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Gramsci et l'URSS en 1926 : Différence entre versions

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Ces concessions ont été rendues nécessaires par le fait que la classe ouvrière, laquelle a en main « les leviers de commande de toute la structure économique de la société russe », a besoin de constituer un marché intérieur pour l’industrie russe. « Tout ouvrier », dit Gramsci - et il ne se réfère pas, ici, aux seuls  ouvriers russes, mais à tout le prolétariat international, et donc également aux ouvriers italiens - peut comprendre les aspects contradictoires de la politique ainsi menée : « si on fait une politique pour obtenir que cent paysans passent d’un revenu annuel de mille lires à un revenu de deux mille lires, devenant capables d’acheter à l’industrie socialisée plus d’objets qu’ils ne pouvaient en acheter avec leurs mille lires primitives, on ne peut pas empêcher que sur ces cents paysans quelques uns passent, non pas seulement de mille lires à deux mille, mais [peuvent], du fait de conjonctures extrêmement favorables, atteindre cinq ou six mille lires, pendant qu’à l’autre pôle cinq ou six paysans, non seulement ne réussissent pas à passer de mille à deux mille lires de revenu, mais, du fait de conjonctures extrêmement défavorables (mort de bétail, ouragans, etc.) voient se réduire à zéro leur revenu de mille lires » <ref>Ibid.</ref>.
 
Ces concessions ont été rendues nécessaires par le fait que la classe ouvrière, laquelle a en main « les leviers de commande de toute la structure économique de la société russe », a besoin de constituer un marché intérieur pour l’industrie russe. « Tout ouvrier », dit Gramsci - et il ne se réfère pas, ici, aux seuls  ouvriers russes, mais à tout le prolétariat international, et donc également aux ouvriers italiens - peut comprendre les aspects contradictoires de la politique ainsi menée : « si on fait une politique pour obtenir que cent paysans passent d’un revenu annuel de mille lires à un revenu de deux mille lires, devenant capables d’acheter à l’industrie socialisée plus d’objets qu’ils ne pouvaient en acheter avec leurs mille lires primitives, on ne peut pas empêcher que sur ces cents paysans quelques uns passent, non pas seulement de mille lires à deux mille, mais [peuvent], du fait de conjonctures extrêmement favorables, atteindre cinq ou six mille lires, pendant qu’à l’autre pôle cinq ou six paysans, non seulement ne réussissent pas à passer de mille à deux mille lires de revenu, mais, du fait de conjonctures extrêmement défavorables (mort de bétail, ouragans, etc.) voient se réduire à zéro leur revenu de mille lires » <ref>Ibid.</ref>.
  
Les quelques paysans qui se sont enrichis font-ils de l’agriculture soviétique, mieux, de la société soviétique, une agriculture et une société capitaliste ? Certainement non. Il est vrai que, dans un pays comme la Russie, où la population paysanne est immense, 4 ou 5 % de paysans riches peuvent représenter jusqu’à quatre ou cinq millions de personnes et constituer une force politique réelle, mais, face à eux, l’État socialiste dispose de la force représentée par la grande masse des paysans – quatre-vingt-quinze à quatre-vingt-seize millions de personnes – alliée au vingt millions d’ouvriers, et des moyens de coercition que lui procurent la dictature du prolétariat. Tout ouvrier comprend donc que, si le danger, à travers la NEP, d’un retour au capitalisme en Union soviétique ne peut pas être écarté, il doit être sérieusement relativisé et, en tout état de cause, le mouvement général de développement de la société socialiste n'est pas remis en question. Un tel risque ''doit, en réalité, être couru'' pour assurer ce mouvement même de développement, et il peut l’être compte tenu de sa portée réelle.
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Les quelques paysans qui se sont enrichis font-ils de l’agriculture soviétique, mieux, de la société soviétique, une agriculture et une société capitalistes ? Certainement non. Il est vrai que, dans un pays comme la Russie, où la population paysanne est immense, 4 ou 5 % de paysans riches peuvent représenter jusqu’à quatre ou cinq millions de personnes et constituer une force politique réelle, mais, face à eux, l’État socialiste dispose de la force représentée par la grande masse des paysans – quatre-vingt-quinze à quatre-vingt-seize millions de personnes – alliée au vingt millions d’ouvriers, et des moyens de coercition que lui procurent la dictature du prolétariat. Tout ouvrier comprend donc que, si le danger, à travers la NEP, d’un retour au capitalisme en Union soviétique ne peut pas être écarté, il doit être sérieusement relativisé et, en tout état de cause, le mouvement général de développement de la société socialiste n'est pas remis en question. Un tel risque ''doit, en réalité, être couru'' pour assurer ce mouvement même de développement, et il peut l’être compte tenu de sa portée réelle.

Version du 4 septembre 2020 à 14:54

La polémique de l'automne 1926 avec Il Mondo

En septembre et octobre 1926, Gramsci mène une vive polémique avec Il Mondo, le journal du Partito democratico sociale italiano, fondé par des radicaux, notamment Giovanni Amendola. Il Mondo soutient qu’en URSS, ce n’est pas le communisme qui se profile à l’horizon, mais bien plutôt un nouveau capitalisme. En répondant aux rédacteurs de Il Mondo, Gramsci ne mène pas seulement une discussion italienne, il répond aussi aux thèses défendues à propos de la « Nouvelle politique économique » (la NEP) par les « oppositions » russes - c'est-à-dire le courant animé au sein du Parti communiste russe par Trotski, Zinoviev et Kamenev contre la « majorité » rassemblée derrière Staline et Boukharine.

Giovanni Amendola en 1923

Dans un article non signé du 10 septembre 1926, intitulé « Dans quelle direction se développe l’Union soviétique » [1], Gramsci précise : « L’Unità [journal du « Parti communiste d'Italie »] n’a pas écrit qu’en Russie il y a une tendance au communisme : L’Unità a écrit que les éléments socialistes en politique et économie sont prépondérants sur les éléments capitalistes, que le développement des premiers est constamment plus important, et que, donc, on ne peut pas parler de retour au capitalisme dans l’État soviétique, mais qu’on doit parler d’un processus vers la réalisation complète d’une société communiste ».

Le point essentiel du débat porte naturellement sur la politique agricole de l’État soviétique, principal domaine d’application de la NEP. Gramsci rappelle à quelle nécessité répond celle-ci : le niveau de développement de l’agriculture russe impose qu'elle soit encore de type familial, mais un pas déterminant a été accompli, que la NEP ne remet pas en question : l’expropriation des exploitations de type latifundiaire. Dans ce cadre, il est « inévitable que dans la masse des paysans se manifestent des différences, qu’apparaissent des paysans aisés et des paysans moyens »[2], mais ce qui est décisif est que ces paysans, ceux aisés en particulier, verront toujours leur éventuel enrichissement se heurter aux intérêts de la grande masse des paysans, alliés à la classe ouvrière au pouvoir. Bref, ils ne seront jamais en mesure de réorienter le processus global dans le sens d’un développement capitaliste.

Gramsci insiste, dans un second article publié une semaine plus tard, « Les paysans et la dictature du prolétariat »[3], sur le fait que le processus dans lequel s’inscrit la NEP est piloté par la classe ouvrière « qui contrôle et dirige les éléments essentiels de l’économie nationale ». Certes, des concessions ont été faites à la logique capitaliste, mais au profit de la grande masse des paysans et non de « l’ancienne société des capitalistes et des latifundistes ».

Ces concessions ont été rendues nécessaires par le fait que la classe ouvrière, laquelle a en main « les leviers de commande de toute la structure économique de la société russe », a besoin de constituer un marché intérieur pour l’industrie russe. « Tout ouvrier », dit Gramsci - et il ne se réfère pas, ici, aux seuls ouvriers russes, mais à tout le prolétariat international, et donc également aux ouvriers italiens - peut comprendre les aspects contradictoires de la politique ainsi menée : « si on fait une politique pour obtenir que cent paysans passent d’un revenu annuel de mille lires à un revenu de deux mille lires, devenant capables d’acheter à l’industrie socialisée plus d’objets qu’ils ne pouvaient en acheter avec leurs mille lires primitives, on ne peut pas empêcher que sur ces cents paysans quelques uns passent, non pas seulement de mille lires à deux mille, mais [peuvent], du fait de conjonctures extrêmement favorables, atteindre cinq ou six mille lires, pendant qu’à l’autre pôle cinq ou six paysans, non seulement ne réussissent pas à passer de mille à deux mille lires de revenu, mais, du fait de conjonctures extrêmement défavorables (mort de bétail, ouragans, etc.) voient se réduire à zéro leur revenu de mille lires » [4].

Les quelques paysans qui se sont enrichis font-ils de l’agriculture soviétique, mieux, de la société soviétique, une agriculture et une société capitalistes ? Certainement non. Il est vrai que, dans un pays comme la Russie, où la population paysanne est immense, 4 ou 5 % de paysans riches peuvent représenter jusqu’à quatre ou cinq millions de personnes et constituer une force politique réelle, mais, face à eux, l’État socialiste dispose de la force représentée par la grande masse des paysans – quatre-vingt-quinze à quatre-vingt-seize millions de personnes – alliée au vingt millions d’ouvriers, et des moyens de coercition que lui procurent la dictature du prolétariat. Tout ouvrier comprend donc que, si le danger, à travers la NEP, d’un retour au capitalisme en Union soviétique ne peut pas être écarté, il doit être sérieusement relativisé et, en tout état de cause, le mouvement général de développement de la société socialiste n'est pas remis en question. Un tel risque doit, en réalité, être couru pour assurer ce mouvement même de développement, et il peut l’être compte tenu de sa portée réelle.

  1. Antonio Gramsci, Paolo Spriano (a cura di), Scritti politici, Roma, Editori Riuniti, 1973, p. 81. Voir aussi la version électronique : Scritti politici III, Editoria, Web design, Multimedia, http://www.e-text.it/
  2. Ibid.
  3. Ibid. p. 141
  4. Ibid.