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Antonio Gramsci (1891-1937), biographie

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La Sardaigne (1891-1911)

Fils de Francesco Gramsci (1860-1937) et de Giuseppina Marcias (1861-1932), Antonio est le quatrième de leurs sept enfants.

La famille du côté du père de Gramsci est d’origine albanaise, son grand-père est né à Plataci, une commune Arbëresh de Calabre. Le grand-père d’Antonio, colonel de gendarmerie sous les Bourbons, était devenu carabinier après l’unité italienne et avait été maintenu dans son grade. Il avait épousé la fille d’un avocat napolitain connu et s’était installé à Gaète. Après sa mort, le dernier de ses cinq enfants, Francesco, abandonne ses études de droit et devient contrôleur du bureau de l’état-civil de Ghilarza, un gros bourg de Sardaigne dans la région d’Oristano.

Il y épouse – contre l’avis de sa propre famille – Giuseppina Marcias, fille d’un employé des impôts.

En 1898, Francesco est arrêté pour détournement de fonds et faux en écriture. La thèse, devenue classique[1], selon laquelle il aurait subi les représailles de l’homme fort de la Sardaigne d’alors, Francesco Cocco Ortu, pour avoir soutenu l’adversaire de celui-ci lors des élections de 1897, n’est plus guère défendue aujourd’hui. Il semble bien que le père d’Antonio n’ait pas toujours été sans reproche dans son activité professionnelle[2]. Toujours est-il qu’il est condamné en 1900 à cinq ans de prison.

Giuseppina doit élever seule ses sept enfants (l'aîné, Gennaro, a 14 ans lorsque son père est arrêté, Antonio a 7 ans). Elle prend des locataires en pension, fait des travaux de couture à domicile avec l’aide de ses filles aînées. Antonio, à la fin de sa scolarité élémentaire, à 12 ans, doit quitter l’école pour travailler. Il fera le grouillot à l’office du cadastre pendant quelques mois.

La maladie dont il souffrira toute sa vie se déclare pendant sa troisième année. Antonio est atteint du mal de Pott, une tuberculose osseuse qui ne sera diagnostiquée que très tard, en 1933, alors qu’il est en prison[3]. C’est à cette maladie qu’il devra son dos déformé, sa petite taille et sa mauvaise santé.

Lorsque son père, sorti de prison au début de 1904, aura été réhabilité et aura retrouvé un emploi, Antonio pourra reprendre ses études au collège du bourg voisin de Santu Lussurgiu. En 1908, il obtient la licenza ginnasiale qui lui permet d’entrer au lycée Dettori de Cagliari. Il partage le logement de son frère aîné Gennaro, employé dans une usine de glace. Antonio commence à lire la presse et, notamment, les articles de Gaetano Salvemini et de Benedetto Croce.

Son frère Gennaro, qui avait fait son service militaire à Turin, était rentré en Sardaigne militant socialiste. Antonio devient ainsi lecteur de L’Avanti!, le quotidien du Parti socialiste italien. En deuxième année de lycée, il a pour professeur Raffa Garzia, radical et anticlérical, directeur de L’Unione Sarda, qui s’intéresse à lui et lui confie, pour l’été 1910, une carte de journaliste. Gramsci publie son tout premier article en juillet de cette année-là.

Ses bons résultats au baccalauréat l’autorisent à passer le concours permettant d’obtenir une bourse Carlo Alberto, réservée aux lycéens méritants de Sardaigne et destinée à leur permettre de poursuivre leurs études à l’université de Turin.

Turin (1911-1922)

L’étudiant

Titulaire d’une bourse de la fondation Carlo Alberto [4], Gramsci s’inscrit à la faculté des Lettres de Turin. Ses premiers mois dans la grande ville du nord sont très difficiles. Sa bourse de 70 lires par mois, à quoi s’ajoutent les petites sommes que lui envoie irrégulièrement son père, suffit à peine à lui assurer le vivre et le couvert ; il supporte mal le froid de l’hiver turinois et sa santé se dégrade. Enfin, il est terriblement isolé.

Ces difficultés le poursuivront pendant la majeure partie de sa vie d’étudiant ; malade ou trop affaibli, il est souvent dans l’incapacité de se présenter aux examens, ce qui l’empêchera de passer le diplôme de fin d’étude (la laurea).

Gramsci est cependant un étudiant qui sort du lot ; sa curiosité est vaste et il suit de nombreux cours dans d’autres disciplines que celle où il est officiellement inscrit, en droit, en économie, en philosophie. Son intérêt premier va à la linguistique : il entretiendra une relation intellectuelle forte et profonde avec son maître Matteo Bartoli, lequel regrettera toujours que Gramsci ait choisi une vie de militant plutôt que celle du brillant linguiste qu’il aurait pu être.

Il nouera des liens d’amitié avec une autre figure de la vie intellectuelle turinoise de l’époque, [Umberto Cosmo, professeur de littérature italienne, qui, par son enseignement au lycée D’Azeglio comme à l’université, a marqué toute une génération d’étudiants. Cosmo viendra souvent en aide à Gramsci et c’est par son intermédiaire qu’il fera certaines de ses rencontres les plus importantes, telles que celle de Piero Sraffa.

le militant

Avant de s’installer à Turin, Gramsci est proche des mouvements sardes autonomistes. C’est la rencontre, grâce à Angelo Tasca, des cercles de jeunes socialistes, qui l’amène à changer d’orientation. A Turin, ville de l’industrie automobile, il se convainc que le conflit social ne se joue pas entre, d’un côté, les paysans Sardes et, de l’autre, le monde industriel du nord, ouvriers et patrons confondus, mais entre le patronat et les prolétaires, dans un mouvement qui peut être libérateur également pour la paysannerie pauvre du sud de l’Italie.

C’est alors qu’il se lie à ceux qui seront longtemps ses compagnons les plus proches : outre Tasca, Palmiro Togliatti et Umberto Terracini. Il commence, en 1913, à écrire dans la presse socialiste.

Il publie son tout premier véritable article politique dans Il Grido del Popolo, la revue hebdomadaire socialiste de Turin, le 31 octobre 1914, dans le cadre du débat ouvert par la prise de position de Mussolini, rédacteur en chef de L’Avanti!, le quotidien du parti socialiste, en faveur de l’intervention de l’Italie dans la guerre aux côtés de la France. L’éditorial de Mussolini va à l’encontre de la position officielle du PSI, qui réclame la « neutralité absolue » de l’Italie, aussi est-il critiqué par Tasca sur les pages du Grido del popolo. C’est à Tasca que Gramsci répond, défendant prudemment Mussolini et, surtout, l’idée qu’il faut substituer à la « neutralité absolue » prônée par la direction du PSI, une « neutralité active et opérante ». Il s’agit là du premier accroc entre Tasca et Gramsci, lequel traînera longtemps comme un péché originel une réputation d’ « interventionniste ».

L’Italie entre en guerre en mai 1915. Gramsci, à cause de sa santé fragile, n’est pas mobilisé, contrairement à ses compagnons les plus proches. A partir de l’automne 1915 il devient rédacteur au Grido del popolo et à l’édition turinoise de L’Avanti!. Dans sa rubrique « Sotto la Mole », il se fait le chroniqueur de l’actualité de l’Italie en guerre, depuis Turin et selon le point de vue des classes sociales dominées. Il mêle avec verve l’irrévérence à l’égard de tout ce qui est institutionnel, les aperçus rapides et décalés par rapport à la propagande de guerre officielle et omniprésente, et l’analyse politique serrée, toujours située dans le cadre d’une philosophie de l’histoire qui doit encore beaucoup à Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Il couvre également l’activité culturelle, notamment le théâtre et se montre particulièrement ouvert au théâtre nouveau de Pirandello.

Il crée en 1917 un cercle d’éducation culturelle (Il club di vità morale), qui rassemble une poignée de jeunes ouvriers et s’essaie au rôle de rédacteur en chef en publiant un numéro spécial du Grido del Popolo destiné à « éduquer et former les jeunes socialistes » : « la città futura ». Enfin, il vit aux premières loges l'insurrection ouvrière de Turin d'août 1917, qui échoue faute d'organisation.

Il publie dans Il Grido del popolo du 5 janvier 1918 le deuxième article politique qui va le faire connaître, au titre provocateur : « La Révolution contre le Capital ». Il y fait l’éloge de la révolution qui vient de s’accomplir en Russie. Le schéma dogmatique en cours au sein de la IIe Internationale voulait que la révolution socialiste ait lieu dans les pays capitalistes les plus développés et non dans un pays encore en partie féodal comme la Russie. Mais « les faits ont dépassé les idéologies. Ils ont fait éclater les schémas critiques à l’intérieur desquels l’histoire de la Russie aurait du se dérouler selon les canons du matérialisme historique »[5]. Les bolcheviques ont su construire une volonté collective et lui donner la seule forme politique qui puisse véritablement résoudre les problèmes sociaux que la guerre a transformé en autant de catastrophes : le socialisme. Contre la théorie devenue dogme, ils ont inventé l’histoire.

L’Ordine nuovo

Au lendemain de la guerre, le groupe composé de Gramsci, Tasca, Togliatti et Terracini se reconstitue pour donner naissance à une nouvelle revue, [L'Ordine Nuovo, « revue de culture socialiste », qui vise à fournir aux ouvriers une éducation politique et culturelle et à les rendre aptes à construire leur propre culture. La revue va prôner, sous l’égide intellectuelle de Gramsci, une ligne politique nouvelle, fondée sur le rôle des « conseils d’usine ». Dans un article intitulé « Démocratie ouvrière » paru en juin 1919, et qu’il qualifiera lui-même, plus tard, de « coup d’État rédactionnel » mené contre Tasca [6], Gramsci développe l’idée selon laquelle les « Commissions internes » en vigueur dans les grandes entreprises italiennes, structures élues par le seul personnel syndiqué, devaient être transformées en Conseils d’usine, élus par tous les ouvriers, y compris les non-syndiqués, et aptes à prendre en charge, au-delà de la classique défense syndicale des intérêts des salariés, la production elle-même, et à devenir par là les structures de base du futur État socialiste.

Le rôle des conseils d’usine sera expérimenté en grandeur réelle lors des mouvements d’occupation d’usines de l’année 1920 et plus particulièrement pendant les grandes grèves de septembre, lesquelles se solderont par une défaite des ouvriers turinois, faute de soutien de la part de la direction du PSI et des syndicats, et de l'absence d’élargissement du mouvement au pays tout entier.

La priorité, pour le courant « ordinoviste » de Gramsci, comme pour toute la gauche du PSI, rassemblée derrière le leader napolitain Amedeo Bordiga, est alors de rompre avec le courant réformiste qui dirige le parti et de créer un parti communiste mis en ordre de combat et qui satisfera aux conditions émises au cours de l’été 1920 par l’Internationale communiste. Gramsci, dès le printemps 1920, convaincu qu’une incapacité des organisations ouvrières à prendre le pouvoir politique se traduirait par une réaction terrible de la part du patronat, avait rédigé, pour la section de Turin du PSI, un texte en ce sens qui avait été remarqué et salué par Lénine.

Gramsci participe, avec Tasca, Togliatti et Terracini, à la fondation du Parti communiste d’Italie lors du Congrès de Livourne en janvier 1921 et soutient l’action de Bordiga, sans cependant s’y reconnaître pleinement, notamment en ce qui concerne le rôle des structures telles que les conseils d’usine.

En mai 1922, après avoir vécu 11 ans à Turin, Gramsci, nommé délégué du PCD’I à l’Internationale communiste, part pour Moscou.

Moscou et l’Internationale communiste (1922-1924)

Lorsqu’il arrive à Moscou en mai 1922, Gramsci est épuisé et en proie à des crises nerveuses qui inquiètent son entourage. Il est envoyé dans une maison de repos de la banlieue de Moscou où il rencontre Eugenia Schucht. Celle-ci est la fille d’Apollon Schucht, un officier engagé dans la lutte contre le tsarisme aux côtés des narodniki dans les années 1880, condamné au confinement en Sibérie et qui s’est exilé ensuite, avec sa famille, en Suisse, puis en France et enfin en Italie. Apollon Schucht a milité avec Alexandre Oulianov, le frère aîné de Lénine. Ce dernier est le parrain de l’une des filles Schucht [7]

Trois de celles-ci ont joué un grand rôle dans la vie de Gramsci : Eugenia, Giulia et Tatiana. Elles ont fait leurs études en Suisse et en Italie et parlent parfaitement l’italien. Eugenia a été une collaboratrice de la femme de Lénine, Nadejda Kroupskaia. Entre elle et Antonio se noue une relation qui va au-delà de la simple amitié, mais, en septembre 1922, elle présente à Gramsci sa sœur Giulia et c’est avec cette dernière que le militant sarde fondera une famille. Giulia est née en 1896 en Suisse, elle a poursuivi ses études musicales au conservatoire de Rome et, lorsque Gramsci la rencontre, elle enseigne la musique à [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivanovo Ivanovo).

L’Internationale communiste cherche à provoquer une fusion entre le petit PCD’I et le PSI, dirigé alors par les terzini, ou les « maximalistes », c’est-à-dire les militants socialistes, majoritaires au Congrès de Livourne, qui ont adhéré à l’Internationale communiste (IC), mais ont refusé de quitter le vieux parti pour rejoindre le PCD’I. Bordiga et la direction du PCD’I, Gramsci compris, sont farouchement opposés au projet de fusion, qui risque, à leurs yeux, de dénaturer le parti né de la rupture de Livourne. Seule la « droite » du parti, guidée par Tasca, y est favorable. L’IC insiste et met tout son poids dans la balance. Bordiga est prêt à aller jusqu’à la rupture avec elle. Gramsci, cependant, est conscient des limites de l’action du leader napolitain, dont le sectarisme coupe le parti des masses. Il rencontre Lénine en octobre 1922 et, à partir du printemps 1923, rassuré par l’échec, à la suite du refus du PSI, de la tentative de fusion, il entre peu à peu en opposition à Bordiga. L’arrestation de celui-ci en février 1923, ainsi que de l’essentiel de la direction du PCD’I, va le pousser au premier plan. Il propose, appuyé par l’IC, la création d’un journal, conçu comme un grand quotidien de masse et dont le nom sera L’Unità. En décembre 1923, Gramsci, chargé d’organiser un centre d’information pour l’IC[8], quitte Moscou pour Vienne. Il y travaille principalement à la réorganisation du PCD’I dans le sens du large rassemblement des forces ouvrières voulu par l’IC. Lorsqu’il quitte Moscou, Giulia est enceinte et ne peut l’accompagner à Vienne. Aux élections de mai 1924, Gramsci est l’un des 13 élus des listes communistes. Protégé par son immunité parlementaire, il peut rentrer en Italie. En août, peu après son retour et son installation à Rome, son premier fils, Delio, naît à Moscou.

Rome, le dirigeant (1924-1926)

Le leadership de Bordiga, pourtant en rupture avec l’IC, est confirmé peu après le retour de Gramsci au cours d’une importante réunion clandestine des cadres du PCD’I.

Quelques semaines après avoir fait son entrée au Parlement, Gramsci est confronté à la crise que déclenche l’assassinat par les fascistes du député socialiste https://fr.wikipedia.org/wiki/Giacomo_Matteotti Matteotti]. La stratégie de « l’Aventin », consistant pour les élus de gauche à refuser de siéger, sera un échec et débouchera sur la consolidation définitive du fascisme par l’adoption des « lois fascistissimes » en 1925 et 1926. Gramsci dénoncera dans L’Unità la passivité et la pusillanimité des parlementaires socialistes.

A partir de l’automne 1924, Gramsci multiplie les déplacements dans toute la Péninsule pour rencontrer les militants et les arracher à la ligne bordiguiste. Un déplacement en Sardaigne lui donne l’occasion de revoir les siens à Ghilarza pour la dernière fois.

De cette réflexion et de ces discussions avec les militants naîtront les « Thèses de Lyon », rédigées par Gramsci et Togliatti et largement approuvées au IIIe congrès du PCD’I organisé à Lyon en janvier 1926. Bordiga, déjà isolé au sein de l’IC, est désormais en minorité également dans le parti italien, dont Gramsci devient le leader incontesté.

Les « thèses de Lyon » constituent un essai de « traduction de l’expérience soviétique en Italie » <>Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano I : Da Bordiga a Gramsci, Turin, Einaudi, 1967, p. 497. Cité in Jean-Yves Frétigné, Antonio Gramsci…, op. cit.</>. Gramsci y dessine les contours d’une « bolchevisation » du PCD’I conforme aux résolutions de l’IC, mais en lui conférant des traits tout à fait spécifiques à la société italienne. Il insiste en particulier sur l’alliance ouvriers-paysans, laquelle, en Italie, met en jeu, au-delà de sa dimension sociale, ce que l’on appelle depuis l’unité de 1861, la « question méridionale ».

En mars 1925, Gramsci participe, à Moscou, au Ve congrès de l’exécutif élargi de l’IC et voit pour la première fois son fils Delio, âgé de quelques mois. Quelques semaines auparavant, il a fait la connaissance de sa belle sœur Tatiana Schucht, restée en Italie après le retour de la famille en Russie entre 1915 et 1917. Giulia et Delio, accompagnés d’Eugenia, puis du beau-père de Gramsci, Apollon, viendront s’installer à Rome, à partir d’octobre 1925. Giulia, de nouveau enceinte, rentrera à Moscou au début de l’été 1926, bientôt suivie par le reste de la famille. Gramsci ne les reverra plus. Il ne connaîtra jamais son second fils, Giuliano, né en août.

En octobre 1926, peu avant son arrestation, il rédige son essai sur la « question méridionale », Alcuni temi della quistione meridionale, qui reprend en les approfondissant certaines des idées émises dans les Thèses de Lyon et dans diverses interventions. Le texte de Gramsci deviendra un classique ; s’y trouvent en germe des notions ensuite élaborées dans les Cahiers de prison, telles que celles, par exemple, de « bloc historique » ou « d’intellectuels organiques ».

C’est également à la veille de son arrestation qu'apparaît un refroidissement de la relation entre Gramsci et Togliatti. La bataille extrêmement violente qui se déroule au sommet du Parti communiste russe depuis la mort de Lénine, entre Staline et Boukharine d’un côté, Trotsky, Zinoviev et Kamenev de l’autre, inquiète les militants italiens et le bureau politique décide d’envoyer au Comité Central du Parti communiste russe une lettre, rédigée par Gramsci, appelant les dirigeants soviétiques à ne pas courir le risque de décourager et désespérer le prolétariat des autres pays. Togliatti, représentant du PCD’I à l’exécutif de l’IC, décide de ne pas transmettre la lettre. Il s’en explique au bureau politique et dans une lettre adressée à Gramsci, lequel dans sa réponse mettra en cause le « bureaucratisme » de Togliatti. L’arrestation de Gramsci empêchera que la discussion entre les deux dirigeants puisse se développer, mais Gramsci ne renouera jamais directement avec Togliatti, malgré les tentatives de celui-ci.

Le 8 novembre, 1926, Gramsci, est arrêté, comme les autres députés socialistes et communistes, en dépit de son immunité parlementaire.

La prison (1926-1937)

Gramsci passe tout d’abord deux semaines à l’isolement dans la prison Regina Coeli de Rome, puis il est condamné à la déportation pour cinq ans sur l’île d’Ustica, au large de la Sicile. Il y retrouve nombres de camarades de son parti, notamment Bordiga, avec lequel il partage son logement et organise une école destinée aux autres prisonniers.

En février 1927, dans le cadre des lois « fascistissimes », est créé le « Tribunal spécial pour la défense de l’Etat » et un nouveau chef d’inculpation est lancé contre Gramsci afin de le faire comparaître, avec d’autres dirigeants communistes, devant ce tribunal. Gramsci est transféré d’Ustica à la prison San Vittore de Milan. Le trajet entre Ustica et Milan dure trois semaines et se déroule dans des conditions très éprouvantes pour la santé du prisonnier. Gramsci restera à San Vittore pendant toute l’instruction du procès.

Vingt deux communistes, parmi lesquels, outre Gramsci, Terracini et Scoccimarro, sont jugés à Rome , du 28 mai au 4 juin 1928. Les prévenus sont accusés de conspiration, d’instigation à la guerre civile, d’apologie du crime et d’incitation à la haine de classe. De ce « processone » (maxi-procès), la postérité a retenu la phrase par laquelle le procureur, Michele Isgro, parlant de Gramsci, aurait conclu son réquisitoire : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans ». Terracini lit au nom de tous les accusés une déclaration dans laquelle il ironise aux dépens du régime : « le fait pur et simple de l’existence du Parti communiste est suffisant, par lui-même, à faire courir un danger grave et imminent au régime. Le voilà donc, l’État fort, l’État protégé, l’État totalitaire, l’État surarmé ! » [9]

Les peines prononcées sont extrêmement lourdes : 20 ans, 5 mois et 4 jours pour Gramsci et Scoccimarro, deux ans de plus pour Terracini, qui paie ainsi le rôle joué pendant le procès.

A la suite d’une requête faite par sa sœur Teresa, Gramsci est envoyé dans un établissement pénitentiaire destiné aux détenus malades et le 19 juillet 1928, il arrive à la prison de Turi, dans les Pouilles. Il y restera jusqu’en 1933.

Le 7 mars 1933, Gramsci est frappé d’une grave crise d’hémiplégie, à la suite de quoi est diagnostiqué le mal de Pott dont il souffre depuis l’enfance. Son transfert en clinique est accepté et en novembre 1933 il quitte Turi pour une clinique de Formia. Il y restera jusqu’en août 1935 où il rejoindra la clinique Quisisana de Rome.

Gramsci s’éteindra le 21 avril 1937, quelques heures après avoir appris sa libération.

Deux personnes ont joué un rôle essentiel dans la vie de Gramsci en prison : sa belle sœur Tatiana Schucht et Piero Sraffa. C’est notamment par leur intermédiaire qu’un lien fragile a pu être maintenu entre le prisonnier et la direction du PCD’I qui s’était réfugiée à Paris. Tatiana Schucht était, en effet, en tant que belle-sœur de Gramsci, la personne autorisée à lui rendre visite et c’est à elle que nombre des Lettres de prison sont adressées. Tania – ainsi que l’appelait Gramsci - recopiait ces lettres pour les envoyer à Piero Sraffa, lequel les faisait ensuite parvenir à la direction du PCD’I à Paris.

Tatiania Schucht

Tatiana Schucht était née en 1888, en Sibérie, à Samara. Elle avait 6 ans lorsque sa famille s'est installée à Genève et 20 lorsqu'elle est arrivée à Rome en 1908. Elle ne suit pas sa famille lorsque celle-ci rentre en Russie et pendant plusieurs années elle n'aura plus que des contacts épisodiques avec elle.

Lorsque Gramsci rentre en Italie en juin 1924, il est chargé par la famille Schucht de retrouver Tatiana. Il lui faudra huit mois pour y parvenir. Elle enseigne alors le français à l'école Crandon, une institution privée pour jeunes filles.

Après l’arrestation de Gramsci, c'est elle qui va le prendre en charge. Elle va s'installer à Milan en 1927-1928 lorsque Gramsci est emprisonné à San Vittore pendant l'instruction de son procès, puis, lorsqu'il sera envoyé à Turi, c'est elle qui fera régulièrement le voyage pour lui rendre visite. Elle y fera même plusieurs séjours assez longs. Après l’hospitalisation de Gramsci à Formia puis à Rome, elle sera, jusqu’à la fin, à ses côtés.

C'est elle qui maintiendra, autant que possible, le contact entre Gramsci et Giulia, s'efforçant de lever les incompréhensions de l'un et de l'autre, de les aider à surmonter les découragements, empêchant Gramsci de rompre comme il en manifeste l'intention, en 1932, au pire moment de sa détention.

Le dévouement de Tatiana à l’égard de son beau-frère ne relevait pas de l’acte militant : elle ne s’intéressait guère à la politique et n’a jamais été, comme ses sœurs et son père, une « bolchevique ». Elle a pourtant toujours été présente auprès de Gramsci, y compris lorsque celui-ci la traitait durement, déchargeant sur elle les frustrations dues à sa situation, aux échecs des tentatives de libération, à sa maladie, à ses désaccords politiques, à l'absence de contacts réguliers avec Giulia.

C'est elle qui a fini par obtenir de Gramsci qu'il accepte de faire une demande de transfert en clinique. C'est elle, enfin, qui l'accompagne dans ses derniers instants, qui s'occupera des obsèques et, enfin, qui récupérera et mettra à l'abri les Cahiers de prison. La mère de Gramsci l'appelait « Quella santa creatura » (cette sainte créature) et elle a pu être surnommée plus tard, par Aldo Natoli, « l'Antigone » de Gramsci <refnote bbg</ref>.

Après avoir vécu 30 ans en Italie, elle retournera en Russie en 1938, certes pour retrouver les siens, mais aussi pour essayer de veiller sur le sort fait aux Cahiers.

Lors de l'avancée allemande en 1941 et de l'évacuation de Moscou, la famille Schucht se réfugiera à Frunze (aujourd'hui Bichkek), au Kirghistan, en Asie centrale, et, peu avant de rentrer à Moscou en 1943, Tania sera frappée par le typhus qui l'emportera en quelques jours. Elle avait 56 ans et n'aura pas assisté à la « découverte » de Gramsci après la guerre.

Piero Sraffa

L’autre personne qui sera très proche de Gramsci pendant son incarcération est Piero Sraffa, qui deviendra après la guerre un économiste de renom, récompensé en 1960 par la médaille norvégienne d’économie, ancêtre du prix Nobel d'économie.

Sraffa est né en 1898 à Turin. Son père Angelo est un professeur de droit renommé, recteur de l’université Bocconi de Milan entre 1917 et 1926. On compte parmi les amis de la famille Luigi Einaudi et Gaetano Salvemini.

Au lycée Massimo D’Azzeglio de Turin, Sraffa sera l’élève d’Umberto Cosmo, lequel le présentera à Gramsci en 1919.

Il termine la guerre comme lieutenant après s’être battu sur le plateau d’Asiago.

Il participe aux réunions des jeunes socialistes de Turin animées par Gramsci et collabore à L’Ordine Nuovo.

Il soutient sa thèse d’économie en 1920 et, après un bref passage dans la banque, entame un séjour d’un an en Angleterre en 1921-1922. Il y rencontrera John Maynard Keynes qui lui commande, pour l’Economic Journal dont il est le rédacteur en chef, un article sur le système bancaire italien. Mussolini, arrivé au pouvoir depuis quelques mois, n’appréciera pas l’article, très critique, et exigera du père de Sraffa qu’il intervienne auprès de son fils pour que celui-ci publie une rectification. Les Sraffa père et fils refuseront et Piero devra s’éloigner quelques mois de l’Italie.

Il enseigne quelques temps à Pérouse avant d’obtenir un poste à l’université de Cagliari. En 1927, appelé par Keynes, et fuyant le fascisme, il rejoint Cambridge. Il y restera jusqu’à sa mort en 1983.

Sraffa n’a jamais été officiellement membre du PCD’I, il était plutôt ce qu’on appelait un « compagnon de route ». A partir de janvier 1927, il intervient de manière très active pour aider Gramsci. Il lui ouvre un compte illimité à la librairie Sperling and Kupfer de Milan, va le voir lorsqu’il est à Milan, rencontre la famille russe de Gramsci pendant un séjour en URSS, le pousse à écrire, lui apportant une stimulation intellectuelle qui a joué son rôle dans la rédaction des Cahiers. Il fera, enfin, intervenir son oncle maternel Mariano d’Amelio, Président de la Cour de cassation, pour obtenir le transfert de Gramsci en clinique.

Sraffa a été également le véritable relais entre Gramsci et son parti. Tania lui transmettait une copie des lettres que lui envoyait le prisonnier, et qui comportaient souvent des réflexions politiques exprimées dans un langage plus ou moins codé. Sraffa faisait lui-même parvenir ces lettres à la direction du PCD’I installée à Paris, notamment à l’occasion des étapes qu’il faisait dans la capitale française lors de ses visites, fréquentes, en Italie.

Sraffa ne fut jamais autorisé à rendre visite à Gramsci à Turi, mais, lorsque celui-ci sera incarcéré en clinique, à Formia puis à Rome, il se rendra souvent auprès de lui. C’est ainsi à lui, lors de sa dernière visite en avril 1937, que Gramsci confiera le soin de transmettre à ses camarades sa conviction de la nécessité, à la chute du fascisme, de mettre en œuvre une assemblée constituante.

La maladie de Gramsci

Gramsci était atteint du « mal de Pott », une tuberculose osseuse qui s’est déclarée très tôt, et qui ne fut diagnostiquée qu’en 1933.

Le mal de Pott explique les problèmes de santé que Gramsci a toujours connu, mais la vie qu’il a menée a largement contribué à les aggraver : misère et précarité pendant ses premières années à Turin, suractivité et stress d’une vie militante semi-clandestine, conditions de la vie carcérale ensuite.

En 1928, un examen médical effectué à la prison de Milan à la demande de sa sœur Teresina [10] montre qu’il est atteint d’uricémie et permet son transfert à la prison dite « sanitaire » de Turi dans les Pouilles. En réalité il n’y recevra aucun soin particulier et son état se détériorera très rapidement.

En août 1931, Gramsci fait une première crise grave, au cours de laquelle il crache beaucoup de sang. Ses migraines et ses insomnies s’aggravent. En mars 1933 il fait une seconde crise : il souffre d’hallucinations et pendant plusieurs jours ne peut plus marcher.

C’est à la suite de cette attaque que Tania obtient enfin que Gramsci soit examiné par un spécialiste, le professeur Arcangeli, qui diagnostique le mal de Pott dont Gramsci souffre depuis l’enfance, et note qu’il souffre également d’artériosclérose avec hypertension artérielle, qu’il a sans doute été atteint par le scorbut et a perdu de nombreuses dents, qu’il est très amaigri et ne pourra pas survivre longtemps dans les conditions d’emprisonnement qui lui sont faites [11]

Lorsqu’à la suite du rapport d’Arcangeli, Gramsci est transféré à la clinique du docteur Cusumano à Formia, en novembre 1933, il est trop tard et il continuera à s’affaiblir irrémédiablement. En juin 1935, son état de santé s’aggrave brusquement. Il obtient en août 1935 son transfert à Rome, dans la clinique « Quisisana » du docteur Puccinelli, où très affaibli, il meurt d’une hémorragie cérébrale le 27 avril 1937.

En octobre 1934, Gramsci avait obtenu sa mise en liberté conditionnelle. Il n’en restait pas moins très étroitement surveillé, ainsi que les personnes autorisées à lui faire des visites.

Gramsci avait été remis en liberté deux jours avant sa mort, le 25 avril 1937.

Les incidents des années 1930-1931

En 1929, Staline s’est définitivement imposé à la tête du Parti communiste russe et de l’Internationale communiste (IC). Il s’en suit une réorientation des analyses et de la stratégie de l’IC : radicalisation des masses dans les pays capitalistes, imminence d’une guerre contre l’URSS, « socialisme dans un seul pays », fin de la NEP, industrialisation accélérée, « social-fascisme », c’est-à-dire assimilation de la sociale démocratie à une « aile gauche » du fascisme [12].

Sous l’égide de Togliatti, le parti italien, clandestin et sans ressources autres que celles qui lui proviennent de l’IC, s’aligne en plusieurs étapes entre 1929 et 1931 (Congrès de Cologne) [13]. Les éléments des Les « Thèses de Lyon » « thèses de Lyon » allant dans le sens d’une dénonciation de la sociale démocratie sont poussés jusqu’à la thèse du « social-fascisme » ; ceux évoquant une « phase transitoire » rassemblant les forces antifascistes disparaissent : la défaite du fascisme doit déboucher directement sur une « dictature du prolétariat ». Bordiga, Tasca, les « Trois » [14] sont exclus.

Gramsci est mis au courant des discussions et des expulsions qui s’en sont suivies par son frère Gennaro qui lui rend visite en juin 1930, mandaté par la direction du parti italien installée à Paris [15].

Il en apprendra davantage en décembre 1930 lors de l’arrivée à Turi de Bruno Tosin, qui avait travaillé jusqu’à son arrestation directement pour le centre installé à Paris [16].

Selon un témoignage évoqué par Vacca [17] il connaîtra les conclusions du Congrès de Cologne en mai 1931, qui lui sont transmises écrites à l’encre sympathique dans une revue anglaise.

Entre temps, à l’automne 1930, Gramsci tient des sortes de conférences-discussions dans la cour de la prison à ses camarades, souvent plus jeunes, enfermés avec lui. Selon les témoignages [18], il continue à y défendre l’idée d’une transition opérée à travers une assemblée regroupant les forces antifascistes, évoquant une Assemblée constituante. Sa position est violemment condamnée [19], la querelle prend un tour personnel, les contacts sont rompus entre Gramsci et les autres communistes de Turi [20].

Au début de 1931, les adversaires de Gramsci seront transférés, à leur demande, dans d’autres prisons. Le principal d’entre eux, Athos Lisa, rédigera, en 1933, un rapport, présenté à la direction du parti, sur les incidents de 1930 et les positions défendues par Gramsci [21].

Le départ des opposants à Gramsci et l’arrivée de nouveaux prisonniers permettra de calmer les esprits et à Gramsci de rétablir des relations normales avec les autres prisonniers [22].

Gramsci continuera jusqu’au bout à défendre l’idée de la nécessité d’une « Assemblée constituante » à la chute du fascisme : lors de sa dernière rencontre avec Piero Sraffa, en mars 1937, c’est encore le mot d’ordre qu’il lui demandera de transmettre à la direction du Parti communiste d’Italie [23].

  1. Giuseppe Fiori, Vita di Antonio Gramsci, Roma, Laterza, 1995
  2. Angelo D'Orsi, Gramsci : una nuova biografia, Milan, Feltrinelli, 2017
  3. Le rapport médical du professeur Arcangeli a été publié dans Claudio Natoli, "Gramsci in carcere: le campagne per la liberazione, il Partito, l'Internazionale (1932-1933). Traduction française de Jean-Yves Frétigné dans Antonio Gramsci: vivre c'est résister, Paris, Armand Colin, 2017, p. 238
  4. Gramsci se classe à la 9e place, derrière un autre candidat venu de Sardaigne, Palmiro Togliatti
  5. ’’Le rivoluzione contro il Capitale’,https://www.marxists.org/italiano/gramsci/17/rivoluzionecontrocapitale.htm
  6.  « Il programma dell’ ‘’Ordine nuovo’’ », in ‘’Scritti politici II’’, https://www.liberliber.it/mediateca/libri/g/gramsci/scritti_politici_volume_2/pdf/scritt_p.pdf, p. 83
  7. Sur les liens des Schucht et des Oulianov, voir A. D’Orsi, ?
  8. Voir Frétigné ?
  9. Voir : Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano, II. "Gli anni della clandestinità", Einaudi, Torino 1969, pag. 159.
  10. voir : D’Orsi, p. 251
  11. Voir : D’Orsi, ch. 20-21 ; Frétigné, Ch. 9, « Epilogue »
  12. Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano – II. Gli anni della clandestinità, Einaudi, 1969, ch. XII
  13. Spriano, ch. XVI
  14. Il s’agit de Leonetti, Ravazzoli et Tresso, Spriano, ch. XIII
  15. Frétigné 199, D’Orsi 296, voir aussi Vacca ch. VI…
  16. Gramsci vivo 246-251
  17. Vacca 126
  18. Gramsci vivo, témoignage de Scucchia
  19. voir Frétigné 221-226, D’Orsi ch. 17, Spriano ch. XIV, Vacca…
  20. voir Gramsci vivo, les témoignages de la prison 212-258
  21. D’Orsi 311
  22. Gramsci vivo 212-258
  23. Vacca 172