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La « question méridionale »
En novembre 1926, quand Gramsci est arrêté, il est en train de terminer son essai sur « La question méridionale »[1], seul texte de lui – hors articles de presse et rapports politiques - à avoir été publié de son vivant [2]. L'ouvrage de Gramsci deviendra un classique de la réflexion italienne sur la « question méridionale ».
La « question méridionale » apparaît avec l’unification de l’Italie en 1861. Elle naît d’études d’abord menées par des non-méridionaux. Le débat se poursuit ensuite et se développe jusqu’à l’avènement du fascisme, impliquant de grands intellectuels tels Benedetto Croce, Giustino Fortunato, Gaetano Salvemini… Gramsci s’y intéresse très jeune et le suivra toujours de près, avant d’y participer lui-même, et c’est à travers sa réflexion sur la "question méridionale" qu'il élaborera certaines notions essentielles – celles qui vont constituer la substance du concept d’hégémonie.
Gramsci, lui-même méridional, réfléchit à la « question agraire », qui se confond en Italie avec la question méridionale, et prend sur ce terrain, à la suite de Lénine, ses distances avec la doctrine officielle du marxisme classique, celui de la IIe Internationale. Il réfléchit à la question de « l’alliance » ouvriers-paysans. Dès le début des années 1920, cependant, sa réflexion va s’infléchir par rapport à la conception proprement léniniste de « l’alliance » ; Gramsci élargit la notion de prolétariat à l’ensemble des « subalternes », dont il propose une description économique et sociologique précise, et il forge les concepts qui permettent d’articuler les différentes catégories de ces subalternes au projet communiste global : l’opposition, par exemple, entre « classes dirigeantes » et « classes dominantes », la notion de « bloc historique », l’analyse du rôle des intellectuels dans l’unité organique du bloc… Toutes notions qui seront développées plus tard dans les Cahiers de prison, et qui, rapprochées du paradigme linguistique qui traverse toute la pensée de Gramsci, montre, au principe de celle-ci, ce qu’on pourrait considérer comme une ontologie de la démocratie.
Sommaire
Les termes du débat : la « question méridionale »
L'expression « question méridionale » fait référence classiquement à l’écart de développement existant entre l’Italie du Nord et du Centre d’un côté, et celle du Sud de l’autre, plus précisément au retard que celle-ci accuserait par rapport au Nord industriel, retard économique, social, culturel, politique et, enfin, retard persistant.
Il faut le rappeler, pour trivial que cela puisse paraître : il n’y a pas de « question méridionale » en Italie avant la naissance de l’Italie unifiée en 1861. C’est lorsque les différentes composantes de la Péninsule sont réunies en un seul État – qui vise à devenir une « nation – qu’on peut à bon droit parler de « question méridionale ». Sans doute pouvait-il y avoir, pour le Royaume de Naples, une « question sicilienne », comme il pouvait y avoir, pour le Royaume piémontais, une question sarde, mais la « question méridionale » est tout autre chose : elle fait immédiatement référence à la nouvelle Italie.
Par ailleurs, on sait aujourd’hui qu’avant 1861, le « retard » entre le Mezzogiorno et le Nord de l’Italie, représenté alors principalement par le Piémont, n’était pas aussi prononcé qu’il le deviendra à la fin du siècle et que l’écart intérieur dans la nouvelle Italie était bien moindre que celui qui séparait l’Italie tout entière, Piémont compris, des nations européennes les plus développées du moment : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. En particulier sur le plan industriel, l'Italie tout entière accusait un « retard » important par rapport à ses voisins, bien plus que le Sud de la Péninsule par rapport au Nord, où l'industrialisation, là aussi, restait à accomplir.
Bref, c’est la création de l’État italien en 1861, dans la forme qu’elle a prise, à savoir la conquête de la Péninsule par le Royaume du Piémont, et ce sont les politiques, d’inspiration essentiellement libérale, mises en place par cet État, qui sont en grande partie la cause du creusement de l’écart entre l’Italie du Nord et celle du Sud, du retard de la seconde par rapport à la première constaté à partir du milieu des années 1870. C’est ainsi l’unification de l’Italie qui est à l’origine de l’apparition d’une « question méridionale », perçue à la fois comme une situation objective – le fossé qui s’élargit entre une Italie du Nord « moderne », c’est-à-dire industrialisée et citadine, et une Italie du sud « arriérée », c’est-à-dire massivement agricole et rurale – et comme l’objet d’un vaste débat national, qui commence vers 1875 et dont les présupposés et les grands thèmes seront bien établis à la veille de la Grande guerre. La portée de la « question méridionale » apparaît ainsi pour ce qu’elle est, à savoir le principal problème que pose la construction de l’unité du pays. La construction de l’Italie est ce qui fait naître la question méridionale et la résolution de cette question apparaît en même temps comme la condition de l’unité. La « question méridionale » est, pour la nouvelle Italie, une question nationale, mieux, elle est la question nationale.
Pendant les premières années du règne de Victor-Emmanuel II, l’Italie est gouvernée par la dite « droite historique », dans la lignée de l’action de Cavour. Il s’agit d’une droite libérale – essentiellement piémontaise - qui entend moderniser le pays et combler le retard de celui-ci par rapport aux nations européennes plus avancées. Cette « droite historique » ignore tout de l’Italie du Sud. L’idée que s’en font les élites piémontaises est celle héritée des voyageurs du « grand tour » : une Italie méridionale qui serait le « jardin de l’Europe », disposant de ressources merveilleuses dont seuls une organisation territoriale déficiente, un régime politique obsolète et une société encore féodale empêcheraient qu’en soient recueillis les fruits. Une politique économique libérale ne manquerait pas de libérer les forces et les potentialités du Sud et d’homogénéiser le développement national.
La découverte de la réalité du Mezzogiorno a donc été un choc, d’autant plus qu’elle s’est faite par le biais du « brigandage » et de la lutte armée qu’il provoque entre 1861 et 1865. Les témoignages abondent alors exprimant la surprise des fonctionnaires et officiers piémontais devant le décalage, économique et culturel, existant entre le Nord et les provinces méridionales.
Le gouvernement italien, pour mettre fin à la semi guerre civile qu’est le brigandage, doit employer des moyens extrêmes – et il n’hésite pas à le faire - qui apparentent clairement son action à une intervention coloniale, du type de celles menées ailleurs dans le monde – en Afrique et en Asie – principalement par la Grande Bretagne et la France. C’est alors que commence à se mettre en place l’interprétation raciale du « retard » méridional. On connaît la phrase de Luigi Carlo Farini, l’un des premiers présidents du Conseil de la toute nouvelle Italie : « Rien à voir avec l’Italie. C’est l’Afrique : les bédouins, par rapport à ces “caffoni“, sont des parangons de vertu civile » [3], et s’il est clair, une quinzaine d’années après l’unité, que les résultats escomptés des politiques libérales, fondées sur le libre échange, n’ont pas été atteints, ce ne peut être que parce que les populations méridionales sont, non seulement culturellement, mais biologiquement, inférieures, idée qui a elle-même pour corollaire le sentiment que le Sud est une « palla di piombo », un boulet pour le développement du Nord.
Les enquêtes de 1875, Sonnino et Franchetti
En 1875, deux enquêtes sont menées en Sicile pour prendre la mesure du problème. Une commission parlementaire est créée, dont les membres vont faire le tour de la Sicile pendant quelques semaines. L’enquête permettra de rassembler des données statistiques précieuses, mais la commission rencontre essentiellement les élites en place et sa vision du pays reste très indirecte et institutionnelle.
Une autre enquête est organisée, à titre privé, par deux jeunes intellectuels toscans : Sydney Sonnino, Leopoldo Franchetti [4]. Ils sont juriste et économiste. Politiquement, ils se situent dans la mouvance de la « droite historique ». Ce sont avant tout des libéraux, au sens de l’époque : leur libéralisme politique s’accompagne d’un grand conservatisme social et d’une ferme conviction libre-échangiste sur le plan économique. Leur entreprise n’est pas entravée par les contraintes de l’enquête parlementaire, ils rencontrent une population plus diverse et se rendent dans des lieux moins institutionnels et plus proches de la réalité de la Sicile.
Sonnino et Franchetti publient les résultats de leur enquête en 1876, sous le titre La Sicilia nel 1876, en deux volumes - Sonnino se chargeant de la partie « sociologique » et Franchetti de la partie plus « économique ». Leur conclusion est que toute la société sicilienne, depuis les élites jusqu’aux couches subalternes, est prise dans un système féodal dont elle ne peut sortir par ses propres forces. C’est aux classes dirigeantes du Nord et du Centre – eux-mêmes, rappelons-le, sont toscans - qu’il convient de prendre en charge le problème. Sonnino et Franchetti fondent en 1878 une revue, La Rassegna settimanale, diffusant les idées défendues dans leur ouvrage, lequel deviendra rapidement une référence pour toutes les études sur le Mezzogiorno.
Sonnino et Franchetti avaient été, à Pise, les étudiants de Pasquale Villari, historien de déjà grande réputation, qui, l’année même où paraît La Sicilia nel 1876, publie des Lettere meridionali, qui seront rassemblées en 1878 en volume, et qui sont souvent présentées comme l’acte de naissance proprement dit de la « question méridionale ».
Pasquale Villari
Villari, napolitain, élève puis ami de Francesco De Sanctis, avait participé au mouvement insurrectionnel de Naples en 1848 et s’était ensuite réfugié en Toscane où il devait réaliser l’essentiel de sa carrière académique d’historien reconnu au-delà même de l’Italie. Dans ses Lettres, Villari faisait remonter l’écart entre l’Italie méridionale et le reste de la Péninsule au Moyen-Âge, c’est-à-dire au développement des communes dans l’Italie du Centre et du Nord et à la conquête du Sud par les Normands. C’est à partir de là, montrait-il, que s’étaient mises en place, d'un côté, une civilisation urbaine sans équivalent ailleurs en Europe jusqu’au 14e siècle, et, de l'autre, une féodalité qui devait former la base du système latifundiaire au Sud.
Villari était aussi le premier à montrer que l’unification était un processus politique d’où les masses, en particulier au Sud, étaient absentes et qu’il manquait au jeune État une véritable conscience nationale. Il appelait le pays à un effort gigantesque en matière d’éducation, évoquant une « colossale ignorance », des « multitudes analphabètes », des « professeurs ignorants », des « politiques enfants », des « généraux incapables »... [5]
Villari, enfin, le premier, mettait à mal le mythe d’un Sud riche et fécond dont tous les malheurs seraient venus de la domination archaïque des Bourbons et soulignait la coexistence, dans le Mezzogiorno, de deux groupes sociaux qui ignoraient tout l’un de l’autre : des élites comparables à celles du Centre et du Nord, et des masses populaires qui n’avaient pratiquement pas changé depuis la mise en place du féodalisme.
Giustino Fortunato
C’est également au cours de la deuxième moitié des années 1870 qu’entre en scène celui qui sera bientôt considéré comme l’icône du « méridionalisme », Giustino Fortunato. Lui aussi, comme Sonnino, Franchetti, Villari, est un libéral conservateur. Il collabore à la Rassegna settimanale de Sonnino et entre au parlement en 1880, mais son rayonnement personnel débordera largement son activité de député. Fortunato, originaire de Rionero en Basilicate, connaît très bien la géographie du Sud, en particulier sa géographie physique, et il contribuera, plus encore que Villari, à détruire le mythe d’un Sud fertile empêché dans son développement. Lui aussi dénoncera avec constance les retards sociaux et l’organisation féodale du système latifundiaire. Il se montrera impitoyable à l’égard des classes dirigeantes du Mezzogiorno et verra dans l’arrivée du fascisme le triomphe des tares de la bourgeoisie méridionale. Par son indépendance et son ouverture d’esprit, il sera le grand fédérateur des énergies « méridionalistes ». Nous le retrouverons dans les réflexions de Gramsci.
Ce premier « méridionalisme » - en réalité, le terme n’est pas utilisé à l’époque et il n’apparaîtra dans le sens qu’on lui donne aujourd’hui qu’après la seconde guerre mondiale, lorsque, pour traiter la « question méridionale », on commencera, précisément, à faire l’histoire du « méridionalisme - pose donc avec force et clarté les questions soulevées par l’écart entre les deux Italies et par le « retard » de l’Italie du Sud. Il s’agit, cependant, d’un méridionalisme essentiellement conservateur. Tous ses représentants abordent le problème sous l’angle de la construction et de la préservation de l’unité du royaume, et si tous mettent en cause l’incurie des élites méridionales, c’est, le plus souvent, pour évoquer des solutions conformes au modèle libéral de la « droite historique » : industrialisation, éducation et prise en charge du Sud par les élites éclairées du Nord et du Centre. Tous ont, cependant, le mérite de mettre en évidence le caractère national de la question méridionale et de dégager celle-ci des préjugés qui l’obscurcissent, à savoir l’idée que le Sud, doté d’immenses ressources, serait en retard sur le nord parce que les méridionaux sont incapables d’exploiter de telles richesses. Les éléments structurants de ce premier méridionalisme seront établis et rassemblés dans un numéro spécial de La Voce, la revue fondée en 1908 par Giuseppe Prezzolini, expression privilégiée de toute pensée avancée dans l’Italie d’avant la Grande guerre. Fortunato est l’un des rédacteurs de ce numéro spécial.
1876, date de publication du rapport de Sonnino et Franchetti, est aussi l’année où la « droite historique » cède la place à la dite « gauche historique » de Depretis, actant l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération politique. Pour combler le retard de l’Italie sur ses voisins européens et parvenir à une plus grande homogénéité nationale sur les plans économiques et sociaux, la gauche historique compte sur l’élargissement du suffrage et sur son corollaire, l’amélioration du système éducatif, mais aussi sur l’abandon du dogme libre-échangiste des politiques précédentes. Dès 1878 commence à être mise en place une politique protectionniste, qui débouchera sur les lois de 1887, lesquelles étendent les taxes douanières, notamment sur les céréales. Dans l’esprit de ses partisans, une telle politique, qui visait avant tout à protéger le développement des industries du Nord, aurait du conduire d’elle-même à la résolution de la question méridionale. Or, si les politiques protectionnistes favorisent le développement industriel du Nord et confortent, par ailleurs, le système de domination sociale des grands propriétaires terriens du sud, elles s’avéreront désastreuses pour la grande masse des paysans méridionaux qui ne peuvent plus vendre leur production à l’étranger.
L’écart de développement entre les deux Italies s’élargit de manière dramatique à la fin du siècle et la dégradation des conditions de vie des paysans du Sud aura pour conséquence l’émigration massive, vers les Amériques, de près de 5 millions d’Italiens. L’émigration prend alors son caractère spécifique : elle est à la fois un moyen de survie pour nombre de familles de l’Italie méridionale, et le processus qui permettra de retrouver un équilibre économique et social dans le Sud, processus qui, s’il ne résout évidemment pas la question méridionale, la stabilise.
Trois noms incarnent le renouvellement de la pensée méridionaliste dans ce nouveau contexte : ceux de Francesco Saverio Nitti, de Don Sturzo et de Gaetano Salvemini.
Saverio Nitti
Nitti, né à Melfi en Basilicate, en 1868, sera l’un des principaux acteurs politiques italiens du premier vingtième siècle, plusieurs fois ministre, notamment pendant la première guerre mondiale, et Président du Conseil de 1919 à 1920. Lui aussi s’est d’abord placé sous les auspices de Fortunato, pour développer ensuite une conception qui sera qualifiée de technocratique : résoudre le problème méridional, selon Nitti, passe par le développement des infrastructures et par une industrialisation que rendra possible le développement de l’énergie hydroélectrique, toutes choses qui supposent l’intervention de l’État. Nitti sera le rapporteur d’une nouvelle et importante enquête parlementaire sur le Mezzogiorno menée entre 1907 et 1909 et dont les résultats, publiés en 1911, seront largement exploités par Gramsci. Il incarne un méridionalisme centralisé, institutionnel, appuyé sur l’État et inspirera les politiques interventionnistes de l’après seconde guerre mondiale.
Don Sturzo
Luigi Sturzo naît en 1871 en Sicile et est ordonné prêtre en 1894, devenant ainsi Don Sturzo. Il verra dans les analyses de Nitti une manière rationnelle, car économiquement informée, de critiquer le fonctionnement de l’État unitaire et les politiques menées en son nom, sans pour autant réveiller les nostalgies préunitaires. Il critiquera l’organisation du clergé sicilien, pris dans un réseau de liens familiaux et clientélistes. Il prônera un catholicisme lié plus directement au pape qu’à l’épiscopat et sera l’artisan du retour des catholiques dans la vie politique italienne. Il sera surtout le fondateur du Parti populaire italien, ancêtre de la Démocratie chrétienne. Ses interventions dans la vie politique nationale, son action visant à rendre le clergé moins dépendant des équilibres économiques et sociaux, sont étroitement liées à son analyse de la société méridionale et à sa conviction du caractère national de la question méridionale, conviction qui figurera, du reste, dans le programme du PPI.
Gaetano Salvemini
Gaetano Salvemini, de la même génération que Nitti et Don Sturzo, représente un tournant dans la discussion sur la question méridionale. Salvemini militait, en effet, pour un dépassement, dans un sens révolutionnaire, du premier méridionalisme, celui de Villari, de Sonnino ou Franchetti, y compris de celui de Fortunato, dont il a cependant été proche. Il adhère, à la fin du 19e siècle, au Parti socialiste italien qu’il quittera en 1911.
La carrière de Salvemini a été longue et il a évolué dans son approche de la question méridionale. Cependant, pour la période qui nous intéresse, celle qu’a connue Gramsci, on retiendra qu’Il oriente le méridionalisme vers l’idée d’une rupture nécessaire, sur le plan social et économique, avec l’Italie de son époque - l’Italie de Giolitti [6] - mettant en avant en particulier le poids que représentent les masses paysannes méridionales. On trouve chez Salvemini l’idée d’une alliance politique nécessaire entre les ouvriers du Nord de l’Italie et les paysans du Sud. Après 1911 et sa rupture avec le Parti socialiste, il privilégiera l’action de minorités politico-intellectuelles avancées, mais continuera à se situer dans une perspective de changement radical. Il passera, durant cette période, d’une position proche de la doctrine marxiste classique, celle de la IIe Internationale, en faveur de la socialisation des terres, à une analyse beaucoup moins dogmatique de défense de la petite propriété – convaincu qu’il n’y avait à socialiser dans le Sud que la misère – réclamant la limitation du pouvoir des préfets et la proclamation du suffrage universel, et prônant une Italie fédérale. C’est sur ce terrain, où il s’éloigne des canons de la IIe Internationale, qu’il rompt avec le Parti socialiste. L’influence de Salvemini sur les jeunes socialistes, sur la génération des militants nés à la fin du 19e siècle, sera considérable, en particulier à travers la revue qu’il fonde en 1911, L’Unità. Elle sera centrale dans la réflexion de Gramsci.
S’agissant de celui-ci, deux autres personnages vont jouer un rôle de premier plan dans sa réflexion sur la question méridionale : Piero Gobetti et Guido Dorso.
Piero Gobetti
Piero Gobetti est un cas particulier dans la vie intellectuelle italienne du premier après-guerre. Né en 1901 à Turin, ancien élève de Umberto Cosmo comme Gramsci et Piero Sraffa, il crée à 17 ans une première revue, Energie nuove, mais il est surtout connu pour celle qu’il lance en 1922 : La rivoluzione liberale et pour la maison d’édition qu’il crée un an plus tard. Fortunato, Gramsci, Don Sturzo écriront dans sa revue et lui-même a été un collaborateur régulier de L’Ordine Nuovo, l’autre revue turinoise, fondée par Gramsci, Togliatti, Tasca et Terracini en 1919. Il joue un rôle d’animateur très efficace et très brillant de la jeunesse intellectuelle italienne de l’après-guerre. Il meurt en 1926 des suites des multiples agressions dont il a été victime de la part des bandes fascistes.
Son intérêt pour la question méridionale remonte à sa lecture du numéro spécial de La Voce de Prezzolini publié en 1912. C’est là, notamment, qu’il découvre les textes de Fortunato et de Salvemini, qui lui permettent de comprendre le caractère national et révolutionnaire – dans le contexte de l’Italie giolittienne - de la question méridionale. En 1925, il édite l’ouvrage dans lequel Guido Dorso rassemble ses analyses, La Rivoluzione meridionale. Cet ouvrage tient une place particulière dans la réflexion de Gramsci sur la question méridionale : l’essai que rédige celui-ci en 1926, qui sera publié en 1930 sous le titre Alcuni temi sulla questione meridionale, est directement issu du débat suscité par l’ouvrage de Dorso.
Guido Dorso
Dorso est de la même génération que Gramsci (il est né en 1892 à Avellino en Campanie) et c’est grâce à Piero Gobetti, avec la publication en 1925 de La Rivoluzione meridionale, que ses prises de positions prennent une portée nationale. Le titre de l'ouvrage indique bien son inscription dans la mouvance inaugurée par Salvemini d’un méridionalisme révolutionnaire. Dorso a par ailleurs été proche de Fortunato qui, au-delà de certains désaccords, l’a toujours soutenu. Son livre est une synthèse d’articles écrits pour la revue dont il est lui-même le rédacteur en chef, Il Corriere dell’irpina, et pour la revue de Gobetti, La Rivoluzione liberale. Dorso met en perspective historique la situation du Mezzogiorno et de l’Italie, il défend la nécessité pour le Mezzogiorno de décider de son destin de manière autonome, il attaque l’État centralisé et on trouve chez lui l’idée que le Risorgimento a été avant tout une « conquête royale » à laquelle les masses populaires n’ont pas participé. Dorso, analysant les positions de toutes les forces politiques, souligne l’originalité de celles défendues, pour le petit Pcd’I, par Gramsci dans L’Ordine Nuovo, et, enfin, dans ses prises de position antifascistes, s’efforce de montrer que le fascisme est une conséquence de l’incapacité où a été l’État italien de résoudre la question méridionale. Le livre a eu peu de défenseurs, mais Gramsci a été l’un d’eux.
Benedetto Croce
Un nom, enfin, tient une place à part dans cette description du contexte dans lequel se déroule le débat sur la question méridionale, celui de Benedetto Croce. En premier lieu pour la place tout à fait singulière que celui-ci occupe dans la vie intellectuelle italienne de la fin du 19e siècle à sa mort en 1952. On doit se souvenir que, jusque dans les années 1930, aucune idée nouvelle, aucune initiative nouvelle en matière culturelle, ne pouvait naître et se développer en Italie sans impliquer, directement ou non, Croce. Les jeunes intellectuels de la génération de Gramsci se sont formés par la lecture de la revue de Croce La Critica. Le débat sur la question méridionale ne pouvait échapper à ce mouvement et a été, lui aussi, surplombé par la présence tutélaire de Croce.
Croce, enfin, napolitain, a lui-même été un méridionaliste. Il a connu et soutenu, sans s’aligner sur eux, ceux de sa propre génération : Fortunato a beaucoup fréquenté le salon de Croce, Salvemini a entretenu avec lui une correspondance... Dans un chapitre de son Histoire de Naples [7], qu’il publie en 1924, il offre une réflexion sur l’appartenance de la question méridionale à l’histoire de l’Italie nouvelle, sur la genèse de la question à partir de l’enquête de Sonnino et Franchetti et sur les deux obstacles que le débat doit surmonter, à savoir celui du mythe de la richesse inépuisable du Mezzogiorno, et celui, positiviste, de la détermination inéluctable, par des « causes naturelles » telles que le climat, voire la « race », des malheurs de l'Italie du Sud.
Au moment où Gramsci intervient lui-même, la notion de « Question méridionale » renvoie donc, en premier lieu, à la situation concrète du Mezzogiorno : une société qui n’est pas simplement « en retard » sur le plan économique par rapport au Nord et au Centre de l’Italie, mais dont la composante principale - les masses paysannes – a vu sa situation, marquée par la précarité et la subalternité, se dégrader, et pour laquelle l’émigration est la seule issue véritable ; en second lieu, un débat qui traverse tous les courants politiques et intellectuels des cinquante premières années de l’Italie unifiée – des libéraux aux socialistes, des réformistes aux révolutionnaires - ; débat au cours duquel ont émergé quelques thèmes clé : le caractère national du problème, la responsabilité des élites, la nécessité de l’intervention de l’État, les relations entre les masses ouvrières du Nord industriel et les masses paysannes du Sud.
Gramsci, la « question agraire » et la « question méridionale »
La « Question méridionale » tient dans la réflexion de Gramsci une place que l’on pourrait qualifier d'organique. Encore élève au lycée Dettori de Cagliari, c’est à elle, déjà, qu’il réfléchit en lisant les articles de Croce et de Salvemini dans la revue La Voce de Prezzolini [8].Gramsci est alors proche des positions des indépendantistes que résumait le slogan « al mare i continentali ». Il ne cessera jamais de suivre le débat entre méridionalistes, y compris pendant sa pleine période « bolchevique », entre 1920 et 1926, moment où il dédie son temps et ses forces à la mise en place du petit Parti communiste d’Italie.
La rencontre, à Turin, d’Angelo Tasca et l’adhésion au Parti socialiste (1913 ?) constituent un tournant significatif dans sa réflexion personnelle : à l’opposition sardes-continentaux, ou, plus largement, méridionaux-septentrionaux, qui mettait sur le même plan, d’un côté les sardes ou méridionaux de toutes conditions, et de l’autre les continentaux, qu’ils soient ouvriers ou industriels, paysans pauvres ou grands propriétaires, il substitue celle entre bourgeois et prolétaires, entre riches – sardes ou continentaux, méridionaux ou septentrionaux – et pauvres – sardes ou continentaux, méridionaux ou septentrionaux.
La réflexion de Gramsci se développera alors à travers son activité de journaliste militant. Et son observation de la Révolution d’octobre en Russie en sera l’un des éléments déterminant. Gramsci relève immédiatement le rôle joué par les paysans dans la révolution et dès 1918 il commence à associer de manière systématique, dans ses articles, ouvriers et paysans, en précisant les paysans « pauvres », parmi lesquels il range, au-delà des seuls ouvriers agricoles - les « braccianti » -, les métayers et les petits propriétaires, c’est-à-dire toute une population qui, quel que soit son rapport à la propriété, est maintenue, en particulier au sud, par le système de domination des grands propriétaires terriens, à la limite de la survie. Gramsci n’hésite pas à faire un parallèle entre l’Italie de l’après guerre et la Russie de 1917, et il est, par ailleurs, frappé par l’inflexion que donnent Lénine et les bolcheviques à la doctrine marxiste classique, celle de la IIe Internationale, en ce qui concerne la « question agraire ». Il va reprendre, à partir de là, la problématique de « l’alliance » ouvriers-paysans développée par les bolcheviques. Dans son cas, cependant, nous le verrons, « l’alliance » prendra un sens assez différent de celui mis en oeuvre par Lénine.
La « question agraire »
La « Question méridionale » est précisément le cadre dans lequel Gramsci va mener cette réflexion, tout d’abord à travers ses articles pour la presse socialiste et pour L’Ordine Nuovo, ensuite dans ses Notes sur la Question méridionale, l'essai qu’il rédige à la fin de l’été 1926 et qu’il n’aura pas le temps de terminer avant son arrestation. C’est dans ce cadre que Gramsci élabore les notions qu’il approfondira dans les Cahiers de prison, telles l’opposition classe dirigeante - classe dominante, l’idée de « bloc historique », ses analyses du rôle social, dans un « bloc », des intellectuels, ou des concepts tels que ceux de « sens commun » et de « catharsis ».
La question agraire pour les marxistes de la IIe Internationale
S’agissant de la « question paysanne », la position prévalant dans le mouvement communiste était, peu ou prou, celle dite du « sac de pommes de terre », en référence au Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte rédigé par Marx en 1852. Parlant des paysans français, petits propriétaires qui avaient formé le principal appui populaire de Napoléon Ier, Marx écrit : « La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. » [9]. Cette division même, cet isolement des « paysans parcellaires », effets du mode de production, qui oppose « leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société » [10], les constituent en classe sociale ; cependant, les paysans, en tant que classe sociale, et pour défendre leurs intérêts de classe, ne sont pas en mesure de se doter d’une représentation autonome : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur paraître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif. » [11]. Aussi bien, l’idée générale, au sein du mouvement socialiste, à laquelle l’ouvrage de Kautsky, La question agraire : étude sur les tendances de l’agriculture moderne [12], fournira, en 1899, une certaine formalisation théorique, sera que, même pauvre, même opprimée, la paysannerie n’est jamais une classe révolutionnaire. C'est du reste ce que traduit, aux yeux de la plupart des acteurs de la IIe Internationale, la revendication constante de toutes les catégories de la paysannerie, à savoir l'accès à la propriété privée des terres et la protection de cette propriété.
Dans ce cadre, c’est la prolétarisation croissante de la paysannerie qui devrait régler la question agraire, et, en tout état de cause, comme pour la classe ouvrière, sous la forme d’une propriété collective, en l’occurrence celle des terres et des moyens d’exploitation, une fois le pouvoir politique conquis par le prolétariat et la mise en place de la dictature exercée par celui-ci. Or, selon Gramsci, Lénine et les bolcheviques, dans les conditions spécifiques de la Russie, en promouvant, sans attendre la disparition programmée de la paysannerie, l’alliance du prolétariat et des paysans qui a rendu possible la Révolution de 1917, venaient de largement renouveler la réflexion théorique.
L’alliance entre ouvriers et paysans, chez Lénine, allait de pair avec la notion d’« hégémonie du prolétariat » : il s’agissait de substituer à la représentation des masses paysannes par les classes dominantes – celles des propriétaires, c’est-à-dire la bourgeoisie et l’aristocratie - jusque là en vigueur, sa représentation par le prolétariat – la classe ouvrière – objectivement favorable aux intérêts mêmes de la paysannerie puisque le prolétariat vise à mettre fin à toutes les oppressions. Cependant, les bolcheviques n’étaient pas parvenus à donner à cette alliance une dimension pleinement révolutionnaire et socialiste : la première et principale revendication des paysans restait, non pas la collectivisation des terres, mais le partage de celles-ci après qu’elles ont été reprises aux grands propriétaires fonciers. La « Nouvelle politique économique, la « NEP », mise en place à partir de 1921, est l’expression des problèmes rencontrés par cette alliance ouvriers-paysans et les débats qu’elle suscite : « l’hégémonie du prolétariat » peut-elle faire l’économie de la coercition ? La « dictature du prolétariat » ne doit-elle pas imposer une ligne collectiviste plus classique aux paysans, ou du moins à certaines catégories d’entre eux ? La question n’est pas rhétorique : elle est, en 1925-1926, au coeur des conflits qui opposent les héritiers de Lénine.
Chez les marxistes italiens, la « question agraire » renvoyait, aussi bien chez les « maximalistes « de Serrati que chez Bordiga, grosso modo à la classique métaphore du « sac de pommes de terre » et à l’ouvrage de Kautsky. Gramsci entre dans cette discussion à partir de sa propre analyse des conditions sociales spécifiques de l’Italie, qui, selon lui, rapprochent celle-ci de la Russie de 1917 : le prolétariat industriel (essentiellement septentrional) est largement minoritaire au sein des masses populaires, par rapport à la paysannerie (essentiellement méridionale), et l’expérience des grandes grèves de 1920, que les ouvriers du Nord ont perdu en grande partie, aux yeux de Gramsci, à cause de leur isolement, a montré qu’une alliance entre ouvriers et paysans telle que celle nouée en Russie est nécessaire. Gramsci réfléchit à la forme que doit prendre cette alliance, en d’autres termes, il réfléchit à la notion d’hégémonie, réflexion qu’il développera dans son essai de 1926 sur la « Question méridionale », puis, comme on le sait, dans les Cahiers.
L’analyse de Gramsci sur les questions paysannes apparaît fidèle à la démarche des bolcheviques : l’alliance politique nécessaire des ouvriers avec les paysans, nécessaire pour conquérir le pouvoir d’État, ne peut être nouée qu’à l’initiative de la classe ouvrière, des « ouvriers d’usine » ; c’est au parti de la classe ouvrière, le parti bolchevique, qu’il appartient de prendre les mesures permettant de contracter cette alliance et de la faire vivre. L’alliance avec les paysans, en d’autres termes, prend la forme, pour ceux-ci, d’une tutelle ; elle implique, bien entendu, la capacité des ouvriers à en comprendre et en faire comprendre les enjeux, mais elle suppose aussi que les paysans eux-mêmes comprennent pour quelles raisons ils ont intérêt à s’y engager, à savoir que seule la perspective portée par la classe ouvrière est en mesure de résoudre leurs problèmes propres.
Cette fidélité de l’analyse gramscienne aux grands principes léninistes n’a jamais été mise en discussion par ce qu’on peut appeler la lecture togliattienne de Gramsci ; c’est à l’intérieur du cadre ainsi délimité qu’on a essayé de faire apparaître l’originalité des analyses de Gramsci : celui-ci fait œuvre créatrice en « traduisant » les thèses russes dans le langage des masses populaires italiennes, en traduisant, plus précisément, dans les termes de la « Question méridionale », la position marxiste classique, en adaptant les principes théoriques léninistes à la situation spécifique de l’Italie, laquelle est caractérisée par deux éléments tout à fait spécifiques : la question méridionale en tant que telle et la question vaticane.
Or, à y regarder de plus près, il apparaît que, dès ses écrits d’avant son arrestation en 1926, et déjà avant la rédaction des Notes sur la Question méridionale, une certaine logique se met en place dans la réflexion de Gramsci qui déborde le cadre fixé par les positions léninistes, par les positions de la IIIe Internationale.
Les textes d'avant 1926
Le modèle russe
Étudiant, à partir de 1918-1919, ce que l’on pourrait appeler le « modèle russe », même s’il n’utilise jamais cette expression, Gramsci va insister, en particulier, et de manière constante, sur l’analogie des situations de l’Italie et de la Russie [13]. La Russie de 1917 et l’Italie des années 1920 sont des pays « en retard du point de vue capitaliste » (arretrati capitalisticamente), comme le sont aussi, d’ailleurs, la France et l’Espagne. Ce sont, en effet, des pays dans lesquels les masses paysannes sont nombreuses, où les modes de propriété, de production et de vie sont différents selon qu’ils sont citadins ou ruraux, où la distinction entre ouvriers et paysans est très marquée. La Russie et l’Italie sont, sur ce plan, emblématiques, notamment, s’agissant de l’Italie, du fait de l’ensemble des problèmes rassemblés sous le thème de la « Question méridionale ».
C’est, du reste, ce « retard du point de vue capitaliste » qui, pour les théoriciens de la IIe Internationale, interdisait que la révolution socialiste puisse avoir lieu dans l’un de ces pays. La guerre, explique Gramsci, a modifié cette perspective.
Le bouleversement gigantesque qu’elle a provoqué a eu, dans ces pays, ses effets les plus spectaculaires sur les masses paysannes. La cohabitation dans les tranchées et la fraternité d’armes ont rapproché les ouvriers et les paysans. Dans l’expérience de la guerre entrent en jeu la vie côte à côte au front, le partage des dangers et des privations, les échanges, qui se font d’autant plus facilement que les modes de vie des ouvriers et des paysans sont proches et que les ouvriers sont le plus souvent d’anciens paysans. Entrent en jeu aussi des effets plus concrets tels que les destructions qui accélèrent la mécanisation des campagnes. Mais, au-delà de ces éléments bien visibles, la guerre a provoqué un bouleversement bien plus profond : par ses enjeux, elle a fait de l’État, en tant que tel, mais aussi de la pluralité des États, quelque chose de concret, de perceptible pour les paysans, en rendant possible, pour eux, la compréhension de ce que les ouvriers, de par leur situation dans le système de production, avaient, eux, déjà compris, à savoir l’historicité des institutions : les institutions peuvent changer, disparaître, naître… La guerre a ouvert aux masses paysannes la voie de la compréhension du sens historique de la situation générale et de leur propre situation [14]
Ce sont ces bouleversements qui ont fait émerger dans le champ des possibles l’alliance politique entre ouvriers et paysans et, aux yeux de Gramsci, c’est tout le mérite de Lénine et du parti bolchevique que de l’avoir compris et d’avoir su réaliser en pratique cette alliance. C’est ainsi que prend sens la réflexion de Gramsci dans l’article provoquant qu’il publie en janvier 1918 : « La révolution contre Le Capital », dans lequel il souligne que les révolutionnaires russes ont démenti les prédictions des théoriciens de la IIe Internationale qui, en marxistes « orthodoxes », pensaient qu’une révolution socialiste ne pouvait se produire en Russie tant qu’une bourgeoisie industrielle n’y aurait pas vu le jour, tant que la société russe ne serait pas devenue l’équivalent, en termes de classes, des sociétés allemande, anglaise ou américaine.
Au « modèle russe » appartiennent également les premiers éléments de ce qui deviendra chez Gramsci le « conseillisme » : c’est par la création des soviets que Lénine et les bolcheviques ont forgé l’alliance ouvriers-paysans. Ce sera par les « conseils d’usine », développement des « commissions internes » existant déjà et répondant à la question : « existe-t-il en Italie quelque chose qui puisse être comparé au Soviet ? » [15] que Gramsci élaborera la doctrine « ordinoviste » ou « conseilliste » qui sous-tendra toute son activité militante.
Cependant, à mesure que sa réflexion se développe, en particulier à travers les nombreux articles qu’il rédige pour L’Ordine Nuovo, les analyses de Gramsci sur la question paysanne vont s’infléchir par rapport à la position bolchevique classique. Les notions de prolétariat, de « classe révolutionnaire », celle « d’alliance » vont tout en même temps s’enrichir et perdre de leur clarté doctrinale.
Ouvriers et paysans unis dans une même « classe révolutionnaire »
La logique du rapprochement opéré par la guerre entre ouvriers et paysans n’est pas, en effet, chez Gramsci, celle d’une simple alliance, au sens militaire, diplomatique ou géo-stratégique ; cette logique est celle de l’unification dans une seule « classe révolutionnaire » des ouvriers et des paysans [16]. On a vu que, pour la doctrine marxiste classique, les paysans sont voués à devenir, peu à peu, des prolétaires, de sorte qu’on ne devrait plus avoir, au bout du procès, une classe de paysans à côté d’une classe d’ouvriers, mais une seule classe de « prolétaires » ; les paysans, dans la perspective classique, disparaissent en tant que classe, ce qui correspond à leur destin historique. La guerre, selon Gramsci, a brutalement bouleversé cette dynamique simple. Elle a rapproché la conscience collective paysanne de la conscience collective ouvrière. Ouvriers et paysans partageaient leur appartenance au monde des subalternes, cependant, les ouvriers se distinguaient des paysans, au-delà du mode de vie et du mode de production, par le niveau de conscience – conscience « de classe » - qu’ils avaient de leur situation propre et, à travers elle, du procès historique. Avec l’expérience de la guerre, les paysans commencent à percevoir la réalité de leur situation et de la société de manière plus autonome et à mieux comprendre les idées de la classe ouvrière. De sorte, enfin, que la logique historique qui se dégage de l’analyse gramscienne n’est pas celle de la disparition, à terme, de la paysannerie dans un prolétariat défini comme la « classe ouvrière », mais la constitution d’une « classe révolutionnaire – le prolétariat - dont les paysans pauvres font partie, en tant que groupe social spécifique.
« Les ouvriers d’usine et les paysans pauvres sont les deux énergies de la révolution prolétarienne » [17], écrit ainsi Gramsci, questionnant les idées classiques énoncées par Marx dans Le dix-huit Brumaire selon lesquelles les paysans, en tant que groupe social, ne sont jamais révolutionnaires, et ne sont pas en mesure de « se représenter eux-mêmes », ce qui, dans la réflexion classique signifie qu’avant leur absorption dans le prolétariat ils sont représentés par les classes dominantes, bourgeoisie et aristocratie. Or, la configuration particulière de l’Italie, avec ses masses immenses de paysans pauvres dans le Sud, amène à imaginer des « conseils » qui ne soient pas ouvriers, mais principalement paysans.
Les questions posées par cette dynamique sont au cœur de la réflexion de Gramsci sur l’hégémonie, qui s’éloigne du « modèle russe », à savoir de la notion d’« hégémonie du prolétariat » unanimement comprise, dans le mouvement socialiste, comme la domination idéologique et organisationnelle de la classe ouvrière, des « ouvriers d’usine », sur les paysans. C'est sous la forme de cette domination des « ouvriers d’usine » que les bolcheviques interprètent « l’alliance » ouvriers-paysans promue par Lénine, réalisée par les Soviets et qui a permis la conquête du pouvoir. Tel est le sens de la « dictature du prolétariat » mise en place en Russie : dans le droit fil de la réflexion marxiste classique, celle de la IIe Internationale, la classe ouvrière exerce une tutelle sur les paysans qui se sont alliés avec elle. En somme, les paysans, incapables de se représenter eux-mêmes, changent de chef : alors qu’ils confiaient leurs intérêts à la classe dominante, c'est-à-dire les grands propriétaires, ils les remettent désormais entre les mains des ouvriers d’usine. C'est par rapport à cette direction que l’analyse gramscienne va diverger.
Pour Gramsci, les populations subalternes - ce qu’il appelle « la classe italienne des exploités », c’est-à-dire « la classe italienne des producteurs qui ne possèdent pas les instruments de travail et les moyens de production et d’échange de l’appareil économique national » [18] - comprennent les ouvriers et les paysans. Ces populations s’ordonnent en une hiérarchie de catégories : en premier lieu, bien entendu, les ouvriers d’usine « d’avant-garde », à savoir ceux qui travaillent dans « les usines modernes les plus avancées », mais auxquels il convient d'ajouter les « ouvriers agricoles des zones de culture intensive » ; en second lieu les ouvriers d’usine encore « en retard » (arretrati), qu'accompagnent les paysans qui s’organisent dans les ligues du Sud et qui constituent une « masse d’éléments prolétaires en retard ».
Cette « classe italienne des exploités » est marquée par différents degrés de conscience historique. Au plus haut niveau se trouvent les ouvriers d’usine organisés, c’est-à-dire, en Italie, les « avant-gardes » ouvrières des grandes villes du Nord. Mais cette avant-garde de la « classe des exploités », inclut aussi les paysans organisés, ceux qui ont accompli, par l’expérience du front, cristallisée dans l’action syndicale et politique, le chemin qui les séparaient des ouvriers. Une telle « avant-garde paysanne » est présente en particulier parmi les paysans employés dans l’agriculture intensive, à savoir principalement ceux qui travaillent dans les fermes modernes du Centre et du Nord de l’Italie, et qui comprennent, non seulement des paysans salariés, mais aussi des métayers. Ces deux catégories, « ouvriers industriels » et « paysans organisés » de l’agriculture intensive, forment ce que Gramsci appelle le « prolétariat au sens étroit du terme » [19], lequel constitue « l’une des deux ailes de l’armée révolutionnaire ». L’autre « aile » est composée de tous ceux qui ne font pas partie de ce « prolétariat au sens étroit du terme », c’est-à-dire les ouvriers qui ne sont pas « d’usine », ceux, par exemple, des ateliers artisanaux, et surtout, proches de ceux-ci, les « paysans pauvres », c’est-à-dire, au premier chef, la grande masse des paysans méridionaux, lesquels, là encore, ne sont pas seulement, pour Gramsci, les « braccianti », c’est-à-dire les ouvriers agricoles, ceux qui vendent leur force de travail à un patron qui possède les terres et les instruments de travail, mais aussi des métayers et même des petits propriétaires, maintenus par la grande propriété foncière, à la limite de la survie.
C’est naturellement la première de ces deux « ailes révolutionnaires » qui exerce la direction politique de cette immense « classe des exploités », ouvrière et paysanne et qui constitue proprement la classe « révolutionnaire ». Dans les articles de cette époque, la distinction que fait Gramsci n’est ainsi pas tant entre les ouvriers et les paysans en général, qu’entre les ouvriers et les paysans « d’avant-garde » et les ouvriers et les paysans « en retard ». La dynamique de sa réflexion tend à réunir dans une même classe anticapitaliste les ouvriers et les paysans et à faire de ces derniers une sorte de secteur moins avancé de cette classe unique, à égalité avec certains secteurs moins avancés de la classe ouvrière proprement dite.
La lutte des paysans pauvres, souligne ainsi Gramsci, est la même que celle des ouvriers : « La conquête de la terre se prépare aujourd’hui avec les mêmes armes que celles avec lesquelles les ouvriers préparent la conquête de l’usine... » [20]. Telle est la forme que prend, chez lui, “l’alliance” entre ouvriers et paysans, laquelle sera rendue possible par la capacité, pour les paysans comme pour les ouvriers, de former « les organismes qui permettent à la masse laborieuse (la massa che lavora) de se gouverner seule, sur son lieu de travail ». En d’autres termes, ce ne sont pas seulement les ouvriers en retard dans la prise de conscience de leur situation historique - les ouvriers autres que les « ouvriers d’usine » - qui sont entraînés par une « avant-garde » composée des ouvriers « organisés et des paysans organisés de l’agriculture « industrialisée », acquérant ainsi leur autonomie de pensée, ce sont aussi les paysans pauvres.
D’où la définition du « soviet », du « conseil » : « L’ouvrier et le paysan doivent collaborer de manière concrète en inscrivant leur force dans un même organisme ». Il n’y a pas, en somme, un soviet ouvrier et, à côté de celui-ci, un soviet paysan. Il n’y a qu’un seul soviet, émanation du prolétariat tel que l’entend Gramsci : la classe des producteurs qui ne possèdent pas les moyens de production, parmi lesquels figurent les paysans pauvres -y compris, parmi ceux-ci, les petits propriétaires -.
Bref, dans la logique de la réflexion de Gramsci, le prolétariat, la « classe révolutionnaire », inclut la grande masse des paysans pauvres, pauvres à des degrés divers, c’est-à-dire l’ensemble des populations paysannes à l’exclusion des grands et moyens propriétaires terriens, ce groupe social qui était souvent caractérisé, en Italie du Sud, par son absentéisme et qui incluait par là également une partie de la bourgeoisie citadine.
Gramsci, dans ses articles d’avant 1926, parvient ainsi à une définition des « subalternes », notion qui rassemble tous les groupes sociaux éloignés de la propriété réelle des moyens de production. Il s'agit, au premier chef, des ouvriers - « ouvriers d'usine » et autres, mais y figurent également les paysans – la grande masse des paysans. Parmi ceux-ci, les salariés de l’agriculture, tels les braccianti du sud, qui ne possèdent rien, mais aussi les métayers du Nord, du Centre ou du Sud, et même les petits propriétaires du Sud, tous pris dans un rapport de subordination avec les grands propriétaires terriens qui les maintient, tout comme les salariés agricoles, à un niveau de vie à peine supérieur à la simple survie. Tels sont les « subalternes ».
Dans la perspective « léniniste », l’alliance entre les ouvriers et les paysans était pensée comme une alliance diplomatique ou militaire ; il s’agissait de faire partager des objectifs communs, d’abord à court et moyen terme, aux ouvriers et aux paysans : l’appui des paysans est indispensable aux ouvriers pour assurer leur mainmise sur un pouvoir conquis avant tout dans les villes ; les paysans ne peuvent mettre fin à leur situation de subordination vis-à-vis des propriétaires terriens – en particulier dans le contexte de la guerre – sans l'intervention des ouvriers. Mais, à plus long terme, les objectifs des deux groupes sociaux ne convergent plus : la principale revendication des paysans reste la distribution des terres, dans le cadre d’une appropriation privée, alors que le projet ouvrier passe par la collectivisation des terres. D’où, on l’a vu, la mise en place de la NEP et la controverse qu’elle suscite. Dans la perspective léniniste, la « dictature du prolétariat » a aussi pour fonction de maintenir la tutelle du prolétariat ouvrier sur les masses paysannes.
Gramsci, pour sa part, n’envisage pas « l’alliance » comme un accord temporaire, fondé sur un intérêt commun qui peut, pendant un certain temps, prendre le pas sur des intérêts respectifs divergents. Dans la perspective classique – léniniste – l’un des éléments visés est la constitution d’un ensemble homogène au sein même du groupe ouvrier - la « classe ouvrière » proprement dite - en intégrant les ouvriers « en retard » des plus petites entreprises à l'organisation avancée des « ouvriers d'usine » ; dans la perspective de Gramsci, tout se passe comme s’il s’agissait d’étendre cet ensemble homogène, dirigé, sur le plan syndical et sur le plan politique par les organisations avancées des ouvriers « industriels », en y intégrant également les grandes masses paysannes. Marx avait déclaré que la paysannerie, si elle était bien une classe, ne pouvait pas être une classe révolutionnaire ; Gramsci, quant à lui, imagine la constitution d’un ensemble révolutionnaire, toujours dirigé par « l’avant garde » du prolétariat, mais comprenant également, à côté des ouvriers et artisans des petites entreprises, les différents types de paysans « subalternes ». C’est ainsi l’ensemble homogénéisé des « subalternes » qui est « révolutionnaire ».
Gramsci va développer ces idées tout d’abord dans ses Notes sur la question méridionale de 1926, puis dans les Cahiers de prison. Dans les Notes…, commence l’élaboration des notions sur lesquelles débouche le problème de l’alliance ouvriers-paysans, celles qui vont donner son contenu à la notion d’hégémonie : « classe dirigeante, classe dominante », le concept de « bloc », l’analyse du rôle spécifique des « intellectuels » - y compris les « grands intellectuels » - la question du « corporatisme de classe ».
Ces notions prendront toute leur cohérence dans les Cahiers, cohérence où, il faudra le montrer, l’idée de démocratie tient une place centrale.
Les Notes sur la question méridionale
C’est dans ses Notes sur la question méridionale que Gramsci évoque pour la première fois la distinction entre « classe dirigeante » et « classe dominante », qu’il utilise, à propos du Mezzogiorno, le concept de « bloc historique », qu’il expose le rôle dans celui-ci des intellectuels, autant d’éléments qui seront ensuite largement développés dans les Cahiers. Ces éléments constituent la « traduction » dans la langue des masses populaires italiennes des principes léninistes. Or, on va voir que la traduction, ici, ne se contente pas de transposer un sens, de manière transparente et quasi passive, d’un groupe social à un autre censé lui être proche, la traduction de Gramsci donne un sens nouveau au « texte » qu’elle transmet.
Lorsqu’il rédige son essai sur la question méridionale, il s’agit en premier lieu pour Gramsci de répondre à un article de la revue Quarto Stato, revue éphémère fondée par Pietro Nenni et Carlo Rosselli, qui, à l’occasion de la recension du livre de Guido Dorso, La rivoluzione meridionale, mettait en cause la politique suivie par les communistes à l’égard du Mezzogiorno, politique qui se serait résumée à la « formule magique » de la redistribution des terres aux paysans, revendication récurrente des paysans pauvres devant les terres non cultivées ou mal cultivées par les grands propriétaires.
Gramsci entend remettre les choses au point : le fondement de la politique des communistes à l’égard de la question méridionale n’est pas la redistribution des terres, dont ils connaissent bien le caractère trompeur : que pourra faire, en effet, le paysan pauvre une fois qu’il aura obtenu une mauvaise terre, « sans machines, sans habitation sur le lieu de travail, sans crédit pour attendre le moment de la récolte, sans institutions coopératives qui acquièrent la récolte » ? [21]. Les communistes turinois mis en cause dans l’article de Quarto Stato faisaient déjà cette analyse en 1920, rappelle Gramsci. Le point clé de la « Question méridionale », son « concept fondamental », pour les communistes, est « l’alliance politique entre ouvriers du Nord et paysans du Sud pour arracher à la bourgeoisie le pouvoir d’Etat » [22], et s’ils ont, de fait, repris le mot d’ordre « la terre aux paysans », c’est dans le contexte de cette alliance et de sa finalité - la conquête du pouvoir d’État et la mise en place d’un État socialiste - qu’il faut le comprendre. C’est précisément tout le mérite des « communistes turinois » que d’avoir réussi à imposer le thème de la « Question méridionale » dans la réflexion stratégique de « l’avant-garde ouvrière ». En vérité, le problème de fond dans le cadre duquel se pose la « Question méridionale », pour les communistes, est celui de « l’hégémonie du prolétariat » et de la forme que cette hégémonie doit prendre. Telle est la manière dont le caractère national de la question méridionale se présente pour Gramsci.
En Italie, la « question agraire », la question paysanne prend, deux formes spécifiques : celle de la question méridionale et celle de la question vaticane. Les Notes sur la Question méridionale vont développer les notions qui président à la « traduction » dans ce contexte particulier de « l’alliance ouvriers-paysans », et montrer en quel point question méridionale et question vaticane se rejoignent. La première de ces notions est la distinction entre « classe dirigeante » et « classe dominante ».
La distinction « classe dirigeante », « classe dominante »
« Le prolétariat, écrit Gramsci, peut devenir classe dirigeante et dominante dans la mesure où il réussit à créer un système d’alliance de classes qui lui permette de mobiliser contre le capitalisme et l’État bourgeois la majorité de la population travailleuse, ce qui signifie en Italie, dans les rapports de classes réels existant en Italie, dans la mesure où il réussit à obtenir le consensus des grandes masses paysannes » [23].
Il est clair, selon Gramsci, après l’échec des grèves de l’automne 1920, que les ouvriers du Nord de l’Italie ne peuvent pas espérer sortir victorieux de leur confrontation avec la bourgeoisie sans s’assurer le soutien de la paysannerie, c’est-à-dire des grandes masses paysannes du Mezzogiorno. En d’autres termes, il ne s’agit pas, pour le prolétariat, de prendre le pouvoir, puis d’imposer aux autres classes sociales, parmi lesquelles la paysannerie, sa domination, à l’aide des pouvoirs d’État – sa « dictature » -, il s’agit, pour pouvoir prendre un jour le pouvoir d’État, de convaincre les paysans que le prolétariat est la principale force sociale contre les ennemis des paysans, à savoir les grands propriétaires terriens, alliés des industriels du Nord ; il s’agit de devenir une classe dirigeante, qui substitue son influence culturelle, idéologique, politique, à celle de la bourgeoisie. Or, en Italie, la direction de la paysannerie du Mezzogiorno par la bourgeoisie s’exerce en particulier à travers le rôle d’encadrement joué par l’Église catholique, de sorte que la question paysanne est bien aussi la question vaticane.
Une classe est donc « dirigeante » lorsqu’elle est en mesure de faire partager ses propres représentations, sa propre vision du monde, aux autres groupes sociaux, lorsqu’elle a réussi à faire en sorte que son propre système de représentation soit devenu système de référence également pour les autres groupes sociaux. Elle est « dominante » lorsque, ayant conquis le pouvoir d’État, elle peut imposer, par la contrainte, exercée au nom de l’État et avec les moyens de l’Etat, son autorité politique sur l’ensemble des groupes sociaux composant une société. L’hégémonie exercée par une classe renvoie à ce double rôle, de direction et de domination.
Une classe peut ainsi être dirigeante avant même d’être dominante, c’est-à-dire avant d’avoir conquis le pouvoir d’État ; mieux, il est nécessaire qu’elle soit dirigeante pour espérer conquérir le pouvoir d’État, comme le montre précisément la nécessité de l’alliance qui doit être nouée entre ouvriers du Nord et paysans du Sud. Mais la classe dirigeante parvenue au pouvoir, et devenue ainsi dominante, doit continuer à être dirigeante. Une classe détentrice du au pouvoir qui perd son rôle dirigeant alors même qu’elle est encore dominante, c’est-à-dire qu’elle dispose toujours des moyens de coercition de l’État, cesse d’exercer son hégémonie ; cela indique qu'une autre classe est en train de devenir dirigeante, ou que d’autres classes sont en train de se disputer la direction. Bref, l’hégémonie d’une classe sur les autres groupes sociaux est inséparable du consensus, de l’acceptation non forcée par les autres groupes sociaux du système de représentation de la classe hégémonique.
Le Mezzogiorno comme « bloc » et le rôle des intellectuels
Ces notes sur la « Question méridionale » sont aussi, pour Gramsci, l’occasion de mettre en œuvre, de manière concrète, sa réflexion sur la notion de « bloc », qu’il emprunte à Sorel et dont il fera, sous la forme du « bloc historique », l’une des catégories clé des Cahiers de prison. Le Mezzogiorno apparaît désormais comme une construction sociale spécifique, formant système : « La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et fragmentée, les intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires et les grands intellectuels » [24]. Il s’agit désormais de décrire
La première couche sociale évoquée, celle des paysans, est décrite, ici, par Gramsci, en des termes qui rappellent ceux du Marx du 18 Brumaire : les paysans forment une « grande masse », désagrégée, fragmentée, tout comme la paysannerie française constituée, au 19e siècle, des « paysans parcellaires ». Pourtant, la structure économique du Mezzogiorno est très différente de celle de la France rurale évoquée par Marx, qui reposait sur la petite propriété, et non sur la grande propriété foncière. Aussi bien les paysans méridionaux italiens sont-ils « en perpétuelle agitation », ce qui n’est pas à proprement parler le cas des « paysans parcellaires » français. Il n’en reste pas moins qu’ « en tant que masse [les paysans méridionaux] sont incapables de donner une expression centralisée à leurs aspirations et à leurs besoins » [25].
C'est en réalité dans l’analyse qu’il fait du rôle de la deuxième couche sociale constitutive de cette construction sociale spécifique qu’est le Mezzogiorno, en l’occurrence « les intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie » qu'apparaît l'originalité de Gramsci. Il s’agit, dit-il, du type ancien de l’intellectuel, celui qui est lié aux sociétés rurales et qui correspond à tous ceux qui ont reçu un niveau d’éducation supérieur à celui de la grande masse paysanne ou des artisans, de façon à ce qu’ils puissent prendre en charge l’organisation administrative de la vie sociale. Ce type social est, par exemple, représenté par le « personnel de l’État », les fonctionnaires.
En effet, si la révolution industrielle a, certes, fait naître un nouveau type d’intellectuel : le technicien, « le spécialiste de la science appliquée », dans les pays ou régions encore principalement ruraux, comme le Mezzogiorno, le type ancien d’intellectuel reste prédominant, ce qui se traduit par ce trait tout à fait propre à l’Italie, à savoir que « la bureaucratie d’État est constituée au trois cinquièmes de méridionaux » ; non seulement, l’ancien type de l’intellectuel de la petite et moyenne bourgeoisie, le fonctionnaire, est-il le plus nombreux dans la société rurale méridionale, mais ce type d’intellectuel méridional fournit l’essentiel du personnel d’État dans toute l’Italie. Gramsci connaît bien ces intellectuels ruraux, puisqu'il représentent le milieu social auquel appartenait son propre père, dans lequel il a lui-même été élevé et auquel il avait vocation à appartenir. Or, le fait que le rôle de ces intellectuels consiste à servir d’intermédiaires entre les masses paysannes et tout ce qui relève de l’administration, locale, régionale, nationale, donne à ce « type » des « caractéristiques » précises : il est « démocratique dans sa face paysanne, réactionnaire dans la face qu’il tourne vers le grand propriétaire et le gouvernement, politicard, corrompu, déloyal... » [26].
Gramsci dresse ainsi un portrait sociologique frappant de cet intellectuel méridional classique : « il sort d’un milieu social qui est encore considérable dans le Mezzogiorno : le bourgeois rural, c’est-à-dire le petit et moyen propriétaire de terres qui n’est pas paysan, qui ne travaille pas la terre, qui aurait honte de faire l’agriculteur, mais qui veut retirer du peu de terre qu’il a louée en simple métayage, de quoi vivre convenablement, de quoi envoyer ses fils à l’université ou au séminaire, de quoi doter ses filles qui doivent épouser un officier ou un fonctionnaire civil de l’État. » [27]. Ces intellectuels ruraux reçoivent en héritage un grand mépris à l’égard du paysan cultivateur, qu’ils considèrent comme une machine qu'il convient d'exploiter au maximum, d’autant qu’elle peut être remplacée facilement du fait de la surpopulation paysanne. Il éprouve également une peur « atavique et instinctive » des violences paysannes et a développé une « hypocrisie raffinée et un art plus raffiné encore de tromper et de domestiquer les masses paysannes » [28].
Une mention spéciale doit être faite pour la catégorie la plus importante de ces intellectuels : les prêtres. Gramsci souligne la différence sous cet angle entre l’Italie méridionale et l’Italie septentrionale. « Le prêtre septentrional est communément le fils d’un artisan ou d’un paysan : il a des sentiments démocratiques, il est davantage lié à la masse des paysans » [29]. Au Nord, la séparation de l’Église et de l’État « a été plus radicale que dans le Mezzogiorno » où l’Église fait toujours partie des propriétaires qui comptent et où « le prêtre se présente au paysan : 1) comme un administrateur de terres avec lequel le paysan entre en conflit sur la question des loyers ; 2) comme un usurier qui demande des taux d’intérêt très élevés et fait jouer l’élément religieux pour recouvrer de manière sûre le loyer ou l’usure ; 3) comme un homme soumis aux passions communes (les femmes et l’argent) et qui, par là, ne donne aucune garantie de discrétion et d’impartialité. » [30]. De là découle, du reste, que le paysan méridional, « s’il est souvent superstitieux au sens païen, n’est pas clérical » [31]. On le voit, Gramsci, ici, fait sienne la critique du clergé méridional faite par Don Sturzo.
Les « grands intellectuels »
La troisième catégorie sociale constitutive du « bloc » méridional est celle des « grands propriétaires et des grands intellectuels ». Ce n’est pas, du reste, aux « grands propriétaires » que Gramsci s’intéresse au premier chef, ici : leur cas est bien connu, ils appartiennent pleinement aux classes dirigeantes italiennes, voire européennes, dont ils partagent les lieux de résidence et de pouvoir, les modes de vie, les écoles, le luxe. C’est sur le cas des « grands intellectuels » que s’arrête Gramsci.
« C’est un fait remarquable, écrit-il, que, dans le Mezzogiorno, à côté de la très grande propriété, ont existé et existent encore de grandes accumulations culturelles et d’intelligence chez des individus isolés ou dans des groupes restreints de grands intellectuels, alors qu’il n’existe pas d’organisation de la culture moyenne » [32]. On trouve, en effet, dans le Sud de l’Italie des maisons d’édition comme la Laterza de Bari, des revues comme celle de Croce, La Critica, des académies réputées, autant de manifestations culturelles qui dépassent le cadre du Mezzogiorno proprement dit et ont un rayonnement national, voire européen. Mais on ne trouve pas, en revanche de maison d’édition ou de revues à rayonnement régional autour desquelles pourraient se regrouper les intellectuels méridionaux, ceux que Gramsci appelle les « intellectuels moyens », c’est-à-dire ceux qui sont issus de la moyenne bourgeoisie. C’est pourtant parmi ces derniers que sont apparus des « intellectuels radicaux », tels Gaetano Salvemini, posant la « Question méridionale » sous un angle et selon un point de vue qui n’étaient plus ceux du « Nord ».
Ces intellectuels méridionaux moyens et radicaux ont trouvé refuge auprès d’institutions culturelles « septentrionales », donnant par là même à celles-ci une dimension paradoxalement « méridionaliste » : ce sont des revues telles que La Voce et L’Unità, publiées à Florence par Prezzolini et Salvemini, ou encore La Rivoluzione liberale de Gobetti à Turin, qui ont traité de la « Question méridionale ». Or, cette déportation de l’activité des « intellectuels méridionaux moyens » donne aux « grands intellectuels » méridionaux, ceux dont l’influence est forte dans la culture européenne, tels Benedetto Croce, un rôle particulier, celui de « modérateurs suprêmes » des initiatives culturelles prises dans le Mezzogiorno. La philosophie de Croce représente, aux yeux de Gramsci, en Italie où n’a pas eu lieu la « Réforme religieuse de masse » qui s’est déroulée ailleurs en Europe, la seule « Réforme historiquement possible » : Croce a changé la manière de penser qui était celle des intellectuels méridionaux classiques, en construisant « une nouvelle conception du monde qui a dépassé le catholicisme et tout autre religion mythologique » [33] ; il a ainsi porté les intellectuels méridionaux appartenant à la bourgeoisie moyenne, et, parmi ceux-ci, les « intellectuels radicaux », jusque dans les sphères de la culture nationale et européenne, il leur a fourni le blanc seing dont ils avaient besoin pour participer à cette culture. Et on voit bien, ici, que, chez Gramsci, une telle observation a quelque chose d’autobiographique : lui-même, « intellectuel méridional moyen radical », a été, dans sa jeunesse, crocien, lecteur de La Critica, lecteur de La Voce et de L’Unità, et c’est en suivant ce parcours qu’il est entré dans la vie culturelle et intellectuelle « nationale et européenne ».
Croce, par là, a détaché les intellectuels radicaux du Mezzogiorno des masses paysannes, demeurées sous l’influence de l’ancienne manière de penser, c’est-à-dire sous l’influence de l’Église catholique. Par là, enfin, il a lui-même tracé les limites de la radicalité permise et a rendu possible l’absorption des intellectuels moyens par la bourgeoisie nationale et le « bloc agraire ».
Le ciment du « bloc agraire » qu’est le Mezzogiorno, ce sont ces intellectuels qui par leur origine sociale sont proches de la grande masse paysanne – ils sont les fils des fonctionnaires, des employés qui ont en charge les tâches d’administration dans les bourgs et les campagnes – mais qui, par leur parcours culturel, par leur « méthode de pensée », occupent la place que les « grands intellectuels » leur ont faite dans leur propre monde, ces « grands intellectuels » étant eux-mêmes, comme Gramsci n’hésite pas à le dire, « la clé de voûte du système méridional », ce qui fait de Croce et de l’autre grand « méridionaliste », Giustino Fortunato, « les deux plus grandes figures de la réaction italienne » [34].
Il s’agit donc pour le « prolétariat » - entendu « au sens étroit du terme » - de briser l’unité du « bloc agraire » que constitue le Mezzogiorno, en détachant les masses paysannes « fragmentées » de l’influence qu’exercent sur elle les « grands propriétaires » par l’entremise des « grands intellectuels » et des « intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie ». Le « prolétariat », qui doit devenir « dirigeant » s’il entend prendre le pouvoir, ne le sera que lorsque sa direction s’exercera à l’égard des masses paysannes du Sud, lorsqu’il aura réussi à mettre fin à la fragmentation des paysans méridionaux.
Lorsqu’il sera publié, tel quel, par Togliatti en janvier 1930, le contexte aura beaucoup changé. Togliatti est alors en train de mener avec beaucoup de détermination le virage stratégique imposé au PCd’I par le Komintern, la « svolta » de 1929, qui aboutira, après l’expulsion de Tasca à l’automne 1929, de Bordiga, puis des « Trois » [35], après la violente querelle qui conduit Gramsci lui-même à rompre avec ses codétenus communistes à Turi, au Congrès de Cologne en mars 1931, où les Thèses de Lyon seront définitivement archivées.
En janvier 1930, Togliatti ne souhaite certainement pas que l’alignement sur la politique voulue par Staline, sorti seul vainqueur de la lutte entamée au sommet du Parti communiste russe après la mort de Lénine, conduise à une rupture avec Gramsci, toujours secrétaire en titre du parti italien. Sa décision de publier ce texte, dont il ne pouvait pas méconnaître le fondement « ordinoviste », au moment même où il accomplit son propre alignement sur la nouvelle ligne du Komintern, n’en reste pas moins frappante. Sans doute croit-il à la possibilité de concilier l’inspiration gramscienne et cette ligne. Il sera du reste toujours convaincu de la compatibilité entre les idées de Gramsci et la ligne « officielle » ou « orthodoxe » incarnée par l’URSS avant et après la disparition de Staline ; son action politique au lendemain de la guerre comme ses efforts pour faire connaître la pensée de Gramsci, reflètent cette conviction, laquelle constitue, en réalité, une certaine lecture de cette pensée.
La question du « corporatisme » ouvrier
Or, pour que le prolétariat joue son rôle de classe « dirigeante », exerce son « hégémonie », il lui faut se libérer lui-même de l’influence qu’il subit inconsciemment, « en tant qu’élément national qui vit au sein de l’ensemble de la vie de l’État », par le biais « de l’école, des journaux, de la tradition bourgeoise », bref, il lui faut se libérer de la « direction » exercée par la bourgeoisie. L’idéologie bourgeoise diffusée de « manière capillaire » dans les masses travailleuses du Nord est bien connue : c’est celle qui présente le Mezzogiorno comme le boulet de l’Italie, celle selon laquelle « les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares ou des barbares complets, par destin naturel ». En d’autres termes, « si le Mezzogiorno est arriéré, la faute n’en revient pas au système capitaliste ou à quelqu’autre cause historique qu’on voudra, mais à la nature qui a fait les méridionaux poltrons, incapables, criminels, barbares... » [36].
Se débarrasser de ce corporatisme de classe, c’est précisément ce que les jeunes communistes de Turin ont essayé de faire, explique Gramsci, qui rappelle plusieurs épisodes allant en ce sens. Le premier est celui de la candidature offerte à Gaetano Salvemini à Turin en 1914 par quelques jeunes socialistes, dont Gramsci lui-même. Salvemini aurait du être élu député aux élections de 1913 par les paysans de Molfetta et de Bitonto, dans les Pouilles, s’il n’en avait été empêché par les manœuvres administratives du gouvernement Giolitti et les violences policières. Un groupe de jeunes socialistes turinois lui propose alors, au nom des « ouvriers turinois », de soutenir sa candidature à Turin, pour les élections qui doivent s’y dérouler en 1914. « Les ouvriers de Turin, déclare Ottavio Pastore, l’envoyé du groupe auprès de Salvemini, ne demandent d’engagement d’aucune sorte à [celui-ci], ni de parti, ni de programme, ni de discipline à l’égard du groupe parlementaire ; une fois élu, Salvemini se réclamera des paysans des Pouilles, non des ouvriers de Turin, lesquels mèneront la propagande électorale selon leurs propres principes et ne seront en rien engagés par l’activité politique de Salvemini » [37] Il s’agissait, en somme, de la part de ceux qui allaient devenir, après la guerre, les « communistes Turinois », d’offrir aux paysans des Pouilles, la possibilité d’être représentés au Parlement. A travers leur proposition, le prolétariat du nord offrait son assistance aux paysans du sud. Salvemini, en définitive, bien que touché par la proposition, ne donna pas suite, mais vînt à Turin soutenir le candidat socialiste au cours de deux réunions électorales qualifiées par Gramsci de « grandioses ».
Le second épisode renvoie à la création de l’association « Giovane Sardegna » en 1919. « La “Giovane Sardegna“, explique Gramsci, se proposait d’unir tous les Sardes de l’île et du continent en un bloc régional capable d’exercer une pression utile sur le gouvernement pour obtenir que soient tenues les promesses faites aux soldats pendant la guerre »[38]. La Sardaigne était, en effet, sortie de la guerre très éprouvée, économiquement et humainement. Des mouvements de révoltes nombreux et violents y avaient eu lieu et les diverses promesses de développement faites pour calmer les esprits n’avaient été honorées par aucun des gouvernements d’après-guerre. L’initiative des créateurs de la « Giovane Sardegna » avait connu un grand succès parmi la population des sardes vivant sur le continent, « en majorité des pauvres gens, des personnes du peuple sans qualification précise, des manœuvres d’usine, des petits retraités, des ex-carabiniers, des ex-gardiens de prison, des ex douaniers, qui exerçaient de petites activités extrêmement diverses », tous enthousiastes « à l’idée de se retrouver entre compatriotes, d’entendre des discours sur leur terre à laquelle ils continuaient à être liés par d’innombrables liens de parenté, d’amitié, de souvenirs, de souffrances, d’espoirs... » [39]. Les communistes de Turin décident d’aller porter la contradiction à la réunion organisée pour les Sardes vivant en Piémont. Ils ne sont que huit, mais leur message est cependant écouté : « Êtes-vous, vous, pauvres diables de Sardes, pour un bloc avec les messieurs de Sardaigne qui vous ont ruinés et sont les surveillants locaux de l’exploitation capitaliste, ou êtes-vous pour un bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent qui veulent abattre toutes les exploitations et émanciper tous les opprimés ? »[40]. La grande majorité des « pauvres diables » se range derrière le petit groupe de communistes et, une heure plus tard, 256 d’entre eux constituent un « Cercle sarde d’éducation socialiste ». Quant à la « Giovane Sardegna », sa création est enterrée.
Le troisième épisode concerne la fameuse « brigade Sassari », composée de soldats sardes, qui s’était illustrée pendant la Grande Guerre, et avait été envoyée à Turin en 1919 pour rétablir l’ordre face aux menaces d'occupation d’usines. A son arrivée, explique Gramsci, la majorité des soldats de la brigade étaient venus « tirer sur les messieurs qui font grève », parce qu’aux yeux du paysan sarde, à Turin, tous, ouvriers comme patrons, étaient des « signori ». Et cependant, après quelques mois de présence à Turin, les autorités avaient préféré évacuer la brigade Sassari, finalement considérée comme peu sûre. Les événements vécus pendant cette période extrêmement agitée, le contact avec les militants ouvriers, et en particulier avec les jeunes socialistes qui allaient devenir les « communistes turinois », le travail des militants d’origine sarde auprès d’eux, avaient modifié l’état d’esprit des soldats[41].

Telle était la véritable position des « communistes turinois », laquelle reflétait l’évolution personnelle de Gramsci lui-même, proche, au moment de son arrivée à Turin, des indépendantistes sardes et plaçant sur le même plan, celui des « continentaux » qu’il s’agit de chasser de l’île, aussi bien les ouvriers du Nord que leurs patrons. Désormais pour Gramsci, la tâche incombant aux communistes consiste à faire emprunter aux Sardes réunis à Turin le chemin qu’il a lui-même parcouru et qui l’a conduit à lier le sort des masses paysannes pauvres du Mezzogiorno aux luttes des ouvriers de l’industrie.
S’agissant de la « question méridionale », la politique prônée par les communistes n’a donc rien à voir avec la « formule magique » de la redistribution des terres, comme le prétendaient les rédacteurs du Quarto Stato, mais tout avec l’alliance nécessaire entre les ouvriers du Nord et les paysans du Sud. Cette alliance, telle est donc la tâche qu’il revient aux communistes d’accomplir. Il leur faut pour cela convaincre : « aucune action de masse n’est possible si la masse elle-même n’est pas convaincue des fins qu’elle veut atteindre et des méthodes à appliquer » [42] Convaincre les paysans qu’ils ont intérêt à lier leur sort à celui des prolétaires, qui ne sont pas les signori qu’ils imaginent, mais convaincre également les prolétaires eux-mêmes que les paysans du Mezzogiorno ne sont pas des « boulets » les entravant dans leur propre lutte. Il s’agit de faire disparaître chez le prolétaire du Nord tout « corporatisme de classe », tout corporatisme ouvrier : « Le prolétariat, pour être capable de gouverner comme classe, doit se dépouiller de tout résidu corporatiste, de tout préjugé ou incrustation syndicaliste [43]. Qu’est-ce que cela signifie ? Que non seulement les distinctions qui existent entre profession et profession doivent être dépassées, mais qu’il faut, pour conquérir la confiance et l’accord des paysans et de quelques catégories de semi-prolétaires des villes, dépasser certains préjugés et vaincre certains égoïsmes qui peuvent subsister et qui subsistent dans la classe ouvrière en tant que telle, même lorsque les particularismes de profession ont disparu en son sein. Le métallurgiste, le menuisier, le maçon, etc. doivent non seulement penser comme des prolétaires et non plus comme métallurgiste, menuisier, maçon, etc . mais ils doivent faire un pas de plus : ils doivent penser comme des ouvriers membres d’une classe qui tend à diriger les paysans et les intellectuels, d’une classe qui ne peut vaincre et construire le socialisme que si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces couches sociales. » [44].
Bref, l’enjeu, pour le prolétariat, est de devenir, en pratique, une classe dirigeante, c’est-à-dire qui exerce son « hégémonie » sur les autres catégories sociales encore dirigées par la bourgeoisie, et tout particulièrement, sur la grande masse des paysans méridionaux. Or, cela n’est possible que si le prolétariat se défait de ses propres « préjugés ».
Cette question du « corporatisme ouvrier » était évoquée, déjà, dans les Thèses de Lyon, et Gramsci y revenait, au moment même où il écrivait ces notes sur la Question méridionale, dans les articles qu’il écrivait également pour répondre aux rédacteurs du journal Il Mondo à propos de l’évolution de la situation en URSS. Le dépassement du « corporatisme de classe » est directement lié à la capacité, pour le prolétariat, d’élaborer une vision sociale à long terme, une compréhension du processus social, et des méthodes prenant en compte l’autonomie des catégories composant les « masses travailleuses » ; ce n’est pas par la coercition que l’on peut mettre en œuvre une alliance entre les ouvriers des villes du Nord et les paysans des campagnes du Sud, mais en fournissant à ceux-ci le moyen de penser d’une autre façon et en faisant fond sur leur créativité, sur leur capacité d’invention collective.
Gramsci va poursuivre cette réflexion sur le corporatisme ouvrier en traitant de la question des coopératives.
Le débat sur les coopératives est ancien dans le mouvement ouvrier, notamment en Italie où Giovanni Giolitti, la figure politique dominante du début du 20e siècle, avait oeuvré en faveur du mouvement coopératif dont il avait su faire un instrument politique efficace. Après les occupations d’usine de septembre 1920, pendant lesquelles, à Turin, les ouvriers avaient pris en charge la gestion de la FIAT, et une fois la défaite ouvrière consommée, Giolitti, qui s’est présenté en recours au-dessus du conflit, incite le patronat à faire des propositions visant à transformer la FIAT en entreprise coopérative, gérée directement par les ouvriers. Gramsci explique, ici, pour quelles raisons les socialistes turinois, menées par les « ordinovistes », se sont opposés à une telle proposition, soutenue au contraire, au sein du parti, par les « réformistes ». L’aile gauche du parti socialiste, menée par les « abstentionnistes » de Bordiga, avait toujours mené une critique très dure du mouvement coopératif, soulignant que les coopératives demeuraient des structures capitalistes : qu’elles soient juridiquement propriété des ouvriers ne changeait rien au fait qu’elles doivent, pour exister et fonctionner, s’insérer dans le système de profit et de concurrence capitaliste. C’est sur la même base que Bordiga n’avait pas cessé, dès 1919, de critiquer l’ordinovisme, le « conseillisme » gramscien, à qui il reprochait de proposer une politique réformiste qui ne disait pas son nom ; inciter les ouvriers à disputer le pouvoir au patronat au sein même de l’usine, sans attendre la prise du pouvoir politique, ce qui était le principe du conseillisme, ne pouvait, selon Bordiga, que déboucher sur une ligne non-révolutionnaire, pariant sur un passage graduel au socialisme, et faisant l’économie de l’insurrection, c’est-à-dire épargnant celle-ci à la bourgeoisie.
Gramsci rappelle que les socialistes turinois, c’est-à-dire les « ordinovistes », face à la proposition du patronat, ont repris les critiques bordiguiennes des coopératives, disant alors aux ouvriers : « Qu’adviendra-t-il si les ouvriers de la Fiat acceptent les propositions de la direction ? Les actuelles actions industrielles deviendront des obligations ; c’est-à-dire que la coopérative devra payer aux porteurs d’obligations un dividende fixe, quel que soit le volume des affaires. L’entreprise Fiat sera rançonnée de toutes les manières possibles par les instituts de crédit, qui restent entre les mains des bourgeois, lesquels ont intérêt à réduire les ouvriers à leur discrétion. » [45]. En d'autres termes, la coopérative Fiat sera à la merci des banques et les ouvriers n’auront d’autre choix que de se tourner vers l’État, lui aussi aux mains de la bourgeoisie, pour trouver de l’aide, qui leur sera fournie par le biais de l’action des députés ouvriers, c’est-à-dire au prix de la « subordination du parti politique ouvrier à la politique gouvernementale ». Telle est, en effet, la manière dont les coopératives furent utilisées par les gouvernements de la bourgeoisie pendant ce que l’on a appelé « l’ère giolittienne ». Les ouvriers de la Fiat continueront à gérer pour le compte de la bourgeoisie leur coopérative, mais ils auront perdu toute autonomie dans leur propre démarche politique ; « le prolétariat, poursuit Gramsci, aura perdu sa position et sa charge de dirigeant et de guide ; il apparaîtra à la masse des ouvriers les plus pauvres comme faisant partie des privilégiés, il apparaîtra aux paysans comme un exploiteur au même titre que les bourgeois, parce que la bourgeoisie, comme elle l’a toujours fait, présentera aux masses paysannes les noyaux ouvriers privilégiés comme la seule cause de leurs maux e de leur misère. ». Bref, « le corporatisme de classe aura triomphé ».
Or, ce dernier point, l’évocation du triomphe du corporatisme de classe, est précisément ce qui distingue la critique gramscienne des coopératives de celle de Bordiga. Ce qui, selon Gramsci, fait que le « conseillisme », contrairement à ce que prétend Bordiga, ne débouche pas sur le réformisme, sur une démarche non-révolutionnaire, c’est précisément qu’il implique le dépassement du « corporatisme ouvrier ». Disputer le pouvoir dans l’entreprise au patronat, dès maintenant, sans attendre la prise du pouvoir politique, n’est pas, pour les ouvriers concernés, se faire une place au sein du système de gestion de la production capitaliste ; la lutte au sein de l’atelier est, aux yeux de Gramsci, le premier niveau d’affrontement avec le pouvoir capitaliste, le principe moteur d’un mouvement qui débouche inévitablement sur la lutte directe contre l’État bourgeois. Le processus ainsi mis en œuvre correspond au rôle historique du prolétariat qui, seul, peut donner à ce processus une dimension révolutionnaire. Ce rôle, pour l’accomplir, la classe ouvrière doit convaincre les autres catégories sociales dominées, les autres catégories de subalternes, c’est-à-dire, en Italie, la grande masse des paysans du Mezzogiorno, que ce n’est pas pour son propre et unique intérêt qu’elle affronte le patronat et l’État, mais pour celui des masses dominées dans leur ensemble. Cela n’est possible qu’en dépassant tout corporatisme de classe : c’est en sachant sortir de son propre corporatisme que les ouvriers peuvent faire comprendre aux paysans méridionaux qu’ils ne sont pas, dans l’exploitation qu’ils subissent, l’allié ou l’instrument du bourgeois, le signore, grand propriétaire foncier ou industriel. Bref, ce qui écarte le « conseillisme » de tout réformisme, c’est le lien étroit, dans l’action de la classe ouvrière, entre la lutte immédiate pour le pouvoir dans l’entreprise et une attitude ouverte, dépourvue des préjugés corporatistes classiques, à l’égard des autres subalternes, c’est-à-dire à l’égard des paysans.
Gramsci continue sur le même sujet en évoquant une action ayant impliqué à Turin les techniciens et les ouvriers non-qualifiés.
La direction de la FIAT, face aux revendications des techniciens, proposait aux ouvriers d’élire eux-mêmes leur chefs d’équipe, c’est-à-dire de choisir eux-mêmes les techniciens qui les dirigeraient, comptant par là rendre ceux-ci dépendant des ouvriers. De la même façon, le patronat cherchait à maintenir dans leur isolement les ouvriers non-qualifiés.
Les ouvriers décident cependant de repousser la proposition patronale et d’appuyer, au contraire, les revendications des techniciens, comme celles des ouvriers non-qualifiés et, grâce à cet appui, techniciens et ouvriers non-qualifiés obtiennent une amélioration de leurs conditions de travail et, ainsi, « à l’intérieur des usines tous les privilèges et l’exploitation exercée par les catégories les plus qualifiées aux dépens des moins qualifiées ont été balayés ».
C’est là, affirme Gramsci, une action typique de ce qu’il faut entendre par « rôle dirigeant » du prolétariat : une action par laquelle les ouvriers se sont fait reconnaître comme une « avant-garde » par les autres catégories de travailleurs, une action qui illustre ce qu’il faut entendre par « hégémonie du prolétariat ».
Les ouvriers turinois ont donc su dépasser les sources de conflit qu’ils pouvaient avoir avec les techniciens au-dessus d’eux – plus privilégiés qu’eux – et les ouvriers non qualifiés au-dessous d’eux. Ils ont su faire taire les conflits immédiats qu’ils pouvaient avoir avec les uns et les autres au profit d’une vision à plus long terme et plus large, une vision du processus de lutte.
Gramsci évoquera, dans la lettre qu’il envoie, au nom du bureau politique du Pcd’I, aux dirigeants soviétiques en octobre 1926, le rôle spécifique et la responsabilité particulière qui échoient à cette avant garde qu’est le prolétariat « au sens étroit du terme », en parlant de la situation tout à fait inédite où se trouvent les ouvriers russes : « Camarades, on n’a jamais vu dans l’histoire qu’une classe dominante, dans son ensemble, ait des conditions de vie inférieures à des éléments déterminés et des couches de la classe dominée et subordonnée. Cette contradiction inédite, l’histoire l’a réservée au prolétariat... » [46]. Il ne pouvait être question, en 1921, en URSS, d’une collectivisation des terres telle que la doctrine la promouvait, l’alliance ouvriers-paysans n’y aurait pas résisté, non plus que la position dominante du prolétariat, c’est-à-dire la détention et l’exercice du pouvoir d’État. C’est pourquoi Lénine avait lancé la « Nouvelle politique économique » NEP, laquelle avait cet effet paradoxal : les ouvriers, en position de domination, disposant des pouvoirs d’État, connaissaient des conditions de vie matérielle inférieures à celles de certains paysans, les fameux [https://fr.wikipedia.org/wiki/Koulak « koulaks », pourtant en situation de subordination par rapport à eux. Mais ce qui est en question, ici, ce n’est pas seulement la domination exercée par la classe ouvrière, le « prolétariat au sens étroit du terme », bref, « l’avant garde révolutionnaire », ce qui est en question, c’est l’hégémonie du prolétariat, c’est-à-dire sa capacité, non pas seulement à dominer, mais à diriger, ce qui passe, pour Gramsci, par le consensus de tous ceux qui participent de l’action politique de ce qu’il a appelé ailleurs la « classe révolutionnaire », dont les deux « ailes » sont les ouvriers et les paysans. Si la frange dirigeante de cette classe révolutionnaire, en l’occurrence le bureau politique du Parti communiste d’URSS, perd ce consensus, elle restera sans doute dominante, mais elle ne sera plus dirigeante ; elle ne sera plus hégémonique. « Et pourtant, le prolétariat ne peut pas devenir une classe dominante s’il ne dépasse pas, par le sacrifice des intérêts corporatistes, cette contradiction, il ne peut pas maintenir son hégémonie et sa dictature si, même devenu dominant, il ne sacrifie pas ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de la classe. » [47]. Dans la situation spécifique créée par la NEP, pour maintenir leur hégémonie, les prolétaires » – au sens « étroit » du terme « prolétariat », comme dans un sens plus large - doivent se défaire de tout corporatisme de classe, c’est-à-dire accepter la situation paradoxale qui voit ceux qui sont en situation de domination vivre moins bien que ceux qu'ils dominent.
La véritable question posée au prolétariat russe, en effet, n’est pas tant celle de l’existence des Koulaks, que celle de la nécessité économique de la NEP et du contrôle à exercer pour que le phénomène Koulak ne mette pas en péril le processus de construction d’un État socialiste en URSS. C’est en ce sens que Gramsci s’exprime, au même moment, dans les articles qu’ils consacre, en réponse aux publication du Mondo, à l’URSS et à la discussion qui s’y déroule à propos de la poursuite de la NEP et du comportement politique que doit avoir la classe ouvrière russe à l’égard des koulaks. Cela éclaire la position de Gramsci sur les « oppositions » russes : celles-ci, lorsqu’elles dénoncent les privilèges obtenus par les koulaks et veulent mettre fin à la NEP, expriment et favorisent le « corporatisme de classe ».
C'est encore à la nécessité de lutter contre le « corporatisme de classe » que renvoie Gramsci lorsqu'il réfléchit à l’attitude que doit avoir le parti communiste à l'égard des intellectuels en général - et non plus seulement méridionaux - en s’arrêtant sur le cas particulier de Piero Gobetti.
Lorsque Gramsci rédige son texte, en octobre 1926, celui-ci avait disparu depuis quelques mois à la suite des agressions fascistes dont il avait été victime. Gobetti n’était pas un communiste et, comme le dit Gramsci, il « ne le serait probablement jamais devenu » ; le titre de la revue qu’il avait fondée, La Rivoluzione liberale, indique clairement que son orientation foncière était le libéralisme politique, très éloigné de ce qu’avait été la manière de faire de la politique du parti communiste, au moins jusqu’en 1924, sous l’autorité de Bordiga. Pour Gramsci, la limite de la démarche générale de Gobetti tenait à ce qu’elle consistait à transposer sur le plan collectif, en l’occurrence à la classe ouvrière, les qualités morales habituellement attribuées aux individus. C’est là une démarche, explique Gramsci, qui conduit en général les intellectuels « à la pure contemplation et [à l']enregistrement des mérites et des fautes », à se poser en arbitres et en « dispensateurs des prix et des punitions », une « conception qui en grande partie se rattache au syndicalisme » [48], d’où est absente, en d’autres termes, toute dimension politique.
Gobetti, cependant, avait collaboré à L’Ordine Nuovo, à travers lequel il était entré en contact direct avec la classe ouvrière et il avait reconnu le rôle de celle-ci dans la transformation démocratique de l’Italie qu’il appelait de ses vœux, échappant ainsi au destin « syndicaliste » des intellectuels libéraux. Gramsci, qui lui rend ici hommage, en déclarant que « sa caractéristique la plus remarquable était la loyauté intellectuelle et l’absence complète de toute vanité et petitesse... » [49], lui était très attaché. Il se donne ainsi la possibilité d’expliquer à ceux de ses camarades qui ne voulait voir en Gobetti qu'un petit bourgeois réformiste, le sens qu'avait une collaboration de communistes avec lui : là encore, il s’agit de dépasser tout « corporatisme ouvrier ».
« Nous ne pouvions pas combattre contre Gobetti, écrit Gramsci, parce que celui-ci développait et représentait un mouvement qui ne doit pas être combattu, au moins en principe. Ne pas le comprendre signifie ne pas comprendre la question des intellectuels et la fonction que ceux-ci exercent dans la lutte des classes. » [50]. Gobetti, dont l’influence dans les années 1920 a été considérable auprès de la jeunesse italienne antifasciste, fut pour les communistes, explique Gramsci, un lien indispensable avec les nouveaux intellectuels, ceux nés de la révolution industrielle, les « techniciens » ; il a aussi été un lien avec les intellectuels méridionaux, tel Guido Dorso, qui posaient la question méridionale d’une manière nouvelle, en réfléchissant au rôle général du prolétariat du nord. A l’égard de ce type d’intellectuels, le parti communiste, selon Gramsci, doit avoir un comportement libéré de tout corporatisme de classe, comme dans le cas de son rapport à la paysannerie. On ne peut pas attendre des intellectuels qu’ils adhèrent collectivement au communisme comme le feraient les ouvriers : ils cherchent, « par leur nature même et leur fonction historique », à « faire la synthèse de toute l’histoire » du groupe social, du peuple auquel ils appartiennent. Pour cette raison, leur évolution se fait plus lentement, non seulement que celle des ouvriers, mais que celle de tous les autres groupes sociaux. Il convient donc d’être patients avec eux, en ne perdant jamais de vue quel rôle essentiel ils jouent, en particulier dans la constitution des « blocs » sociaux, par exemple du « bloc agraire » méridional, et donc quel élément clé ils constituent pour briser ces blocs : « Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes toujours plus considérables des masses de paysans pauvres ; mais il réussira plus ou moins largement dans cette mission obligatoire selon sa capacité à défaire le bloc intellectuel qui est l’armature souple mais extrêmement résistante du bloc agraire. Dans l’accomplissement de cette tâche, le prolétariat a été aidé par Piero Gobetti et nous pensons que les amis du mort continueront, même sans leur guide, l’oeuvre entreprise, qui est gigantesque et difficile, mais, pour cette raison précisément, digne de tous les sacrifices (y compris de la vie, comme cela a été le cas de Gobetti) de la part de ces intellectuels (et ils sont nombreux, plus qu’on croit) septentrionaux et méridionaux qui ont compris que deux seules forces sociales sont essentiellement nationales et porteuses d’avenir : le prolétariat et les paysans... » [51].
Ici, s’arrête le texte de Gramsci. Lorsqu’il sera publié, tel quel, par Togliatti en janvier 1930, le contexte aura beaucoup changé. Togliatti est alors en train de mener avec beaucoup de détermination le virage stratégique imposé au PCd’I par le Komintern, la « svolta » de 1929, qui aboutira, après l’expulsion de Tasca à l’automne 1929, de Bordiga, puis des « Trois » [52], après la violente querelle qui conduit Gramsci lui-même à rompre avec ses codétenus communistes à Turi, au Congrès de Cologne en mars 1931, où les Thèses de Lyon seront définitivement archivées.
En janvier 1930, Togliatti ne souhaite certainement pas que l’alignement sur la politique voulue par Staline, sorti seul vainqueur de la lutte entamée au sommet du Parti communiste russe après la mort de Lénine, conduise à une rupture avec Gramsci, toujours secrétaire en titre du parti italien. Sa décision de publier ce texte, dont il ne pouvait pas méconnaître le fondement « ordinoviste », au moment même où il accomplit son propre alignement sur la nouvelle ligne du Komintern, n’en reste pas moins frappante. Sans doute croit-il à la possibilité de concilier l’inspiration gramscienne et cette ligne. Il sera du reste toujours convaincu de la compatibilité entre les idées de Gramsci et la ligne « officielle » ou « orthodoxe » incarnée par l’URSS avant et après la disparition de Staline ; son action politique au lendemain de la guerre comme ses efforts pour faire connaître la pensée de Gramsci, reflètent cette conviction, laquelle constitue, en réalité, une certaine lecture de cette pensée.
C'est en effet dans un sens assez peu conforme aux canons du marxisme « orthodoxe » de la IIIe Internationale que Gramsci va développer la réflexion entamée à propos de la « Question méridionale » dans les Cahiers de prison.
- ↑ Voir : Antonio Gramsci, La questione meridionale, Editori Riuniti, 1995
- ↑ Togliatti le publie en l’état – inachevé – dans la revue Lo Stato Operaio, sous le titre « Alcuni temi della quistione meridionale », en 1930
- ↑ “Altro che Italia. Questa è Affrica: i beduini, a riscontro di questi caffoni [sic], son fior di virtù civile“, lettre à Cavour, octobre 1862
- ↑ Sonnino et Franchetti sont accompagnés d’Ennea Cavaleri qui quittera l’Italie à son retour de Sicile et ne prendra aucune part dans l’exploitation de l’enquête
- ↑ Pasquale Villari, "Di chi è la colpa? O sia la pace e la guerra", 1876, in Lettere meridionali: Ed altri scritti sulla questione sociale in Italia,Firenze successori Le Monnier, 1878, édition électronique https://www.eleaml.org/rtfne/2013_stampa/pasquale_villari_1878_lettere_meridionali_scritti_2013.pdf, p. 252
- ↑ Entre 1903 et 1914, Giolitti est constamment au pouvoir, et il y retournera en 1920, au moment des grands troubles sociaux de l'après-guerre. Giolitti incarne les politiques "transformistes" et une certain "réalisme" politique - ou absence de scrupule -.
- ↑ Benedetto Croce, Storia d’Italia Dal 1871 al 1915, Laterza, 1977. Voir aussi : Salvatore Lupo, Storia del Mezzogiorno, questione meridionale, meridionalismo, Meridiana, 1998
- ↑ G. Fiori. Vita di Antonio Gramsci, O. C., p. 69
- ↑ Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Les Éditions sociales, Paris, 1962, traduction de la 3e édition allemande de 1885, http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/18_brumaine_louis_bonaparte/18_brumaine_louis_bonaparte.pdf, p. 107
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ V. Giard & E. Brière, Paris, 1900
- ↑ « Les conditions historiques de l’Italie n’étaient pas et ne sont pas très différentes de celles russes. Le problème de l’unification de classe des ouvriers et des paysans se présente dans les mêmes termes : celle-ci se produira dans la pratique de l’État socialiste et se fondera sur la nouvelle psychologie créée par la vie en commun dans la tranchée », “Operai et contadini“, L’Ordine Nuovo', 02/08/1919
- ↑ ibid.
- ↑ “Il programma dell’Ordine Nuovo, Ordine Nuovo, 14 août 1920
- ↑ ibid.
- ↑ ibid.
- ↑ “Il problema del potere”, L’Ordine Nuovo, 29/11/1919
- ↑ “Gli avvenimenti del 3 dicembre 1919”, L’ordine nuovo, 6-13/12/1919
- ↑ “Gli avvenimenti del 3 dicembre 1919”, L’Ordine Nuovo, 6-13/12/1919
- ↑ Ibid. p.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. C’est nous qui soulignons
- ↑ Ibid. p. 45. C'est nous qui soulignons
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 46
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 48
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 45
- ↑ Le groupe dit des « Trois » était composé de Pietro Tresso, Alfonso Leonetti e Paolo Ravazzoli, lesquels s’étaient opposés directement à Togliatti et à la politique d’envoi massif de cadres du Pcd’I en Italie après le « tournant » de 1929
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p. 40.
- ↑ Ibid. p. 41
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Sur les contacts de Gramsci avec la Brigata sassari, voir : Carlucci, Alessandro. ‘«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci’, Antologia Premio Gramsci. XII Edizione (Sassari: Edes, 2012). www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012.
- ↑ Ibid.
- ↑ Sur le « syndicalisme », voir https://wikirouge.net/Syndicalisme_r%C3%A9volutionnaire
- ↑ Ibid.p. 42
- ↑ Ibid. p. 44
- ↑ Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999. http://www.lavocedellelotte.it/it/2017/06/08/carteggio-tra-gramsci-e-togliatti-sullopposizione-trotskista-nel-pcus/
- ↑ Lettre du 14/10/1926
- ↑ Ibid. p. 49 Sur le « syndicalisme », voir ci-dessus la note 21
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid. p.50
- ↑ Le groupe dit des « Trois » était composé de Pietro Tresso, Alfonso Leonetti e Paolo Ravazzoli, lesquels s’étaient opposés directement à Togliatti et à la politique d’envoi massif de cadres du Pcd’I en Italie après le « tournant » de 1929