms italiens ou sardes : Hansel et Gretel deviennent Giannino e Ghitina, Die kluge Elsa, en français habituellement traduit par « La sage Elise », devient Elsa la furba (Elise la maline). De même, comme l’a montré Lucia Borghese [9], fait-il disparaître dans ses traductions les références religieuses.
Pour Gramsci, en effet, il s’agit avant tout de mettre le texte étranger à la portée du lecteur italien populaire, de l’ouvrier, du paysan, etc. qui n’a pas forcément le bagage académique lui permettant « d’aller à la rencontre de l’auteur ». Gramsci veut traduire « pour les masses ». On pourrait penser que cette démarche implique une exigence « académique » et « technique » moindre pour le traducteur, mais en réalité, pour Gramsci, cela suppose au contraire que le traducteur soit particulièrement qualifié : c’est ce qu’il explique à sa femme Giulia dans une lettre de septembre 1932 : « Voici ce que j’entends par traductrice qualifiée : non pas seulement la capacité élémentaire et primaire de traduire la prose de la correspondance commerciale ou d’autres manifestations littéraires que l’on peut ramener au type de prose journalistique, mais la capacité à traduire n’importe quel auteur, qu’il soit littéraire, politique, historien ou philosophe, depuis les origines jusqu’à aujourd’hui, et, donc, l’apprentissage des langages spécialisés et scientifiques et des significations des termes techniques selon les différentes époques. Et cela même ne suffit pas : un traducteur qualifié doit être en mesure, non seulement de traduire de manière littérale, mais de traduire les termes, même conceptuels, d’une culture nationale donnée dans les termes d’une autre culture nationale, autrement dit un tel traducteur devrait connaître de manière critique deux civilisations et être en mesure de faire connaître l’une à l’autre en se servant du langage historiquement déterminé de la civilisation à laquelle il fournit le matériel d’information »[10] Le traducteur doit, dans l’idéal, avoir la même connaissance approfondie – c’est-à-dire « critique » - non seulement des deux langues, mais aussi des deux cultures auxquelles celles-ci appartiennent, voire la même familiarité avec ces deux cultures. Si la bonne traduction est celle qui « laisse le lecteur tranquille », elle suppose cependant que le traducteur ait lui-même franchi le chemin qui sépare l’auteur du lecteur. La tache du traducteur consiste à construire les passerelles nécessaires pour porter jusqu’à un lectorat, jusqu’à un public, jusqu’à un peuple, des actes, des réflexions, des analyses, des créations qui relèvent d’une autre culture, en admettant en principe que le lecteur ou l’acteur cible n’est pas lui-même en mesure de faire seul le chemin. Ce chemin, en revanche, doit être fait par le traducteur. Celui-ci doit accomplir le travail nécessaire pour aller vers l’auteur. Pour que Giulia devienne une bonne traductrice de l’italien en russe, il faut qu’elle ait elle-même parcouru le chemin qui la sépare de la culture, de la civilisation, du monde italiens et qu'elle ait parcouru ce chemin dans les deux sens, car, dit Gramsci, la double connaissance impliquée ici doit être « critique » : critique vis à vis de la cible, par la distance même qu’il implique, mais aussi, et par cette même distance, vis à vis de la source.
Cette conception de la traduction et du rôle du traducteur fait écho à une remarque que fait Gramsci à plusieurs reprises à propos d’une réflexion de Lénine : « en 1921, traitant de questions d’organisation, Ilitch écrivit et dit (à peu près) ceci : nous n’avons pas su “traduire“ dans les langues européennes notre langue »[11]. R. Descendre et J.C. Zancarini ont fait l’historique de ce rappel de la réflexion de Lénine dans les écrits de Gramsci, depuis les articles de la période précédent l’arrestation jusqu’à sa reprise dans les Cahiers 7 et 11 [12], dans lequel Gramsci consacre une section à la question de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques » qu’il commence précisément par ce rappel.
Citant le texte de Lénine auquel Gramsci fait référence [13], Descendre et Zancarini soulignent l’écart existant entre ce texte et la lecture qu’en fait Gramsci : « le message aux “camarades étrangers“ est assez simple : vous n’avez pas compris cette résolution du IIIe Congrès [de l’Internationale] que vous avez signée “sans lire ni comprendre“, ce n’est pas entièrement votre faute car elle est “trop longue“ et “trop russe“, mais comme elle est excellente, il faut l’appliquer : il vous faut donc “étudier“ et “assimiler une bonne tranche d’expérience russe“ » [14]. Les deux auteurs soulignent que Gramsci, pour sa part, lorsqu’il fait référence à la déclaration de Lénine, ne retient pas qu’il s’agit pour ceux à qui il s’adresse d’assimiler « une bonne tranche d’expérience russe », c’est-à-dire de travailler à devenir eux-mêmes russes. « Gramsci reprend une partie du constat léniniste (un texte trop imprégné de l’esprit d’un pays qui a fait une expérience qu’on entend reproduire ne peut être repris tel quel et on ne peut se contenter de le traduire littéralement) ; mais il n’en accepte pas les conclusions qui énoncent que les “étrangers“ doivent étudier pour “assimiler une bonne tranche d’expérience russe“. La thèse de la traductibilité semble bien être un moyen pour échapper à l’imposition de la position russe... » [15]. On peut se demander, pourtant, si Gramsci a réellement cherché, dans ce cas, à prendre une distance par rapport à la réflexion de Lénine. Ne faut-il pas introduire, ici, la distinction que fait Gramsci entre les « lecteurs » auxquels s’adresse le texte traduit et les traducteurs eux-mêmes ?
Lénine évoque, en effet, une situation dans laquelle il s’agit de faire comprendre à un certain public, le public cible, une expérience qu’il n’a pas faite lui-même. La problématique est donc bien celle de la traduction : il s’agit de traduire une expérience dans une autre expérience, comme on traduit un texte d’une langue dans une autre. Un texte source, qui est écrit dans un langage lui-même expression d’une culture, situé dans un certain « ici et maintenant », à transposer dans un texte cible, lequel est l’expression d’une autre culture, et sera situé dans son propre « ici et maintenant ».
Le présupposé de cette réflexion est que, quelles que soient les différences, et leur étendue, il existe quelque chose de commun aux deux textes, et donc aux deux cultures, qui rend la transposition possible. C’est ce que Gramsci analysera dans les Cahiers de prison à propos de la philosophie classique allemande et de la réflexion politique française : une structure commune (le capitalisme), exprimée dans des formes différentes, se trouvant à des stades divers, mais qui, pour certains se répondent.
La « traduction », ici, va-t-elle consister à répliquer simplement l’expérience russe dans chacune des expériences cibles ? Certainement non, cela, pour Gramsci, n’aurait pas de sens, et n’est pas possible : jamais les Italiens ne vivront directement l’expérience russe. La traduction va consister à construire dans l’expérience cible, celle des masses populaires italiennes, un parcours qui soit un écho au parcours russe. La « traduction » sera en réalité quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas avant : elle n’est pas l’expérience russe et elle propose une expérience qui, dans la cible, n’existait pas jusque là. Ainsi, les « Conseils d’usine » inventés en 1919 à Turin, souvent qualifiés de « soviets italiens », promus et théorisés par L'Ordine Nuovo, la revue créée par Gramsci et ses amis, ne sont-ils pas, précisément, une copie des soviets russes : ils naissent à partir de l’expérience proprement italienne des « commissions internes » existant déjà dans de nombreuses usines de la capitale du Piémont.
En vérité, c’est aux militants des partis communistes « étrangers » que s’adressait Lénine, c’est d’eux qu’il exigeait qu’ils travaillent pour « assimiler une bonne tranche de l’expérience russe » : il s’agissait de faire d’eux, en effet, les traducteurs qui seront en mesure d’inscrire l’expérience source – celle des russes – dans l’expérience cible – par exemple celle des Italiens. Or, ce qu’on doit exiger des « traducteurs » n’a rien à voir avec ce qu’on attend des « lecteurs », du public « cible » ; ce qu’on exige du traducteur est ce qu’indique Gramsci à Giulia dans sa lettre du 5 septembre 1932 : pour reprendre les termes de Schleiermacher, « laisser le lecteur tranquille » et porter vers lui le texte source ; c’est donc le traducteur qui a pour tâche d’assimiler une bonne tranche d’expérience russe, non pas pour reproduire cette expérience, la transporter telle quelle, dans la langue et la culture de ceux auxquels il s’adresse, c’est-à-dire les « masses » italiennes, mais pour la transposer en élaborant dans la langue et la culture « cible » quelque chose de nouveau : la production réalisée par le traducteur dans la langue cible ne sera ni le texte « source » existant, ni un texte existant déjà dans la langue cible, mais quelque chose de créé, de produit ensemble par la source et la cible. Les conseils d’usine sont une création des ouvriers métallurgistes turinois et des jeunes socialistes « ordinovistes » inspirée d’une réflexion sur l’expérience russe des soviets. On voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiellement actif dans cette conception de la traduction.
La notion de traduction, chez Gramsci, est ainsi prise d’emblée dans sa conception sociale du langage, lequel est inséparable, comme le lui a enseigné la néolinguistique de Matteo Bartoli, de l’ensemble des usages sociaux, tels qu’ils sont fixés par les échanges de toutes natures au sein des communautés humaines. On a souligné que, par là, Gramsci anticipait sur les recherches menées en traductologie bien après sa disparition. Derek Boothman [16] a ainsi rapproché la conception gramscienne de la traduction de celle développée à peu près à la même époque par l’anthropologue Bronislaw Malinowski, lequel montrait dans son essai de 1923, The Problem of Meaning in Primitive Languages, le rôle du contexte dans la signification, sous la forme de ce qu’il appelait le « contexte de situation ». Malinowski avait entrepris sa réflexion linguistique au cours de son séjour chez les Mélanésiens des îles Trobriand, entre 1914 et 1918, constatant que les lexiques ou grammaires dont il disposait ne lui permettaient pas de comprendre le sens véritable des productions linguistiques de ses interlocuteurs, quand bien même il connaissait le sens des termes utilisés ou les structures grammaticales mises en jeu. Il avait besoin, pour comprendre, de connaître, non seulement la langue, mais aussi le « contexte de situation » et la culture des indigènes des îles Trobriand, dans toutes ses dimensions, notamment technique et religieuse, telle qu’elle se donnait à voir au travers de ces « contextes de situation » [17]. C’est précisément la question de la traduction qui fait se rencontrer, ici, à leur insu, Malinowski et Gramsci : la traduction met directement en contact avec l’usage linguistique. Dans le traduire, et pour reprendre la distinction saussurienne, c’est la parole et non la langue, qui vient en premier, c’est-à-dire l’acte d’un locuteur déterminé, dans un temps et un espace déterminés, appartenant à une communauté déterminée, et dans des circonstances déterminées (le « contexte de situation » malinowskien). Traduire est un acte et, à quelque niveau qu’il se pratique, celui de l’interprète ou celui du traducteur de poètes ou de philosophes, cet acte met en jeu un ensemble d’éléments qui ne peuvent être réduits aux formes linguistiques proprement dites – lexique, grammaire, morphologie, phonologie… L’acte de traduire oblige à sortir du domaine abstrait des formes linguistiques. Gramsci et Malinowski se convainquent l’un et l’autre, à peu près au même moment, et par leur activité concrète de traduction, que le traducteur ne peut faire autrement que sortir de la linguistique au sens strict et doit « connaître de manière critique deux civilisations », que la linguistique, enfin, doit être considérée pleinement comme une science sociale.
Sur ce plan, et au-delà de la distance considérable qu’il peut y avoir entre l’univers intellectuel de l’ethnologue polonais et celui d’un italien des années 1920, on retrouve ici ce qui chez Gramsci relevait de l'influence crocienne : l’idée que le langage est d’abord un acte expressif.
Dans la suite de la section du Cahier 11 consacrée à la question de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques » qu’il fait débuter par le rappel des propos de Lénine sur la nécessité de « traduire » l’expérience russe, Gramsci va étendre la notion de traduction jusqu’à lui donner une portée historique, faisant d’elle la notion clé de la philosophie de la praxis, faisant d’elle le geste ou l’acte au cœur du processus historique, bref, le moteur même de son historicisme.
Traduction et traductibilité
« Philosophie classique allemande », politique française et économie anglaise
La notion de traduction est aussi pour Gramsci une manière de théoriser l’Internationale. On peut construire une Internationale – c’est-à-dire une organisation qui regroupe tous les mouvements socialistes dans le monde avec pour perspective que tous ces mouvements deviennent des États dans leur propre nation, de façon à former, à terme, une sorte d’État socialiste mondial – parce que les nations concernées sont peu ou prou toutes entrées dans un moment historique de leur développement où elles deviennent capitalistes et où la question se pose pour leurs populations de se libérer des chaînes capitalistes. Il y a une sorte d’agenda commun à ces nations, au-delà de leurs identités différentes, au-delà de leurs déterminations spécifiques. Cet agenda commun renvoie, bien entendu, au développement du capitalisme dans ces nations, avec la constitution d’un prolétariat qui prend conscience de lui-même.
Quelque chose est partagé par les nations, et notamment par les nations européennes : elles ont en commun une « structure » économico-sociale. Ce « commun » se dégage au travers des différences considérables qu’il peut y avoir entre ces nations. La traduction intervient, ici, à un premier niveau : celui de l’expression de la structure dans chaque culture nationale, dans des langues différentes, dans des traditions littéraires et artistiques différentes, des systèmes administratifs, judiciaires, politiques, différents, des traditions populaires différentes. Dans la logique marxiste classique, pour Gramsci, la « structure » est traduite dans les « superstructures » et cette conception des rapports entre structure et superstructure s’éloigne par là même du schéma mécaniste et statique qu’elle avait dans un certain marxisme « classique », par exemple dans le « Traité » deBoukharine : la notion de traduction convertit le schéma marxiste classique à la logique historique qui est celle, dans la réflexion de Gramsci, du paradigme néo-linguistique.
La traduction intervient donc à un second niveau : celui, pour continuer à utiliser la terminologie marxiste classique, des « superstructures » entre elles, c’est-à-dire, plus exactement, des cultures, à travers leurs éléments concrets, dans lesquels ont été traduites les formations économico-sociales. Il y a ainsi une « structure » propre à l’Europe occidentale, au 18e et 19e siècle, qui fait que la philosophie classique allemande, la politique française, l’économie anglaise sont des expressions diverses de quelque chose de commun. Gramsci, ici, fait référence aux textes des « théoriciens de la philosophie de la praxis », et tout particulièrement à La Sainte famille, laquelle faisait elle-même écho aux remarques de Hegel dans ses Leçons d’histoire de la philosophie. Marx met en parallèle, dans La Sainte famille, le concept théorique, abstrait, spéculatif, de la « conscience de soi infinie » dans la philosophie allemande avec le concept pratique, politique, d’« égalité » dans la réflexion politique française. Les deux concepts renvoient, en effet, à l’idée de lui-même, à la conscience de soi que l’homme construit à travers la relation sociale, et qui est à la fois relation sociale et pensée de la relations sociale : « L’égalité, écrit Marx, est l’expression française pour traduire l’unité essentielle de l’être humain, la conscience générique et le comportement générique de l’homme, l’identité pratique de l’homme avec l’homme » [18]. Gramsci cherchera à établir avec la même précision la présence dans ce « commun » à l’Allemagne et à la France de « l’économie anglaise » et c’est ce qui le conduira à avoir un échange épistolaire, via Tatiana, avec Sraffa à propos de Ricardo.
Ce « commun » aux trois grands ensembles nationaux de l’Europe occidentale du 18e et du 19e siècle correspond donc à une proximité des mouvements par lesquels, dans chacun de ces ensembles, la « structure » économico-sociale se traduit en « superstructures » culturelles, par lesquels les éléments qui relèvent de l’analyse marxiste classique – degré de concentration du capital, phase de l’industrialisation, taille du prolétariat… - se traduisent dans les formes de vie populaires, dans les activités culturelles, dans l’administration, dans la vie politique enfin.
Cette proximité entre les mouvements de « traduction » qui constituent le procès historique de ces formations sociales, ce que Gramsci appellera dans les Cahiers des « blocs historiques », est au principe des « traductions » effectives et possibles entre les formes spécifiques que prennent ces blocs historiques, depuis les échos entre formes artistiques ou littéraires, par exemple, jusqu’à la traduction dans son sens habituel, c’est-à-dire linguistique, en passant par la traduction entre concepts, comme l’exemple de la « conscience de soi allemande » et de « l’égalité française » le montrent.
Cette proximité, enfin, est elle-même un processus et les éléments qui la composent peuvent donc être décalés dans le temps les uns par rapport aux autres : le moment du développement historique structurel auquel se trouve un bloc historique peut être celui d’une phase précédente de l’histoire d’un autre bloc : la France et l’Angleterre sont ainsi des nations déjà anciennes quand l’Allemagne ne l’est pas encore, n’a pas encore, autrement dit, traduit sous la forme politique, administrative, juridique de la nation, le mouvement profond de sa structure économico-sociale. La traduction, dans sa plus grande portée, n’en est pas moins possible : la nation plus « avancée » dans une forme déterminée peut comprendre celle qui en est à l’étape qu’elle a elle-même connue auparavant, et la nation moins avancée peut elle aussi comprendre à travers ce qu’elle apprend de la nation plus avancée, quel peut être son propre futur.
Cela éclaire le statut du « commun » qui est la condition de possibilité de l’acte de traduction : ce que partagent le « texte source » et le « texte cible », ce que partagent « l’expérience russe » et l’expérience italienne qu’il s’agit de faire advenir, n’a pas d’existence en soi, à part, hors du partage même, le « commun », ici, est construit ensemble par la « source » et par la « cible », par l’auteur « source » et ses lecteurs, par le traducteur « cible » et ses lecteurs, par les masses populaires russes et les masses populaires italiennes. La traduction apparaît ainsi, plus globalement, comme au fondement de la praxis. Les traductions, ici, sont les actes mêmes par lesquels la « structure » détermine des « superstructures », par lesquels des superstructures se font écho les unes aux autres, c’est-à-dire les actes qui font exister le « commun » qui forme les « blocs historiques » et qui résonne entre ceux-ci.
Traductologie et paradigme néo-linguistique
Le rapport que Gramsci charge la notion de traduction de représenter entre éléments, composantes, etc., bref entre « source » et « cible », n’est donc pas compris par lui comme un simple rapport de transfert d’un sens, qui existerait en tant que tel, d’un lieu dans un autre, et qui serait transporté, intact, d’un contexte dans un autre, ce rapport est compris par Gramsci comme un rapport de création, ou de « production » - cette notion si importante chez lui. La traduction, en transformant la source pour la faire entrer dans le monde de la cible, crée du nouveau : pour le dire dans des termes qui sont ceux du cœur proprement linguistique de la notion, la traduction crée un texte qui n’existait jusque là ni dans la source ni dans la cible. La traduction est un acte et, comme tel, elle ne fait pas que s’insérer dans un contexte historique, c’est-à-dire économique, social, culturel, politique, elle participe de la construction de ce contexte. De là découle l’angle particulier sous lequel se pose, chez Gramsci, la question de la « traductibilité ».
Le concept de traductibilité accompagne toujours, au moins implicitement, la notion même de traduction : il faut, pour traduire, présupposer que la traduction est possible, que la source est traductible dans la cible. La question de la traductibilité constitue le socle théorique de toute « traductologie » : de Schleiermacher à Susan Bassnett, en passant par Malinowski, Walter Benjamin ou Georges Mounin, le point de départ de toute réflexion sur la traduction est la constatation, non pas de la difficulté, mais bien de l’impossibilité de traduire, impossibilité pratique, mais également théorique. Deux langues différentes correspondent à un découpage différent de la réalité et ne peuvent pas être superposées. La traduction, comme transfert, sans transformation ni perte, d’un sens d’une forme dans une autre, est impossible. Traduire est pourtant une activité pratiquée depuis la nuit des temps et toute démonstration de l’impossibilité théorique de traduire est systématiquement ignorée par la pratique effective de la traduction. Telle est la question en quelque sorte « originelle » de toute traductologie : comprendre pourquoi et comment la traduction est pratiquée alors même qu’elle serait théoriquement impossible.
Gramsci connaît très bien cette problématique : au § 21 du Cahier 16, dans le droit fil de sa réflexion sur les « langues artificielles », il souligne la différence existant entre le langage strictement mathématique et le langage courant : « la mathématique se base essentiellement sur la série numérique, c’est-à-dire sur une infinité d’égalités (1 = 1) qui peuvent être infiniment combinées », alors que « les exercices de langues que l’on fait au lycée font apparaître au bout d’un certain temps que dans les traductions latin-italien, grec-italien, il n’y a jamais identité des termes des langues mises en confrontation, ou du moins qu’une telle identité qui semble exister au début de l’étude (« rosa » italien = « rosa » latin), [...] s’éloigne toujours plus du schéma mathématique pour atteindre un jugement historique et de goût, dans lequel les nuances, l’expressivité “unique et individualisée“ prévalent »[19]. Bref, il n’y a pas de correspondance univoque entre les mots des langues « mises en confrontation ».
Gramsci donne là encore, comme principes explicatifs, ceux de la « néolinguistique » et de la thèse crocienne : les langues « non formelles » mettent en jeu un « jugement historique et de goût », c’est-à-dire qu’elles renvoient à des usages dont certains relèvent de traditions, un « sens commun » qui, lui aussi, vient de quelque part, et notamment d’un passé. Les langues non formelles relèvent d’un « conformisme linguistique », et, enfin, elles sont « expression » avant d’être communication : les langues sont un ensemble de gestes expressifs et chacun de ces gestes est incarné, dans un temps, un lieu, une personne, une voix, chacun de ces gestes est unique, là où, au contraire, les mathématiques ne mettent en jeu que l’égalité, le même, l’identique.
Chez Gramsci, la traduction apparaît ainsi comme étant au cœur, au principe, du « paradigme néo-linguistique ». Une langue est toujours traduite, il n’y a pas d’état de langue d’avant la traduction. Le « conformisme linguistique » repose sur la traduction. On sait que, pour Gramsci, une langue ne peut pas être créée artificiellement, une « langue nationale » est, au bout du compte, c’est-à-dire au terme de sa formation (jusqu’au moment où elle est officialisée comme langue nationale), une « traduction » des idiomes auxquels elle se substitue, dans un autre idiome, lui-même devenu autre chose, devenu original par son adoption et par l’effort de traduction qui a été fait par les locuteurs des autres idiomes qui l’ont adopté.
Il en est ainsi parce que le langage est l’expression de toute la vie sociale du groupe auquel appartiennent les locuteurs, c’est-à-dire l’expression des échanges, des relations au quotidien qu’entretient chaque locuteur avec tous les autres, l’expression de la culture en formation, en devenir, de tout groupe social. Le rôle du langage dans cette énergie vitale en acte du groupe social s’incarne dans la traduction, laquelle signifie non seulement le passage d’un usage à un autre, d’une forme expressive à une autre, mais l’invention de nouvelles formes expressives, invention par lesquelles un groupe social passe d’un état de culture ou de civilisation à un autre.
Il en est ainsi, enfin, parce que le langage est métaphore dans son essence : « Le langage […] est toujours métaphorique » [20]. Les langues se transforment et leur transformation est un aspect de l’évolution historique des sociétés. Le changement, ici, est d’abord celui de la signification attribuée aux mots, aux expressions, il s’agit d’un changement dans l’usage avant même qu’ait lieu un changement dans les formes linguistiques. « on peut dire [...] que le langage actuel est métaphorique par rapport aux signifiés et au contenu idéologique que les mots ont eu dans les précédentes périodes de civilisation. » [21]. Le sens nouveau ne fait pas disparaître le sens ancien, précisément parce que la forme est restée la même. De même que la métaphore met en rapport deux sens différents, le sens nouveau conserve le sens ancien dans son horizon : « personne aujourd’hui ne pense que le mot “dés-astre“ soit lié à l’astrologie et se considère comme induit en erreur sur les opinions de ceux qui l’utilisent ; de même, un athée peut parler de “dis-grâce“ sans être considéré comme un partisan de la prédestination, etc. La nouvelle signification “métaphorique“ s’étend avec l’extension de la nouvelle culture, qui, par ailleurs, crée également des mots tout neufs et les emprunte à d’autres langues avec un sens précis, c’est-à-dire sans l’extension qu’ils avaient dans la langue originale. » [22]. Les « signifiants » qui constituent les langues ont tous une histoire et recouvrent plusieurs sens, les sens disparus demeurant présents comme des fossiles.
Dans la logique « crocienne » de la conception gramscienne du langage, toute expression linguistique, par essence individuelle, est elle-même une traduction et est elle-même traduite : chaque occurrence d’une même phrase répétée par le même locuteur est toujours unique, et, par là, différente des autres, des précédentes et des suivantes, de sorte que seul le concept de traduction permet de rendre compte de ce qui rapporte ces occurrences les unes aux autres, de ce qui fait pourtant de chacune d’elles l’occurrence d’une même expression. C’est pourquoi, chez Gramsci, dans le contexte de l’élargissement de la notion de traduction, la « traductibilité » prend une portée particulière : la traductibilité apparaît comme le principe même du processus historique, la traductibilité renvoie à la praxis et apparaît ainsi comme constituant le cœur même de la « philosophie de la praxis ».
La philosophie de la praxis comme unique réceptacle de la traductibilité
C’est par une réflexion critique sur la philosophie de Benedetto Croce que Gramsci établit ce principe de la traductibilité comme fondement du « matérialisme historique » qu’il traduira lui-même en « philosophie de la praxis ».
Au Cahier 10, consacré à Croce, Gramsci cherche « à résoudre le problème » de savoir « si la traductibilité réciproque des divers langages philosophiques et scientifiques est un élément “critique“ propre à chaque conception du monde ou propre seulement à la philosophie de la praxis (de manière organique) et que d’autres philosophies ne peuvent s’approprier que partiellement » [23]. La traductibilité, rappelle-t-il, renvoie à ce que partagent des cultures différentes, dans des langues différentes, dans des usages différents, des traditions, des formes différentes, et selon « la prédominance » dans chaque cas, « d’une activité intellectuelle ou pratique » - la philosophie classique allemande ou la politique française - et qui constituent pour ces cultures différentes, un certain moment d’un développement historique commun. Or, dit Gramsci, « il semble qu’on puisse dire que c’est seulement dans la philosophie de la praxis que la “traduction“ est organique et profonde, alors que, selon d’autres points de vue, elle n’est souvent qu’un simple jeu de “schématismes“ génériques. »[24].
Sans doute, l’idée d’une correspondance, ou d’une résonance, des différentes expressions culturelles les unes dans les autres est-elle implicitement contenue dans toute pensée philosophique qui prend la forme d’un système et donc entend donner « le dernier mot » sur « l’être » : construire un tel système, c’est précisément établir ces correspondances, les mettre au jour en exposant, ou en dévoilant, leur rôle dans l’unité fondamentale impliquée par l’idée de système. Cependant, avant l’émergence de la philosophie de la praxis, cette compréhension, cette affirmation, cette construction de l’unité fondamentale, sont spéculatives, le « dernier mot », en somme, est hégélien. Dans le cas de la philosophie de la praxis, il en va différemment : la traductibilité y est « organique ». Elle seule est à même de montrer les correspondances, les échos existant entre formes culturelles, en les analysant comme des traductions de « structures » en « superstructures », elle seule est à même de montrer ainsi qu’entre toutes les différences qui séparent les divers blocs historiques constituant l’Allemagne, la France et l’Angleterre, la traduction est possible ; traduction, au sens classique du terme, de langue à langue, mais qui est elle-même possible parce qu’est effective la traduction entre des formes en apparence aussi isolées dans leur spécificités que la philosophie spéculative allemande, la réflexion et l’action politique française et l’économie politique et pratique anglaise. Seule la philosophie de la praxis est capable de traduire en politique française, c’est-à-dire en termes d’égalité, la philosophie spéculative allemande, c’est-à-dire la conscience de soi dans son sens philosophique. Cette mise en correspondance particulière ne consiste pas, en effet, à évoquer un vague écho, elle est une véritable traduction. Seule la philosophie de la praxis est en mesure de dégager ce qui est réellement commun à l’égalité française et à la conscience de soi allemande, car ce commun est précisément le contenu même de la philosophie de la praxis : le mouvement historique concret, incluant l’action politique elle-même, sous l’angle théorique, le « matérialisme historique ».
Hegel a établi les fondements théoriques de la notion de « traductibilité » en affirmant l’unité de la philosophie et de l’histoire, laquelle constitue l’histoire même comme procès, mais ce n’est qu’en ajoutant la politique à l’unité de la philosophie et de l’histoire que cette unité devient, non plus seulement concept, mais pratique, procès historique, bref, praxis. La traductibilité spéculative de Hegel est traduite, par Marx, en matérialisme historique, premier moment de la philosophie de la praxis. Ainsi, ce qui est traduisible, ce sont les phases du mouvement global qui porte, dans des conditions déterminées diverses, et selon des temporalités diverses, des « blocs historique » divers, depuis des civilisations de type ancien régime, jusqu’à la civilisation industrielle capitaliste bourgeoise ; ce sont les éléments constituant ces phases éventuellement décalées les unes par rapport aux autres qui sont traduisibles entre eux et seule la philosophie de la praxis, qui n’est pas une philosophie comme les autres, qui est davantage qu’une philosophie, qui n’est pas la conception du monde d’un philosophe illustre, mais celle d’une classe au rôle universel, rend compte de cette traductibilité, car telle est précisément la praxis : l’unification concrète des peuples, non par l’annulation de leurs différences, mais par la construction commune de ce qu’ils partagent.
Pour les Italiens, précise Gramsci, la compréhension et la mise en œuvre de cette « traductibilité » met en jeu le rapport à la philosophie de Benedetto Croce : « Il faut que l’héritage de la philosophie classique allemande soit non seulement inventorié, mais qu’on le fasse redevenir vie opérante, et pour cela, il faut prendre en compte la philosophie de Croce, c’est-à-dire que, pour nous italiens, être les héritiers de la philosophie classique allemande signifie être héritiers de la philosophie crocienne, qui représente le moment mondial actuel de la philosophie classique allemande. »[25]. Marx avait en effet traduit le spéculatif hégélien en « historicisme réaliste“, donnant naissance ainsi à la première philosophie de la praxis, c’est-à-dire à une « conception du monde » qui est plus qu’une philosophie, qui est aussi une pratique, une transformation du monde. Cette conception du monde, cependant, dans son procès historique même, s’est « vulgarisée » et, par là asséchée, transformée en une sorte de « langue universelle » artificielle, en une méthode séparée de son terrain d’application, en une pure technique. Croce l’a retraduite en « langage spéculatif » : « comme la philosophie de la praxis a été la traduction de l’hégélianisme en langage historiciste, de même la philosophie de Croce est, dans une mesure tout-à-fait remarquable une retraduction en langage spéculatif de l’historicisme réaliste de la philosophie de la praxis. » [26]. C’est ainsi que la philosophie crocienne peut devenir « la prémisse d’une reprise de la philosophie de la praxis […] Il faut refaire pour la conception philosophique de Croce la même réduction que les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis ont faite pour la conception hégélienne ». En d’autres termes, le renversement de la philosophie hégélienne qui avait été accompli par Marx, a été annulé par Croce par un renversement contraire, rendant par là même nécessaire, mais surtout possible, un nouveau renversement, une nouvelle remise sur ses pieds de la dialectique hégélienne. Or, la notion de traduction rend compte de ce double mouvement d’une manière bien plus souple et précise que la métaphore classique : Marx a « traduit » l’historicisme spéculatif de Hegel en historicisme réaliste, c’est-à-dire en philosophie de la praxis ; une traduction peut s’effectuer dans les deux sens et l’historicisme réaliste de Marx, après avoir épuisé sa force de poussée historique, a été retraduit par Croce en langage spéculatif. La tâche devant laquelle se trouve « nos générations », comme dit Gramsci, est de traduire à nouveau l’historicisme spéculatif crocien en philosophie de la praxis, « pour la solution des devoirs les plus complexes que le déroulement actuel de la lutte propose, c’est-à-dire la création d’une nouvelle culture intégrale, qui ait les caractères de masse de la Réforme protestante et des Lumières françaises et qui ait les caractères classiques de la culture grecque et de la Renaissance italienne, une culture qui, pour reprendre les mots de Carducci, synthétise Maximilien Robespierre et Emmanuel Kant, la politique et la philosophie dans une unité dialectique intrinsèque à un groupe social non seulement français ou allemand, mais européen et mondial » [27]
Le parallèle avec W. Benjamin
En 1923, W. Benjamin publie « La tâche du traducteur », en préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire [28]. Il y développe l’idée que la traduction d’une œuvre littéraire n’a pas pour vocation de transmettre un sens, car la finalité de l’œuvre littéraire n’est pas de communiquer. Ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire, une œuvre, est précisément ce qui, en lui, échappe à ce que font tous les autres types de textes. L’œuvre littéraire ne vise certainement pas à transmettre une information, de sorte qu’une traduction qui consisterait à transmettre simplement le sens linguistique du texte, ne transmettrait pas ce dont l’œuvre est véritablement porteuse, mais seulement ce qui, en elle, ne la définit pas comme une œuvre : il s’agirait d’« une transmission inexacte d’un contenu inessentiel » [29], ce qui définit la mauvaise traduction. Bref, ce qui distingue l’œuvre littéraire d’un autre texte semble proprement intraduisible ; au fond, demande Benjamin, l’œuvre « admet-elle, et s’il en est ainsi […] désire-t-elle même la traduction ? » [30]. Ce qui importe en premier lieu à celui qui écrit est-il d’être compris, du moins immédiatement et directement ? Cherche-t-il à être compris par ces hommes déterminés, ses contemporains, qui, les premiers, liront son œuvre ? Cherche-t-il, même, à être compris de l’humanité entière ? Ce à quoi il s’adresse, n’est-ce pas à un absolu qui dépasse l’humanité même ? « C’est ainsi qu’on aurait le droit de parler d’une vie ou d’un instant inoubliables, même si tous les hommes les avaient oubliés. Car si leur essence exigeait qu’on ne pût les oublier, ce prédicat ne serait rien de faux, mais seulement une exigence à laquelle les hommes ne pourraient répondre, et en même temps tout aussi bien le renvoi à un domaine où réponse lui serait donnée : un souvenir de Dieu. Il resterait à évaluer en réponse la traductibilité des créations de langue, même si elles étaient intraduisibles pour les hommes. » [31]. L’œuvre littéraire est telle car elle postule sa lisibilité fondamentale, qui est comme sa lisibilité par Dieu et pour Dieu, indépendante de la langue particulière et des circonstances déterminées dans lesquelles elle est créée. Cette lisibilité pour Dieu est le « rapport le plus intime entre les langues », rapport en lui-même inaccessible, mais toujours là, y compris dans la situation d’intraductibilité apparemment la plus définitive. Toute langue postulant sa lisibilité « pour Dieu », toutes les langues sont parentes. Si l’on réintroduit ici cet autre théoricien important de la traduction contemporain de Benjamin et de Gramsci, Bronislaw Malinowski, sans doute peut-on dire, dans le droit fil de la démarche de Benjamin, que la langue des pêcheurs mélanésiens des îles Trobriand et les langues polonaise ou anglaise de Malinowski sont a priori parentes, ce qui est également une manière de dire que n’importe quel homme, lui-même locuteur d’une langue, peut comprendre et apprendre une autre langue, aussi distante de la sienne soit-elle.
Une langue est un système et c’est en cela qu’elle est nécessairement distante des autres langues. Le mot français « pain » et le mot allemand « Brot » dénotent la même réalité, face au même objet, par exemple, une « baguette », le français pourra employer le mot « pain », l’allemand le mot « Brot », mais l’inverse ne sera pas possible : le francais ne pourra pas, en s’exprimant dans sa langue, employer le mot « Brot », et l’allemand ne pourra pas, en s’exprimant dans sa langue, employer le mot « pain » ; en tant que système de signes, les langues s’excluent les unes les autres. C’est qu’il faut distinguer le « visé », qui « est à coup sûr le même », dit Benjamin, à savoir la baguette, et « le mode de le viser ». « En effet, poursuit Benjamin, dans le mode visée il se trouve que les deux mots signifient quelque chose de séparé pour l’Allemand et le Français, qu’ils ne sont pas pour eux interchangeables, et même en dernière instance tendent à s’exclure ; alors qu’en ce qui concerne le visé, ceux-ci, pris absolument, signifient une même et identique chose » [32]]. Chaque langue est exclusive des autres, et, par là, est incomplète, son « mode de viser » est un mode de viser parmi tous les autres ; chaque langue, par là aussi, complète les autres langues. Les langues ne sont donc pas simplement « parentes », elles se complètent les unes les autres, chacune portant en son cœur le postulat d’une « langue pure » qui apparaît comme la somme spéculative de toutes les langues. Tel est le fondement de la traductibilité. Cette « langue pure », somme de toutes les langues, constitue l’horizon de toute traduction, de toute « bonne » traduction : « De même que les débris d’une amphore pour être rassemblés, doivent être contigus dans les plus petits détails, sans être pourtant semblables, de même la traduction, au lieu d’imiter le sens de l’original, doit-elle plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, s’annexer dans sa propre langue son mode de visé à lui, pour que de cette façon original et traduction soient reconnaissables comme des fragments d’une langue plus grande, de même que les débris comme ceux d’une seule amphore » [33].
D’où la temporalité essentielle à toute traduction. « toute traduction n’est qu’une manière en quelque sorte provisoire de s’expliquer avec l’étrangeté des langues ». Dans sa visée de la « pure langue », toute traduction est provisoire, manifestant tout à la fois la capacité des langues à se compléter et leur incomplétude ; les langues, projetées vers la « pure langue », visant l’horizon de celle-ci, se transforment en permanence et se complètent en permanence : « de même que le ton et la signification des grandes œuvres littéraires se transforment totalement avec les siècles, de même se transforme aussi la langue maternelle du traducteur. Oui, pendant que la parole de l’écrivain perdure dans ce qui lui est propre, c’est le destin même de la plus grande traduction de disparaître dans la croissance de sa langue, de sombrer dans son renouveau. » [34].
La traduction n’a donc rien à voir avec la reproduction ou la copie. Celles-ci ne sont pas les conditions de la traductibilité. La traduction ne consiste pas à parcourir un chemin, déjà tracé, allant d’une langue à l’autre, elle ne consiste pas non plus à découvrir un tel chemin, mais bien plutôt à l’inventer, à le construire de manière éphémère. Gramsci n’a pas connu Benjamin et n’a, pour ce qu’on en sait, jamais lu La tâche du traducteur, comme il n’a pas lu non plus The Problem of Meaning in Primitive Languages, l’essai de Malinowski publié lui aussi en 1923. Comme l’a montré Derek Boothman, la conception gramscienne du langage, telle qu’elle était déjà exposée, quelques années plus tôt, dans ses textes contre les langues artificielles, partage avec celle de Malinowski ce que celui-ci formalisera sous le concept de « contexte de situation », à savoir la conviction qu’une langue ne peut être isolée, dans aucune de ses dimensions, de son contexte social, des « usages » qui constituent ce que lui, Gramsci, appellera dans les cahiers, le « conformisme linguistique ».
De la même manière, on doit souligner, ici, l’écho que la philosophie de la traduction développée par Walter Benjamin fait à la démarche de Gramsci. Tout se passe comme si Gramsci « renversait » la « pure langue » benjaminienne comme il s’efforçait de « renverser » l’historicisme spéculatif de Croce, ou comme Marx avait renversé la philosophie spéculative de Hegel. La somme spéculative de toutes les langues, que postule chaque langue, dans son incomplétude essentielle, et qui fonde la « traductibilité » a priori de toute langue, définissant la traduction comme création et non reproduction ou copie, devient, chez Gramsci, la praxis, c’est-à-dire le procès dans lequel se construisent les correspondances, les échos entre communautés humaines que la vie en mouvement de celles-ci entretient, le procès dans lequel se construit la traductibilité concrète des langues entre elles et, parce que toute langue est plus qu’une langue, la traductibilité des communautés humaines, des « blocs historiques » entre eux.
- ↑ Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista, (Perugia: Guerra, 2004)
- ↑ Fabio Frosini, "Traducibilità Dei Linguaggi e Unità Di Teoria e Pratica Nei Quaderni Del Carcere Di Antonio Gramsci", Relazione Al Convegno "Crisi e Critica della modernità in Antonio Gramsci" (Brescia, 21 Marzo 2015), <https://www.academia.edu/38055269/Fabio_Frosini_Traducibilit%C3%A0_dei_linguaggi_e_unit%C3%A0_di_teoria_e_pratica_nei_Quaderni_del_carcere_di_Antonio_Gramsci_Relazione_al_convegno_CRISI_E_CRITICA_DELLA_MODERNIT%C3%80_IN_ANTONIO_GRAMSCI_Brescia_21_marzo_2015_>, "Sulla «traducibilità» Nei Quaderni Di Gramsci, Critica Marxista, N.S., 2003, 6, Pp. 29-38.’, <https://www.academia.edu/440521/F_Frosini_Sulla_traducibilit%C3%A0_nei_Quaderni_di_Gramsci_Critica_marxista_N_S_2003_6_pp_29_38>
- ↑ Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini. « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique ». Laboratoire italien. Politique et société, nᵒ 18, novembre 2016. journals.openedition.org, doi:10.4000/laboratoireitalien.1065.
- ↑ Franco Lo Piparo, Lingua intellettuali egemonia in Gramsci. Roma, 1979
- ↑ voir : Alessandro Carlucci, "«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci", Antologia Premio Gramsci, XII Edizione, Sassari: Edes, 2012. www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012)
- ↑ voir la lettre à Tania du 26/08/1929 : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore. En 1921 je me suis adressé aux représentants italiens de la Société des auteurs français pour avoir l'autorisation de publier un roman sous forme de feuilleton. Pour 1000 lires j'obtins l'autorisation et la traduction faite par un quidam qui était avocat. Le service faisait tellement sérieux et l'avocat-traducteur semblait tellement être un homme du métier que j'envoyai tout droit le manuscrit aux typos, afin qu'on composât la matière de dix feuilletons à tenir toujours prêts. Cependant la nuit précédant le début de la publication, je voulus, par scrupule, contrôler et je me fis apporter les épreuves. Dès les premières lignes, je bondis : je venais de découvrir que sur une montagne il y avait un gros navire. Il ne s'agissait pas du mont Ararat et donc de l'arche de Noé, mais d'une montagne suisse et d'un grand hôtel. La traduction était tout entière de cet acabit : « morceau de roi était traduit pezzettino di re, « goujat »: pesciolino et tout à l'avenant et de façon encore plus comique. Sur ma protestation, le service me fit un rabais de 300 lires pour faire refaire la traduction et m'indemniser de la composition perdue, mais le plus beau fut que lorsque l'avocat-traducteur eut entre les mains les 700 lires qui restaient et qu'il devait remettre à son chef de bureau, il s'enfuit à Vienne avec une fille. », Lettres de prison, http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html
- ↑ Lettre à Tania du 9 février 1929 : « Pour l'instant je ne fais que des traductions, pour me refaire la main... »
- ↑ Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, Ed. du Seuil, 1999, p. 49
- ↑ Lucia Borghese, « Aunt Alene on Her Bycicle: Antonio Gramsci as Translator from German and as Translation Theorist », in Peter Ives and Rocco Lacorte, Gramsci, Language and Translation, Lexington Books, 2010
- ↑ Lettres de prison, O. C., p. 257
- ↑ Cahier 11, 46
- ↑ voir : Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique, O. C.
- ↑ voir : Lénine, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, 1919-1923, Bibliothèque communiste, Librairie du Travail, juin 1934, cité par Descendre et Zancarini, O. C. p. 6
- ↑ Ibid., p. 7
- ↑ Ibid.
- ↑ « De tout cela ressort que, [chez Gramsci] dans une large anticipation par rapport aux traductologues modernes, l’acte de traduire est vu comme un processus très complexe, qui implique “un réseau de rapports“, non seulement linguistiques mais surtout culturels, en plus d’autres éléments. Peu de savants de son époque se sont peut-être pleinement rendus compte de la complexité, en dehors de la sphère de la poésie, de [ce qu’est] traduire. Ce que Gramsci théorise et ce qu’il fait consiste dans la “cartographie“ d’une culture dans les termes d’une seconde culture... ». Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista, Guerra, 2004, p. 24
- ↑ Malinowski ne cessera d’approfondir son « ethno-linguistique » : voir le tome 2 de Coral Gardens…, 1935
- ↑ « Dans les premières leçons d’histoire de la philosophie, Hegel dit que “la philosophie de Kant, de Fichte et de Schelling contient, sous forme de pensée, la révolution“, vers laquelle l’esprit a progressé dans les derniers temps en Allemagne, c’est-à-dire dans une grande époque de l’histoire universelle, à laquelle “seuls deux peuples ont pris part, les Allemands et les Français, pour opposés qu’ils soient entre eux, mieux précisément parce qu’ils sont opposés“ ; de sorte que, là où le nouveau principe en Allemagne “a fait irruption comme esprit et comme concept“, il s’est, en France, au contraire développé comme réalité effective“... » (Cahiers 11, § 49). Le passage de La sainte famille auquel Gramsci fait référence est le suivant : « Que M. Edgar veuille bien comparer un instant l’égalité française avec la conscience de soi allemande, et il s’apercevra que le second principe exprime à l’allemande, c’est-à-dire dans la pensée abstraite, ce que le premier dit à la française, c’est-à-dire dans la langue de la politique et de la pensée intuitive. La conscience de soi, c’est l’égalité de l’homme avec lui-même dans la pensée pure. L’égalité, c’est la conscience que l’homme a de lui-même dans le domaine de la pratique, c’est-à-dire, par conséquent, la conscience qu’un homme a d’un autre homme comme étant son égal et le comportement de l’homme à l’égard d’un autre homme comme vis-à-vis de son égal. L’égalité est l’expression française pour traduire l’unité essentielle de l’être humain, la conscience générique et le comportement générique de l’homme, l’identité pratique de l’homme avec l’homme. » (Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte famille ou Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts, 1845, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.html, ch. IV, « “La Critique critique sous les traits du Calme de la connaissance“ ou la Critique critique personnifiée par M. Edgar », note marginale critique n° 3, p. 44)
- ↑ Cahier 16, § 21
- ↑ Cahier 11, § 24
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Cahier 10, § 47
- ↑ Ibid.
- ↑ Cahier 10, § 11
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Walter Benjamin, La tâche du traducteur', Traduit par Martine Broda, https://po-et-sie.fr/wp-content/uploads/2018/10/55_1991_p150_158.pdf.
- ↑ Ibid. p. 1
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 2
- ↑ Ibid. p. 4
- ↑ Ibid. p. 7
- ↑ Ibid. p. 4