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Traduction et traductibilité chez Gramsci : Différence entre versions

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En vérité, c’est aux militants des partis communistes « étrangers » que s’adressait Lénine, c’est d’eux qu’il exigeait qu’ils travaillent pour « assimiler une bonne tranche de l’expérience russe » : il s’agissait de faire d’eux, en effet, les traducteurs qui seront en mesure d’inscrire l’expérience source – celle des russes – dans l’expérience cible – par exemple celle des Italiens. Or, ce qu’on doit exiger des « traducteurs » n’a rien à voir avec ce qu’on attend des « lecteurs », du public « cible » ; ce qu’on exige du traducteur est ce qu’indique Gramsci à Giulia  dans sa lettre du 5 septembre 1932 : pour reprendre les termes de Schleiermacher, « laisser le lecteur tranquille » et porter vers lui le texte source ; c’est donc le traducteur qui a pour tâche d’assimiler une bonne tranche d’expérience russe, non pas pour reproduire cette expérience, la transporter telle quelle, dans la langue et la culture de ceux auxquels il s’adresse, c’est-à-dire les « masses » italiennes, mais pour la transposer en élaborant dans la langue et la culture « cible » quelque chose de nouveau : la production réalisée par le traducteur dans la langue cible ne sera ni le texte « source » existant, ni un texte existant déjà dans la langue cible, mais quelque chose de créé, de produit ensemble par la source et la cible. Les conseils d’usine sont une création des ouvriers métallurgistes turinois et des jeunes socialistes « ordinovistes » inspirée d’une réflexion sur l’expérience russe des soviets. On voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiellement actif dans cette conception de la traduction.
 
En vérité, c’est aux militants des partis communistes « étrangers » que s’adressait Lénine, c’est d’eux qu’il exigeait qu’ils travaillent pour « assimiler une bonne tranche de l’expérience russe » : il s’agissait de faire d’eux, en effet, les traducteurs qui seront en mesure d’inscrire l’expérience source – celle des russes – dans l’expérience cible – par exemple celle des Italiens. Or, ce qu’on doit exiger des « traducteurs » n’a rien à voir avec ce qu’on attend des « lecteurs », du public « cible » ; ce qu’on exige du traducteur est ce qu’indique Gramsci à Giulia  dans sa lettre du 5 septembre 1932 : pour reprendre les termes de Schleiermacher, « laisser le lecteur tranquille » et porter vers lui le texte source ; c’est donc le traducteur qui a pour tâche d’assimiler une bonne tranche d’expérience russe, non pas pour reproduire cette expérience, la transporter telle quelle, dans la langue et la culture de ceux auxquels il s’adresse, c’est-à-dire les « masses » italiennes, mais pour la transposer en élaborant dans la langue et la culture « cible » quelque chose de nouveau : la production réalisée par le traducteur dans la langue cible ne sera ni le texte « source » existant, ni un texte existant déjà dans la langue cible, mais quelque chose de créé, de produit ensemble par la source et la cible. Les conseils d’usine sont une création des ouvriers métallurgistes turinois et des jeunes socialistes « ordinovistes » inspirée d’une réflexion sur l’expérience russe des soviets. On voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiellement actif dans cette conception de la traduction.
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La notion de traduction, chez Gramsci, est ainsi prise d’emblée dans sa conception sociale du langage, lequel est inséparable, comme le lui a enseigné la [[Gramsci linguiste | néolinguistique]] de Matteo Bartoli, de l’ensemble des usages sociaux, tels qu’ils sont fixés par les échanges de toutes natures au sein des communautés humaines. On a souligné que, par là, Gramsci anticipait sur les recherches menées en traductologie bien après sa disparition.
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Derek Boothman <ref>« De tout cela ressort que, [chez Gramsci] dans une large anticipation par rapport aux traductologues modernes, l’acte de traduire est vu comme un processus très complexe, qui implique “un réseau de rapports“, non seulement linguistiques mais surtout culturels, en plus d’autres éléments. Peu de savants de son époque se sont peut-être pleinement rendus compte de la complexité, en dehors de la sphère de la poésie, de [ce qu’est] traduire. Ce que Gramsci théorise et ce qu’il fait consiste dans la “cartographie“ d’une culture dans les termes d’une seconde culture... ». Derek Boothman, ''Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista'', Guerra, 2004, p. 24</ref> a ainsi rapproché la conception gramscienne de la traduction de celle développée à peu près à la même époque par l’anthropologue [https://fr.wikipedia.org/wiki/Bronis%C5%82aw_Malinowski Bronislaw Malinowski], lequel montrait dans son essai de 1923, ''The Problem of Meaning in Primitive Languages'', le rôle du contexte dans la signification, sous la forme de ce qu’il appelait le « contexte de situation ».  Malinowski avait entrepris sa réflexion linguistique au cours de son séjour chez les Mélanésiens des îles Trobriand, entre 1914 et 1918, constatant que les lexiques ou grammaires dont il disposait ne lui permettaient pas de comprendre le sens véritable des productions linguistiques de ses interlocuteurs, quand bien même il connaissait le sens des termes utilisés ou les structures grammaticales mises en jeu. Il avait besoin, pour comprendre, de connaître, non seulement la langue, mais aussi le « contexte de situation » et la culture des indigènes des îles Trobriand, dans toutes ses dimensions, notamment technique et religieuse, telle qu’elle se donnait à voir au travers de ces « contextes de situation » <ref>Malinowski ne cessera d’approfondir son « ethno-linguistique » : voir le tome 2 de Coral Gardens…, 1935</ref>.
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C’est précisément la question de la traduction qui fait se rencontrer, ici, à leur insu, Malinowski et Gramsci : la traduction met directement en contact avec l’usage linguistique. Dans le traduire, et pour reprendre la distinction saussurienne, c’est la parole et non la langue, qui vient en premier, c’est-à-dire l’acte d’un locuteur déterminé, dans un temps et un espace déterminés, appartenant à une communauté déterminée, et dans des circonstances déterminées (le « contexte de situation » malinowskien). Traduire est un acte et, à quelque niveau qu’il se pratique, celui de l’interprète ou celui du traducteur de poètes ou de philosophes, cet acte met en jeu un ensemble d’éléments qui ne peuvent être réduits aux formes linguistiques proprement dites – lexique, grammaire, morphologie, phonologie… L’acte de traduire oblige à sortir du domaine abstrait des formes linguistiques. Gramsci et Malinowski se convainquent l’un et l’autre, à peu près au même moment, et par leur activité concrète de traduction, que le traducteur ne peut faire autrement que sortir de la linguistique au sens strict et doit « connaître de manière critique deux civilisations », que la linguistique, enfin, doit être considérée pleinement comme une science sociale.
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Sur ce plan, et au-delà de la distance considérable qu’il peut y avoir entre l’univers intellectuel de l’ethnologue polonais et celui d’un italien des années 1920, on retrouve ici ce qui chez Gramsci relevait de l’influence crocienne : l’idée que le langage est d’abord un acte expressif.
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Dans la suite de la section du Cahier 11 consacrée à la question de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques » qu’il fait débuter par le rappel des propos de Lénine sur la nécessité de « traduire » l’expérience russe, Gramsci va étendre la notion de traduction jusqu’à lui donner une portée historique, faisant d’elle la notion clé de la philosophie de la praxis, faisant d’elle le geste ou l’acte au cœur du processus historique, bref, le moteur même de son historicisme.

Version du 13 décembre 2020 à 14:33

C’est au tournant du siècle que le caractère central de la question de la traduction dans la pensée de Gramsci a commencé à être étudié sérieusement, notamment par des auteurs tels que Derek Boothman[1], Fabio Frosini[2] ou, en France, plus récemment, Romain Descendre et Jean-Paul Zancarini[3]. Ces travaux s’inscrivaient dans la lignée de ceux consacrés à la question du langage chez Gramsci, dont l’importance avait été mise en évidence en 1979 par Lo Piparo[4].

Multilinguisme et pratique de la traduction

La traduction chez Gramsci est avant tout une pratique. Gramsci a grandi, en effet, dans un univers bilingue : dans les années 1890, à Ghilarza, la langue d'usage est le sarde, mais, dans la famille Gramsci, le père n’étant pas sarde, on parle aussi l’italien [5]. Plus tard, c’est au lycée de Cagliari, puis à l’Université de Turin que Gramsci apprendra à maîtriser l’italien littéraire et cultivé et qu’il commencera à réfléchir à la question de la langue nationale et au statut des dialectes ; c’est dans les réunions du mouvement ouvrier et socialiste de la capitale du Piémont, puis au cours de ses déplacements dans toute la péninsule, à partir de 1924, qu’il s’immergera dans les italiens populaires, marqués d’empreintes dialectales. Il sera très vite confronté, au sein du parti socialiste, à la question de la « langue universelle », en l’occurrence [[Gramsci et la querelle de l'espéranto|l’espéranto)), dont le parti prône la diffusion et l’apprentissage. Pendant son séjour en Russie, Gramsci travaillera à Moscou pour la IIIe Internationale dans un autre contexte multilingue : il s’y exprimera en français, l’une des langues d’usage, avec l’allemand et le russe, de l’organisation ; pendant quelques mois, en 1924, il vivra à Vienne dans un univers germanophone ; enfin, en épousant Giulia Schucht à la fin de 1923, il était entré dans une famille où on parle russe, français et italien.

Par ailleurs, lorsqu’il se trouve, à partir de 1915, dans la position de rédacteur en chef, officiel ou non, de revues ou de quotidiens, Gramsci fait lui-même appel à des traducteurs : L'Ordine Nuovo publie régulièrement des textes politiques ou littéraires étrangers en traduction. Gramsci est ainsi directement confronté aux difficultés spécifiques que cela comporte : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore », écrit-il [6]. En 1923, il aidera Giulia, sa future épouse, à traduire en italien le roman de Bogdanov « L’étoile rouge ». Aussi n’est-il pas surprenant que, lorsqu’il peut enfin commencer à travailler sérieusement en prison, à partir du début de 1929, il se livre lui-même à des exercices de traduction, à titre tout d’abord de « dérouillage » intellectuel, « pour se refaire la main » [7], puis comme une activité beaucoup plus systématique qui le conduira à remplir quatre des trente-trois Cahiers de prison de traductions, principalement de textes allemands. Gramsci traduit par exemple un numéro de 1927 de la revue Die literarische Welt consacré à la littérature américaine contemporaine ; diverses fables des frères Grimm ; des textes de Goethe, du linguiste Franz Nikolaus Finck et enfin, de Marx, Travail salarié et capital (1849), les Thèses sur Feuerbach, une partie de la « Préface » de 1857 à la Critique de l’économie politique, un extrait du Manifeste.

La traduction gramscienne

Dans un texte de 1813 fondateur pour les études de traductologie, Shleiermacher énonce les deux logiques possibles du traduire : « Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre »[8], montrant ensuite quelles difficultés présentent chacune d’elles. Il est clair que Gramsci, quand il fait lui-même œuvre de traducteur, choisit la seconde de ces logiques : il cherche à aller vers le lecteur plutôt que rester fidèle au texte source. Ainsi change-t-il, par exemple, les noms allemands des personnages des fables des frères Grimm pour les remplacer par des noms italiens ou sardes : Hansel et Gretel deviennent Giannino e Ghitina, Die kluge Elsa, en français habituellement traduit par « La sage Elise », devient Elsa la furba (Elise la maline). De même, comme l’a montré Lucia Borghese [9], fait-il disparaître dans ses traductions les références religieuses.

Pour Gramsci, en effet, il s’agit avant tout de mettre le texte étranger à la portée du lecteur italien populaire, de l’ouvrier, du paysan, etc. qui n’a pas forcément le bagage académique lui permettant « d’aller à la rencontre de l’auteur ». Gramsci veut traduire « pour les masses ». On pourrait penser que cette démarche implique une exigence « académique » et « technique » moindre pour le traducteur, mais en réalité, pour Gramsci, cela suppose au contraire que le traducteur soit particulièrement qualifié : c’est ce qu’il explique à sa femme Giulia dans une lettre de septembre 1932 : « Voici ce que j’entends par traductrice qualifiée : non pas seulement la capacité élémentaire et primaire de traduire la prose de la correspondance commerciale ou d’autres manifestations littéraires que l’on peut ramener au type de prose journalistique, mais la capacité à traduire n’importe quel auteur, qu’il soit littéraire, politique, historien ou philosophe, depuis les origines jusqu’à aujourd’hui, et, donc, l’apprentissage des langages spécialisés et scientifiques et des significations des termes techniques selon les différentes époques. Et cela même ne suffit pas : un traducteur qualifié doit être en mesure, non seulement de traduire de manière littérale, mais de traduire les termes, même conceptuels, d’une culture nationale donnée dans les termes d’une autre culture nationale, autrement dit un tel traducteur devrait connaître de manière critique deux civilisations et être en mesure de faire connaître l’une à l’autre en se servant du langage historiquement déterminé de la civilisation à laquelle il fournit le matériel d’information »[10] Le traducteur doit, dans l’idéal, avoir la même connaissance approfondie – c’est-à-dire « critique » - non seulement des deux langues, mais aussi des deux cultures auxquelles celles-ci appartiennent, voire la même familiarité avec ces deux cultures. Si la bonne traduction est celle qui « laisse le lecteur tranquille », elle suppose cependant que le traducteur ait lui-même franchi le chemin qui sépare l’auteur du lecteur. La tache du traducteur consiste à construire les passerelles nécessaires pour porter jusqu’à un lectorat, jusqu’à un public, jusqu’à un peuple, des actes, des réflexions, des analyses, des créations qui relèvent d’une autre culture, en admettant en principe que le lecteur ou l’acteur cible n’est pas lui-même en mesure de faire seul le chemin. Ce chemin, en revanche, doit être fait par le traducteur. Celui-ci doit accomplir le travail nécessaire pour aller vers l’auteur. Pour que Giulia devienne une bonne traductrice de l’italien en russe, il faut qu’elle ait elle-même parcouru le chemin qui la sépare de la culture, de la civilisation, du monde italiens et qu'elle ait parcouru ce chemin dans les deux sens, car, dit Gramsci, la double connaissance impliquée ici doit être « critique » : critique vis à vis de la cible, par la distance même qu’il implique, mais aussi, et par cette même distance, vis à vis de la source.

Cette conception de la traduction et du rôle du traducteur fait écho à une remarque que fait Gramsci à plusieurs reprises à propos d’une réflexion de Lénine : « en 1921, traitant de questions d’organisation, Ilitch écrivit et dit (à peu près) ceci : nous n’avons pas su “traduire“ dans les langues européennes notre langue »[11]. R. Descendre et J.C. Zancarini ont fait l’historique de ce rappel de la réflexion de Lénine dans les écrits de Gramsci, depuis les articles de la période précédent l’arrestation jusqu’à sa reprise dans les Cahiers 7 et 11 [12], dans lequel Gramsci consacre une section à la question de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques » qu’il commence précisément par ce rappel.

Citant le texte de Lénine auquel Gramsci fait référence [13], Descendre et Zancarini soulignent l’écart existant entre ce texte et la lecture qu’en fait Gramsci : « le message aux “camarades étrangers“ est assez simple : vous n’avez pas compris cette résolution du IIIe Congrès [de l’Internationale] que vous avez signée “sans lire ni comprendre“, ce n’est pas entièrement votre faute car elle est “trop longue“ et “trop russe“, mais comme elle est excellente, il faut l’appliquer : il vous faut donc “étudier“ et “assimiler une bonne tranche d’expérience russe“ » [14]. Les deux auteurs soulignent que Gramsci, pour sa part, lorsqu’il fait référence à la déclaration de Lénine, ne retient pas qu’il s’agit pour ceux à qui il s’adresse d’assimiler « une bonne tranche d’expérience russe », c’est-à-dire de travailler à devenir eux-mêmes russes. « Gramsci reprend une partie du constat léniniste (un texte trop imprégné de l’esprit d’un pays qui a fait une expérience qu’on entend reproduire ne peut être repris tel quel et on ne peut se contenter de le traduire littéralement) ; mais il n’en accepte pas les conclusions qui énoncent que les “étrangers“ doivent étudier pour “assimiler une bonne tranche d’expérience russe“. La thèse de la traductibilité semble bien être un moyen pour échapper à l’imposition de la position russe... » [15]. On peut se demander, pourtant, si Gramsci a réellement cherché, dans ce cas, à prendre une distance par rapport à la réflexion de Lénine. Ne faut-il pas introduire, ici, la distinction que fait Gramsci entre les « lecteurs » auxquels s’adresse le texte traduit et les traducteurs eux-mêmes ?

Lénine évoque, en effet, une situation dans laquelle il s’agit de faire comprendre à un certain public, le public cible, une expérience qu’il n’a pas faite lui-même. La problématique est donc bien celle de la traduction : il s’agit de traduire une expérience dans une autre expérience, comme on traduit un texte d’une langue dans une autre. Un texte source, qui est écrit dans un langage lui-même expression d’une culture, situé dans un certain « ici et maintenant », à transposer dans un texte cible, lequel est l’expression d’une autre culture, et sera situé dans son propre « ici et maintenant ».

Le présupposé de cette réflexion est que, quelles que soient les différences, et leur étendue, il existe quelque chose de commun aux deux textes, et donc aux deux cultures, qui rend la transposition possible. C’est ce que Gramsci analysera dans les Cahiers de prison à propos de la philosophie classique allemande et de la réflexion politique française : une structure commune (le capitalisme), exprimée dans des formes différentes, se trouvant à des stades divers, mais qui, pour certains se répondent.

La « traduction », ici, va-t-elle consister à répliquer simplement l’expérience russe dans chacune des expériences cibles ? Certainement non, cela, pour Gramsci, n’aurait pas de sens, et n’est pas possible : jamais les Italiens ne vivront directement l’expérience russe. La traduction va consister à construire dans l’expérience cible, celle des masses populaires italiennes, un parcours qui soit un écho au parcours russe. La « traduction » sera en réalité quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas avant : elle n’est pas l’expérience russe et elle propose une expérience qui, dans la cible, n’existait pas jusque là. Ainsi, les « Conseils d’usine » inventés en 1919 à Turin, souvent qualifiés de « soviets italiens », promus et théorisés par L'Ordine Nuovo, la revue créée par Gramsci et ses amis, ne sont-ils pas, précisément, une copie des soviets russes : ils naissent à partir de l’expérience proprement italienne des « commissions internes » existant déjà dans de nombreuses usines de la capitale du Piémont.

En vérité, c’est aux militants des partis communistes « étrangers » que s’adressait Lénine, c’est d’eux qu’il exigeait qu’ils travaillent pour « assimiler une bonne tranche de l’expérience russe » : il s’agissait de faire d’eux, en effet, les traducteurs qui seront en mesure d’inscrire l’expérience source – celle des russes – dans l’expérience cible – par exemple celle des Italiens. Or, ce qu’on doit exiger des « traducteurs » n’a rien à voir avec ce qu’on attend des « lecteurs », du public « cible » ; ce qu’on exige du traducteur est ce qu’indique Gramsci à Giulia dans sa lettre du 5 septembre 1932 : pour reprendre les termes de Schleiermacher, « laisser le lecteur tranquille » et porter vers lui le texte source ; c’est donc le traducteur qui a pour tâche d’assimiler une bonne tranche d’expérience russe, non pas pour reproduire cette expérience, la transporter telle quelle, dans la langue et la culture de ceux auxquels il s’adresse, c’est-à-dire les « masses » italiennes, mais pour la transposer en élaborant dans la langue et la culture « cible » quelque chose de nouveau : la production réalisée par le traducteur dans la langue cible ne sera ni le texte « source » existant, ni un texte existant déjà dans la langue cible, mais quelque chose de créé, de produit ensemble par la source et la cible. Les conseils d’usine sont une création des ouvriers métallurgistes turinois et des jeunes socialistes « ordinovistes » inspirée d’une réflexion sur l’expérience russe des soviets. On voit bien qu’il y a quelque chose d’essentiellement actif dans cette conception de la traduction.

La notion de traduction, chez Gramsci, est ainsi prise d’emblée dans sa conception sociale du langage, lequel est inséparable, comme le lui a enseigné la néolinguistique de Matteo Bartoli, de l’ensemble des usages sociaux, tels qu’ils sont fixés par les échanges de toutes natures au sein des communautés humaines. On a souligné que, par là, Gramsci anticipait sur les recherches menées en traductologie bien après sa disparition. Derek Boothman [16] a ainsi rapproché la conception gramscienne de la traduction de celle développée à peu près à la même époque par l’anthropologue Bronislaw Malinowski, lequel montrait dans son essai de 1923, The Problem of Meaning in Primitive Languages, le rôle du contexte dans la signification, sous la forme de ce qu’il appelait le « contexte de situation ». Malinowski avait entrepris sa réflexion linguistique au cours de son séjour chez les Mélanésiens des îles Trobriand, entre 1914 et 1918, constatant que les lexiques ou grammaires dont il disposait ne lui permettaient pas de comprendre le sens véritable des productions linguistiques de ses interlocuteurs, quand bien même il connaissait le sens des termes utilisés ou les structures grammaticales mises en jeu. Il avait besoin, pour comprendre, de connaître, non seulement la langue, mais aussi le « contexte de situation » et la culture des indigènes des îles Trobriand, dans toutes ses dimensions, notamment technique et religieuse, telle qu’elle se donnait à voir au travers de ces « contextes de situation » [17]. C’est précisément la question de la traduction qui fait se rencontrer, ici, à leur insu, Malinowski et Gramsci : la traduction met directement en contact avec l’usage linguistique. Dans le traduire, et pour reprendre la distinction saussurienne, c’est la parole et non la langue, qui vient en premier, c’est-à-dire l’acte d’un locuteur déterminé, dans un temps et un espace déterminés, appartenant à une communauté déterminée, et dans des circonstances déterminées (le « contexte de situation » malinowskien). Traduire est un acte et, à quelque niveau qu’il se pratique, celui de l’interprète ou celui du traducteur de poètes ou de philosophes, cet acte met en jeu un ensemble d’éléments qui ne peuvent être réduits aux formes linguistiques proprement dites – lexique, grammaire, morphologie, phonologie… L’acte de traduire oblige à sortir du domaine abstrait des formes linguistiques. Gramsci et Malinowski se convainquent l’un et l’autre, à peu près au même moment, et par leur activité concrète de traduction, que le traducteur ne peut faire autrement que sortir de la linguistique au sens strict et doit « connaître de manière critique deux civilisations », que la linguistique, enfin, doit être considérée pleinement comme une science sociale.

Sur ce plan, et au-delà de la distance considérable qu’il peut y avoir entre l’univers intellectuel de l’ethnologue polonais et celui d’un italien des années 1920, on retrouve ici ce qui chez Gramsci relevait de l’influence crocienne : l’idée que le langage est d’abord un acte expressif.

Dans la suite de la section du Cahier 11 consacrée à la question de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques » qu’il fait débuter par le rappel des propos de Lénine sur la nécessité de « traduire » l’expérience russe, Gramsci va étendre la notion de traduction jusqu’à lui donner une portée historique, faisant d’elle la notion clé de la philosophie de la praxis, faisant d’elle le geste ou l’acte au cœur du processus historique, bref, le moteur même de son historicisme.

  1. Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista, (Perugia: Guerra, 2004)
  2. Fabio Frosini, "Traducibilità Dei Linguaggi e Unità Di Teoria e Pratica Nei Quaderni Del Carcere Di Antonio Gramsci", Relazione Al Convegno "Crisi e Critica della modernità in Antonio Gramsci" (Brescia, 21 Marzo 2015), <https://www.academia.edu/38055269/Fabio_Frosini_Traducibilit%C3%A0_dei_linguaggi_e_unit%C3%A0_di_teoria_e_pratica_nei_Quaderni_del_carcere_di_Antonio_Gramsci_Relazione_al_convegno_CRISI_E_CRITICA_DELLA_MODERNIT%C3%80_IN_ANTONIO_GRAMSCI_Brescia_21_marzo_2015_>, "Sulla «traducibilità» Nei Quaderni Di Gramsci, Critica Marxista, N.S., 2003, 6, Pp. 29-38.’, <https://www.academia.edu/440521/F_Frosini_Sulla_traducibilit%C3%A0_nei_Quaderni_di_Gramsci_Critica_marxista_N_S_2003_6_pp_29_38>
  3. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini. « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique ». Laboratoire italien. Politique et société, nᵒ 18, novembre 2016. journals.openedition.org, doi:10.4000/laboratoireitalien.1065.
  4. Franco Lo Piparo, Lingua intellettuali egemonia in Gramsci. Roma, 1979
  5. voir : Alessandro Carlucci, "«Viva Sa Comune!» Il Ruolo Del Sardo Nella Biografia Linguistica Di Antonio Gramsci", Antologia Premio Gramsci, XII Edizione, Sassari: Edes, 2012. www.academia.edu, https://www.academia.edu/18729800/_Viva_sa_comune_Il_ruolo_del_sardo_nella_biografia_linguistica_di_Antonio_Gramsci_Antologia_Premio_Gramsci._XII_Edizione_Sassari_Edes_2012)
  6. voir la lettre à Tania du 26/08/1929 : « Les traducteurs sont mal payés et traduisent plus mal encore. En 1921 je me suis adressé aux représentants italiens de la Société des auteurs français pour avoir l'autorisation de publier un roman sous forme de feuilleton. Pour 1000 lires j'obtins l'autorisation et la traduction faite par un quidam qui était avocat. Le service faisait tellement sérieux et l'avocat-traducteur semblait tellement être un homme du métier que j'envoyai tout droit le manuscrit aux typos, afin qu'on composât la matière de dix feuilletons à tenir toujours prêts. Cependant la nuit précédant le début de la publication, je voulus, par scrupule, contrôler et je me fis apporter les épreuves. Dès les premières lignes, je bondis : je venais de découvrir que sur une montagne il y avait un gros navire. Il ne s'agissait pas du mont Ararat et donc de l'arche de Noé, mais d'une montagne suisse et d'un grand hôtel. La traduction était tout entière de cet acabit : « morceau de roi était traduit pezzettino di re, « goujat »: pesciolino et tout à l'avenant et de façon encore plus comique. Sur ma protestation, le service me fit un rabais de 300 lires pour faire refaire la traduction et m'indemniser de la composition perdue, mais le plus beau fut que lorsque l'avocat-traducteur eut entre les mains les 700 lires qui restaient et qu'il devait remettre à son chef de bureau, il s'enfuit à Vienne avec une fille. », Lettres de prison, http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html
  7. Lettre à Tania du 9 février 1929 : « Pour l'instant je ne fais que des traductions, pour me refaire la main... »
  8. Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, Ed. du Seuil, 1999, p. 49
  9. Lucia Borghese, « Aunt Alene on Her Bycicle: Antonio Gramsci as Translator from German and as Translation Theorist », in Peter Ives and Rocco Lacorte, Gramsci, Language and Translation, Lexington Books, 2010
  10. Lettres de prison, O. C., p. 257
  11. Cahier 11, 46
  12. voir : Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique, O. C.
  13. voir : Lénine, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, 1919-1923, Bibliothèque communiste, Librairie du Travail, juin 1934, cité par Descendre et Zancarini, O. C. p. 6
  14. Ibid., p. 7
  15. Ibid.
  16. « De tout cela ressort que, [chez Gramsci] dans une large anticipation par rapport aux traductologues modernes, l’acte de traduire est vu comme un processus très complexe, qui implique “un réseau de rapports“, non seulement linguistiques mais surtout culturels, en plus d’autres éléments. Peu de savants de son époque se sont peut-être pleinement rendus compte de la complexité, en dehors de la sphère de la poésie, de [ce qu’est] traduire. Ce que Gramsci théorise et ce qu’il fait consiste dans la “cartographie“ d’une culture dans les termes d’une seconde culture... ». Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi: un caso: A. Gramsci linguista, Guerra, 2004, p. 24
  17. Malinowski ne cessera d’approfondir son « ethno-linguistique » : voir le tome 2 de Coral Gardens…, 1935