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Traduction et traductibilité chez Gramsci : Différence entre versions

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=== multilinguisme et pratique de la traduction ===
 
=== multilinguisme et pratique de la traduction ===
 
La traduction chez Gramsci est avant tout une pratique. Gramsci a grandi, en effet, dans un univers bilingue : dans les années 1890, à Ghilarza, la langue d'usage est le sarde, mais, dans la famille Gramsci, le père n’étant pas sarde, on parle aussi l’italien <ref>voir : Alessandro Carlucci, "«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci", ''Antologia Premio Gramsci'', XII Edizione, Sassari: Edes, 2012. www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012)</ref>. Plus tard, c’est au lycée de Cagliari, puis à l’Université de Turin que Gramsci apprendra à maîtriser l’italien littéraire et cultivé et qu’il commencera à réfléchir à la question de la langue nationale et au statut des dialectes ; c’est dans les réunions du mouvement ouvrier et socialiste de la capitale du Piémont, puis au cours de ses déplacements dans toute la péninsule, à partir de 1924, qu’il s’immergera dans les italiens populaires, marqués d’empreintes dialectales. Il sera très vite confronté, au sein du parti socialiste, à la question de la « langue universelle », en l’occurrence [[Gramsci et la querelle de l'espéranto|l’espéranto)), dont le parti prône la diffusion et l’apprentissage. Pendant son séjour en Russie, Gramsci travaillera à Moscou pour la IIIe Internationale dans un autre contexte multilingue : il s’y exprimera en français, l’une des langues d’usage, avec l’allemand et le russe, de l’organisation ; pendant quelques mois, en 1924, il vivra à Vienne dans un univers germanophone ; enfin, en épousant Giulia Schucht à la fin de 1923, il était entré dans une famille où on parle russe, français et italien.
 
La traduction chez Gramsci est avant tout une pratique. Gramsci a grandi, en effet, dans un univers bilingue : dans les années 1890, à Ghilarza, la langue d'usage est le sarde, mais, dans la famille Gramsci, le père n’étant pas sarde, on parle aussi l’italien <ref>voir : Alessandro Carlucci, "«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci", ''Antologia Premio Gramsci'', XII Edizione, Sassari: Edes, 2012. www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012)</ref>. Plus tard, c’est au lycée de Cagliari, puis à l’Université de Turin que Gramsci apprendra à maîtriser l’italien littéraire et cultivé et qu’il commencera à réfléchir à la question de la langue nationale et au statut des dialectes ; c’est dans les réunions du mouvement ouvrier et socialiste de la capitale du Piémont, puis au cours de ses déplacements dans toute la péninsule, à partir de 1924, qu’il s’immergera dans les italiens populaires, marqués d’empreintes dialectales. Il sera très vite confronté, au sein du parti socialiste, à la question de la « langue universelle », en l’occurrence [[Gramsci et la querelle de l'espéranto|l’espéranto)), dont le parti prône la diffusion et l’apprentissage. Pendant son séjour en Russie, Gramsci travaillera à Moscou pour la IIIe Internationale dans un autre contexte multilingue : il s’y exprimera en français, l’une des langues d’usage, avec l’allemand et le russe, de l’organisation ; pendant quelques mois, en 1924, il vivra à Vienne dans un univers germanophone ; enfin, en épousant Giulia Schucht à la fin de 1923, il était entré dans une famille où on parle russe, français et italien.
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Par ailleurs, lorsqu’il se trouve, à partir de 1915, dans la position de rédacteur en chef, officiel ou non, de revues ou de quotidiens, Gramsci fait lui-même appel à des traducteurs : [https://it.wikipedia.org/wiki/L%27Ordine_Nuovo ''L'Ordine Nuovo''] publie régulièrement des textes politiques ou littéraires étrangers en traduction. Gramsci est ainsi  directement confronté aux difficultés spécifiques que cela comporte : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore », écrit-il <ref>voir la lettre à Tania du 26/08/1929 : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore. En 1921 je me suis adressé aux représentants italiens de la Société des auteurs français pour avoir l'autorisation de publier un roman sous forme de feuilleton. Pour 1000 lires j'obtins l'autorisation et
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la traduction faite par un quidam qui était avocat. Le service faisait tellement sérieux et l'avocat-traducteur semblait tellement être un homme du métier que j'envoyai tout droit le manuscrit aux typos, afin qu'on composât la matière de dix feuilletons à tenir toujours prêts. Cependant la nuit précédant le début de la publication, je voulus, par scrupule, contrôler et je me fis apporter les épreuves. Dès les premières lignes, je bondis : je venais de découvrir que sur une montagne il y avait un gros navire. Il ne s'agissait pas du mont Ararat et donc de l'arche de Noé, mais d'une montagne suisse et d'un grand hôtel. La traduction était tout entière de cet acabit : « morceau de roi
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était traduit pezzettino di re, « goujat »: pesciolino et tout à l'avenant et de façon encore plus comique. Sur ma protestation, le service me fit un rabais de 300 lires pour faire refaire la traduction et m'indemniser de la composition perdue, mais le plus beau fut que lorsque l'avocat-traducteur eut entre les mains les 700 lires qui restaient et qu'il devait remettre à son chef de bureau, il s'enfuit à Vienne avec une fille. », ''Lettres de prison'', http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html</ref>. En 1923, il aidera Giulia, sa future épouse, à traduire en italien le roman de [[Alexandre Bogdanov|Bogdanov]] « L’étoile rouge ». Aussi n’est-il pas surprenant que, lorsqu’il peut enfin commencer à travailler sérieusement en prison, à partir du début de 1929, il se livre lui-même à des exercices de traduction, à titre tout d’abord de « dérouillage » intellectuel, « pour se refaire la main » <ref>Lettre à Tania du 9 février 1929 : « Pour l'instant je ne fais que des traductions, pour me refaire la main... »</ref>, puis comme une activité beaucoup plus systématique qui le conduira à remplir quatre des trente-trois Cahiers de prison de traductions, principalement de textes allemands. Gramsci traduit par exemple un numéro de 1927 de la revue ''Die literarische Welt'' consacré à la littérature américaine contemporaine ; diverses fables des frères Grimm ; des textes de Goethe, du linguiste Franz Nikolaus Finck et enfin, de Marx, ''Travail salarié et capital'' (1849), les ''Thèses sur Feuerbach'', une partie de la « Préface » de 1857 à la ''Critique de l’économie politique'', un extrait du ''Manifeste''.

Version du 11 décembre 2020 à 11:54

C’est au tournant du siècle que le caractère central de la question de la traduction dans la pensée de Gramsci a commencé à être étudié sérieusement, notamment par des auteurs tels que Derek Boothman[1], Fabio Frosini[2] ou, en France, plus récemment, Romain Descendre et Jean-Paul Zancarini[3]. Ces travaux s’inscrivaient dans la lignée de ceux consacrés à la question du langage chez Gramsci, dont l’importance avait été mise en évidence en 1979 par Lo Piparo[4].

multilinguisme et pratique de la traduction

La traduction chez Gramsci est avant tout une pratique. Gramsci a grandi, en effet, dans un univers bilingue : dans les années 1890, à Ghilarza, la langue d'usage est le sarde, mais, dans la famille Gramsci, le père n’étant pas sarde, on parle aussi l’italien [5]. Plus tard, c’est au lycée de Cagliari, puis à l’Université de Turin que Gramsci apprendra à maîtriser l’italien littéraire et cultivé et qu’il commencera à réfléchir à la question de la langue nationale et au statut des dialectes ; c’est dans les réunions du mouvement ouvrier et socialiste de la capitale du Piémont, puis au cours de ses déplacements dans toute la péninsule, à partir de 1924, qu’il s’immergera dans les italiens populaires, marqués d’empreintes dialectales. Il sera très vite confronté, au sein du parti socialiste, à la question de la « langue universelle », en l’occurrence [[Gramsci et la querelle de l'espéranto|l’espéranto)), dont le parti prône la diffusion et l’apprentissage. Pendant son séjour en Russie, Gramsci travaillera à Moscou pour la IIIe Internationale dans un autre contexte multilingue : il s’y exprimera en français, l’une des langues d’usage, avec l’allemand et le russe, de l’organisation ; pendant quelques mois, en 1924, il vivra à Vienne dans un univers germanophone ; enfin, en épousant Giulia Schucht à la fin de 1923, il était entré dans une famille où on parle russe, français et italien.

Par ailleurs, lorsqu’il se trouve, à partir de 1915, dans la position de rédacteur en chef, officiel ou non, de revues ou de quotidiens, Gramsci fait lui-même appel à des traducteurs : L'Ordine Nuovo publie régulièrement des textes politiques ou littéraires étrangers en traduction. Gramsci est ainsi directement confronté aux difficultés spécifiques que cela comporte : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore », écrit-il [6]. En 1923, il aidera Giulia, sa future épouse, à traduire en italien le roman de Bogdanov « L’étoile rouge ». Aussi n’est-il pas surprenant que, lorsqu’il peut enfin commencer à travailler sérieusement en prison, à partir du début de 1929, il se livre lui-même à des exercices de traduction, à titre tout d’abord de « dérouillage » intellectuel, « pour se refaire la main » [7], puis comme une activité beaucoup plus systématique qui le conduira à remplir quatre des trente-trois Cahiers de prison de traductions, principalement de textes allemands. Gramsci traduit par exemple un numéro de 1927 de la revue Die literarische Welt consacré à la littérature américaine contemporaine ; diverses fables des frères Grimm ; des textes de Goethe, du linguiste Franz Nikolaus Finck et enfin, de Marx, Travail salarié et capital (1849), les Thèses sur Feuerbach, une partie de la « Préface » de 1857 à la Critique de l’économie politique, un extrait du Manifeste.

  1. Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista, (Perugia: Guerra, 2004)
  2. Fabio Frosini, "Traducibilità Dei Linguaggi e Unità Di Teoria e Pratica Nei Quaderni Del Carcere Di Antonio Gramsci", Relazione Al Convegno "Crisi e Critica della modernità in Antonio Gramsci" (Brescia, 21 Marzo 2015), <https://www.academia.edu/38055269/Fabio_Frosini_Traducibilit%C3%A0_dei_linguaggi_e_unit%C3%A0_di_teoria_e_pratica_nei_Quaderni_del_carcere_di_Antonio_Gramsci_Relazione_al_convegno_CRISI_E_CRITICA_DELLA_MODERNIT%C3%80_IN_ANTONIO_GRAMSCI_Brescia_21_marzo_2015_>, "Sulla «traducibilità» Nei Quaderni Di Gramsci, Critica Marxista, N.S., 2003, 6, Pp. 29-38.’, <https://www.academia.edu/440521/F_Frosini_Sulla_traducibilit%C3%A0_nei_Quaderni_di_Gramsci_Critica_marxista_N_S_2003_6_pp_29_38>
  3. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini. « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique ». Laboratoire italien. Politique et société, nᵒ 18, novembre 2016. journals.openedition.org, doi:10.4000/laboratoireitalien.1065.
  4. Franco Lo Piparo, Lingua intellettuali egemonia in Gramsci. Roma, 1979
  5. voir : Alessandro Carlucci, "«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci", Antologia Premio Gramsci, XII Edizione, Sassari: Edes, 2012. www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012)
  6. voir la lettre à Tania du 26/08/1929 : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore. En 1921 je me suis adressé aux représentants italiens de la Société des auteurs français pour avoir l'autorisation de publier un roman sous forme de feuilleton. Pour 1000 lires j'obtins l'autorisation et la traduction faite par un quidam qui était avocat. Le service faisait tellement sérieux et l'avocat-traducteur semblait tellement être un homme du métier que j'envoyai tout droit le manuscrit aux typos, afin qu'on composât la matière de dix feuilletons à tenir toujours prêts. Cependant la nuit précédant le début de la publication, je voulus, par scrupule, contrôler et je me fis apporter les épreuves. Dès les premières lignes, je bondis : je venais de découvrir que sur une montagne il y avait un gros navire. Il ne s'agissait pas du mont Ararat et donc de l'arche de Noé, mais d'une montagne suisse et d'un grand hôtel. La traduction était tout entière de cet acabit : « morceau de roi était traduit pezzettino di re, « goujat »: pesciolino et tout à l'avenant et de façon encore plus comique. Sur ma protestation, le service me fit un rabais de 300 lires pour faire refaire la traduction et m'indemniser de la composition perdue, mais le plus beau fut que lorsque l'avocat-traducteur eut entre les mains les 700 lires qui restaient et qu'il devait remettre à son chef de bureau, il s'enfuit à Vienne avec une fille. », Lettres de prison, http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html
  7. Lettre à Tania du 9 février 1929 : « Pour l'instant je ne fais que des traductions, pour me refaire la main... »