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Gramsci et le ''Saggio popolare'' de Boukharine

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L’une des grandes affaires de Gramsci dans les Cahiers de prison consiste à mener une critique impitoyable et permanente du Manuel populaire de sociologie marxiste de Nikolaï Boukharine [1]. Ce Manuel, ou Saggio popolare, incarne ce dont il faut, selon Gramsci, débarrasser le marxisme, c’est-à-dire un positivisme scientiste qui assimile les faits sociaux et historiques à des phénomènes naturels et entend formuler des « lois » les concernant analogues à celles énoncées pour les phénomènes naturels par les sciences de la nature. Ce positivisme se traduit par la transplantation dans le domaine de l’étude des sociétés et de l’histoire de la causalité qui prévaut dans les sciences de la nature, causalité, pour reprendre les mots d’André Tosel, « linéaire, [avec] ses régularités, ses uniformités, son exaltation vide de l’action réciproque, toutes catégories relevant de l’analytique kantienne et donc adéquates à la seule physique newtonienne » [2]. La profession de foi matérialiste dont ce positivisme s’accompagne ne peut renvoyer, selon Gramsci, qu’à un matérialisme mécaniste, ou encore au « matérialisme vulgaire », expression que Gramsci attribue au Marx de La Sainte Famille [3], mais qui n’apparaît, en réalité, que sous la plume d’Engels dans son Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande [4].

Le Manuel de Boukharine a joué un rôle de premier plan dans la culture marxiste en formation dans les partis composant l’Internationale communiste. Gramsci lui-même en a fait traduire des passages importants pour les utiliser dans le cadre d’une formation organisée pour les cadres du Parti communiste d’Italie, en 1925 [5].

Pourtant, Boukharine n’est certainement pas, dans les années 1920, le « philosophe officiel » du mouvement communiste. Il n’est nullement l’un des protagonistes les plus engagés du débat philosophique intense qui se déroule au sein du PCUS et de l’Internationale communiste entre 1922 et 1931 [6]. Comme l’a montré René Zapata [7], ce débat passe par trois phases : l’affirmation tout d’abord, en 1922-23, d’une philosophie marxiste contre ceux qui, comme Emanuil Enchmen, en nient l’existence, la philosophie en tant que telle étant regardée par eux comme « l’empreinte spirituelle de la bourgeoisie... » [8] ; la lutte, ensuite, menée, entre 1924 et 1929, sous l’égide d’A. M. Deborine, contre les « mécanistes », pour qui la dialectique « doit surgir des sciences elles-mêmes et non pas être imposée du dehors » [9] - les déboriniens se présentent alors comme ces « amis matérialistes de la dialectique hégélienne » que Lénine voulait voir se multiplier [10] - ; la mise au pas, enfin, entre 1929 et 1931, des déboriniens eux-mêmes par ceux qui se sont autobaptisés les « bolchevisateurs de la philosophie » [11].

A. M. Déborine (1881-1963) Copyright Marxists Internet Archive

La polémique suscitée par la publication en 1923 de l’ouvrage de Lukàcs Histoire et conscience de classe et sa condamnation par l’Internationale communiste pour idéalisme hégélien, en 1924 [12], n’ont finalement joué qu’un rôle assez marginal dans ce débat et c’est donc Déborine - l’un des contempteurs de Lukàcs – qui fut, bien plus que Boukharine, pendant toute cette période, l’homme fort de la philosophie soviétique, jusqu’à sa propre chute en 1931. Boukharine, sans qu’il ait jamais réellement pris part aux controverses, avait été lui-même associé, sans doute par commodité, au moment de sa mise à l’écart en 1929, aux « mécanistes » combattus par Déborine.

Ce sont ces débats qui aboutissent à la constitution d’un marxisme en quelque sorte « officiel » et officialisé en 1938 par le « manuel » rédigé par Staline lui-même, Matérialisme dialectique et matérialisme historique [13], bible de ce nouveau marxisme « orthodoxe » qui venait remplacer celui de la IIe Internationale – incarné par Karl Kautsky. Nouvelle orthodoxie ainsi définie par Dominique Lecourt :  « La philosophie marxiste [...] est une philosophie scientifique, la première à mériter ce titre. Ce privilège, elle le tient d’avoir su formuler la méthode universelle de toutes les sciences. Cette méthode, c’est la dialectique matérialiste. Le “matérialisme dialectique“ est ainsi la doctrine philosophique qui énonce les principes d’une méthodologie générale des sciences, dont les “applications“ sont donc d’abord à chercher dans l’étude qui fut historiquement première, des phénomènes de la nature. C’est parce que la même méthodologie a été par Marx étendue aux phénomènes de la vie sociale que le matérialisme historique est lui-même une science. » [14].

Qu’est-ce que Gramsci a su de ces débats « russes » des années 1923-1931 ?

Tout montre qu’il ne les a pas suivi de très près. Ainsi, par exemple, n’évoque-t-il jamais la controverse qui, entre 1923 et 1924, alors qu’il était lui-même présent en URSS, conduit à la condamnation des positions « anti-philosophie » d’Enchmen. L’une des raisons peut être que cette controverse, qui avait lieu en russe, se déroulait avant tout au sein des institutions russes « spécialisées » et que seul ce qui en transpirait dans le cadre de l’Internationale atteignait Gramsci.

La situation était un peu différente s’agissant des positions de Lukàcs, traitées précisément dans le cadre de l’Internationale. Gerratana estime, par exemple, que Gramsci pouvait avoir lu le texte de Deborine contre Lukàcs de 1924, qu’il avait à coup sûr eu connaissance de l’attaque contre le « révisionisme » de Lukàcs contenue dans le rapport de Zinoviev au Ve Congrès de l’Internationale en juillet 1924, enfin qu’il pouvait avoir lu la recension critique du Manuel de Boukharine par Lukàcs parue en 1923 [15].

Quant aux débats qui ont opposé, entre 1924 et 1929, les « déboriniens » aux « mécanistes », et qui ont vu l’ascension de Déborine, ils se sont déroulés pour leur part la plus importante alors que Gramsci était déjà en prison et qu’il n’était certainement pas en mesure de les suivre de près, malgré le soin qu’il mettait à se tenir informé des différents aspects de l’actualité, en particulier s’agissant de l’URSS.

Enfin, Gramsci ne prend connaissance de la polémique des années 1929-1931, qui voit la chute de Déborine, qu’en 1931, une fois la question tranchée, et par le compte rendu de Mirsky dans le Labour Monthly, compte rendu qu’il faut considérer comme le récit des vainqueurs [16]. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini ont bien montré dans leur Oeuvre-vie d’Antonio Gramsci l’impact certain que ce compte rendu a pu avoir sur la réflexion de Gramsci [17].

Gramsci s’est donc focalisé sur le Saggio popolare de Boukharine, dont il connaissait bien le texte et qui incarnait ce qu’il entendait soumettre à sa critique. Il est cependant remarquable que la portée de cette critique adressée au seul Boukharine s’étende également aux aspects essentiels de ces autres courants auxquels il n’avait pas directement accès.

Au-delà, en effet, des conflits, des ascensions des uns et des mises à l’écart des autres, reste quelques constantes que partagent les courants qui s’affrontent, et qui formeront le cœur du marxisme « orthodoxe » officialisé par Staline en 1938. Tous se réclament d’une lecture du marxisme qui trouve son origine chez Plekhanov - dont Deborine a été l’un des principaux disciples et dont Lénine a toujours souligné, en dépit de la critique radicale qu’il en fait, le rôle décisif – et chez le Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme. Tous défendent l’idée que Marx fait sienne la dialectique de Hegel en la « remettant sur ses pieds », en en conservant le « noyau rationnel » débarrassé de ses « chamarrures mystiques » [18] ; tous défendent l’idée d’une « dialectique de la nature », c’est-à-dire que la dialectique « nettoyée » par Marx, ne s’applique pas seulement aux processus socio-historiques, mais aussi, et en premier lieu, aux phénomènes naturels, aux phénomènes étudiés par les sciences de la nature. L’idée pouvait être développée selon des dynamiques différentes - Boukharine tendait à naturaliser la dialectique, assimilant ses « lois » à des lois de la nature ; Deborine, pour sa part, s’efforçait au contraire de dialectiser la nature, faisant dériver les lois de celle-ci, c’est-à-dire les lois mises au jour par les sciences de la nature, des « lois » de la dialectique matérialiste - Il n’en demeurait pas moins que la dialectique était considérée d’abord comme « dialectique de la nature ».

Ces constantes seront formalisées plus tard, en 1938, dans le Manuel de Staline, sous la forme de la distinction faite entre le « matérialisme historique », lequel devient une « science », et le « matérialisme dialectique », fondement philosophique de la cette science, et qui renvoie lui-même à la « dialectique de la nature ».

Cette séparation entre le « matérialisme historique » et sa « philosophie » est précisément la critique principale que fait Gramsci au Saggio de Boukharine.

Gramsci relève, en effet, que Boukharine considère le matérialisme historique, non comme une philosophie au plein sens du terme, mais comme une « sociologie », c’est-à-dire, aux yeux de Gramsci, comme une science sociale calquée sur les sciences de la nature, postulant, pour les phénomènes sociaux et l’histoire, une causalité naturelle, en l’occurrence mécanique.

Cette « sociologie », puisqu’elle n’est pas philosophie, a elle-même besoin d’un fondement philosophique, qui, chez Boukharine, lui est fourni par la doctrine matérialiste classique, celle des matérialistes français du 18e siècle, « matérialisme mécaniste », « vulgaire », « métaphysique », à savoir l’affirmation que tout est matière, y compris mes représentations, mes idées. Or, une telle philosophie repose sur un indémontrable puisque la matière ne peut être déduite de l’idée. Le matérialisme classique est « métaphysique » en ce sens qu’il est affirmé comme une transcendance par rapport à l’idée. Pour Gramsci, cette dimension « métaphysique » est particulièrement manifeste dans l’affirmation de la « réalité du monde extérieur » : qu’est-ce que peut être une réalité extérieure à l’homme ? Pour quel point de vue – le point de vue du cosmos – une telle réalité pourrait-elle exister ? [19] L’affirmation métaphysique de la « réalité du monde extérieur » relève en vérité, pour Gramsci, du « sens commun », construction historique d’origine religieuse.

Ce matérialisme métaphysique empêche Boukharine de comprendre « l’importance et la signification de la dialectique, qui est [chez lui] dégradée à une sous-espèce de logique formelle, à une scolastique élémentaire. » [20], un procédé, en somme, une sorte d’espéranto scientifique. Telle est, pour Boukharine, la dialectique « remise sur ses pieds », dont le « noyau rationnel » a été débarrassé de ses « chamarrures ».

A travers sa critique du Saggio popolare, c’est donc bien l’orthodoxie soviétique telle qu’elle se met en place avec la mise à l’écart de Déborine et telle qu’elle sera officialisée par le Manuel de Staline en 1938, que vise Gramsci. De sorte que c’est au moment même où il sort de scène, en 1937, que s’établit le dogme dont il dénonçait préventivement la logique régressive.

  1. Nicolaï Boukharine, La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire, Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the
  2. André Tosel, Le fil de Gramsci. Politique et philosophie de la praxis, Éditions Amsterdam, 2022, p. 71
  3. Q 7, 29, 877. Voir Gerratana, Q 10, 40, note 1, 2880
  4. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, édition électronique réalisée par Vincent Gouysse à partir du Tome III des Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels publié en 1970 aux Editions du Progrès, Moscou. https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/engels-feuerbach-et-la-fin-de-la-philosophie-classique-allemande.pdf, p. 10.
  5. Voir Gerratana, Q 4, 13, note 3, 2630
  6. Voir : René Zapata, Luttes philosophiques en URSS. 1922-1931. PUF, 1983, p. 172
  7. O. C.
  8. Minine, cité par Zapata, O.C., p. 16
  9. Zapata, O.C. p. 14
  10. Lénine, La portée du matérialisme militant, 1922, édition électronique : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/03/vil19220312.htm
  11. Zapata, O. C., p. 14, et qui critiquent le formalisme de Déborine, son éloignement de la pratique, son manquement à la règle léniniste de la « prise de partie en philosophie ». Staline en personne conclura cette ultime phase, en taxant la pensée des déboriniens de « menchevisme idéalisant ». Ibid.
  12. Voir : Intellettuali e coscienza di classe. Il dibattito su Lukàcs, 1923-1924, a cura di Laura Boella, Feltrinelli, 1977
  13. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Le temps des cerises, 2003. Édition électronique : https://www.marxists.org/francais/general/staline/works/1938/staline_materialisme_dialectique.pdf
  14. Dominique Lecourt, « Préface » à René Zapata, O. C. p. 9
  15. Voir Gerratana, Q 4, 43, note 2, 2647
  16. D. S. Mirsky, “The philosophical Discussion in the CPSU in 1930-1931“, Labour-Monthly, octobre 1931
  17. Jean-Claude Zancarini, Romain Descendre, L’Oeuvre-vie d’Antonio Gramsci, La Découverte, 2023, p. 529
  18. Selon les métaphores utilisées par Marx dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital, et développées par Engels dans Ludwig Fuerbach et la philosophie classique allemande. Voir : F. Engels, Ludwig Fuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, O. C., p. 60
  19. Voir Q 11, 17, 1415
  20. Q 7, 29, 877