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Lorsqu'il est arrêté, le 8 novembre 1926, Gramsci, qui est toujours député, peut espérer être libéré assez rapidement, comme cela s'était produit dans d'autres cas semblables, pour d’autres dirigeants de son parti. Mais, fin novembre, il est envoyé en exil pour 5 ans à [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ustica Ustica].
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Lorsqu'il est arrêté, le 8 novembre 1926, Gramsci, qui est toujours député, peut espérer être libéré assez rapidement, comme cela s'était produit dans d'autres cas semblables, pour d’autres dirigeants de son parti. Mais, fin novembre, il est envoyé en exil pour cinq ans à [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ustica Ustica].
  
Il peut, cependant, compter encore sur les efforts qui doivent être faits, au niveau diplomatique, pour obtenir sa libération à travers une procédure d'échange de prisonniers entre l'Italie et l'URSS. Mais, après seulement 2 mois de séjour à Ustica, une nouvelle inculpation est prononcée contre lui et il est transféré à Milan (dans des conditions épouvantables : le voyage dure trois semaines) pour être jugé par le [https://fr.wikipedia.org/wiki/Tribunal_sp%C3%A9cial_pour_la_s%C3%A9curit%C3%A9_de_l%E2%80%99%C3%89tat_(Italie) tribunal spécial]. Il sait alors qu'une libération par la voie diplomatique sera difficile e qu’il doit se préparer à un séjour prolongé en prison : 5 ans ? 10 ans ?  
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Il peut, cependant, compter encore sur les efforts qui doivent être faits, au niveau diplomatique, pour obtenir sa libération à travers une procédure d'échange de prisonniers entre l'Italie et l'URSS. Mais, après seulement deux mois de séjour à Ustica, une nouvelle inculpation est prononcée contre lui et il est transféré à Milan (dans des conditions épouvantables : le voyage dure trois semaines) pour être jugé par le [https://fr.wikipedia.org/wiki/Tribunal_sp%C3%A9cial_pour_la_s%C3%A9curit%C3%A9_de_l%E2%80%99%C3%89tat_(Italie) tribunal spécial]. Il sait alors qu'une libération par la voie diplomatique sera difficile e qu’il doit se préparer à un séjour prolongé en prison : cinq ans ? Dix ans ?  
  
Mais il sera condamné, le 4 juin 1928, à 20 ans, 4 mois et 5 jours de « réclusion »... En moins  de 2 ans, son existence et son avenir personnel ont été complètement bouleversés.
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C'est à vingt ans, quatre mois et cinq jours « réclusion » qu'il sera condamné le 4 juin 1928... En moins  de deux ans, son existence et son avenir personnel ont été complètement bouleversés.
  
Gramsci, jusque là, n'avait pu vivre avec sa femme Giulia Schucht<ref>Sur la famille Schucht, voir [https://it.wikipedia.org/wiki/Tatiana_Schucht]</ref> et son fils Delio que quelques  mois à Rome, de l'automne 1925 au début de l'été 1926. Son second fils Giuliano était né le 30 août 1926 à Moscou, où Giulia était rentrée pour accoucher. Gramsci, arrêté avant d'avoir pu voir son fils, sait désormais qu'il ne vivra pas avec ses enfants. Il compte cependant encore sur les visites que sa femme et ses fils pourront lui faire à [https://it.wikipedia.org/wiki/Turi Turi], près de Bari, où il est incarcéré.
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Gramsci, jusque là, n'avait pu vivre avec sa femme Giulia Schucht<ref>Sur la famille Schucht, voir [https://it.wikipedia.org/wiki/Tatiana_Schucht Tatiana Schucht]</ref> et son fils Delio que quelques  mois à Rome, de l'automne 1925 au début de l'été 1926. Son second fils Giuliano était né le 30 août 1926 à Moscou, où Giulia était rentrée pour accoucher. Gramsci, arrêté avant d'avoir pu voir son fils, sait désormais qu'il ne vivra pas avec ses enfants. Il compte cependant encore sur les visites que sa femme et ses fils pourront lui faire à [https://it.wikipedia.org/wiki/Turi Turi], près de Bari, où il est incarcéré.
  
 
Mais Giulia ne viendra pas. L'arrestation de Gramsci l'a plongée dans une profonde dépression. Sa correspondance se fera décousue et bientôt rare, ce qui plonge Gramsci lui-même dans l'inquiétude et accroît le sentiment de frustration qu'il éprouve à l’égard de cette famille qu'il avait commencé à construire au milieu du chantier de la révolution d'octobre. A la fin de 1930, il apprendra par Tania, sa belle sœur installée en Italie et qui joue auprès de lui le rôle qu'il attendait de Giulia, que, si cette dernière n'est pas venue en Italie et lui écrit si peu, c'est aussi à cause de l'hostilité envers lui de l'autre sœur, Eugenia. Hostilité où se mêle le ressentiment personnel – Gramsci l'avait, semble-t-il, quittée, en 1923, pour Giulia – et les bouleversements politiques dans lesquels tous sont entraînés. Giulia est prise entre son mari, sa famille et la révolution.
 
Mais Giulia ne viendra pas. L'arrestation de Gramsci l'a plongée dans une profonde dépression. Sa correspondance se fera décousue et bientôt rare, ce qui plonge Gramsci lui-même dans l'inquiétude et accroît le sentiment de frustration qu'il éprouve à l’égard de cette famille qu'il avait commencé à construire au milieu du chantier de la révolution d'octobre. A la fin de 1930, il apprendra par Tania, sa belle sœur installée en Italie et qui joue auprès de lui le rôle qu'il attendait de Giulia, que, si cette dernière n'est pas venue en Italie et lui écrit si peu, c'est aussi à cause de l'hostilité envers lui de l'autre sœur, Eugenia. Hostilité où se mêle le ressentiment personnel – Gramsci l'avait, semble-t-il, quittée, en 1923, pour Giulia – et les bouleversements politiques dans lesquels tous sont entraînés. Giulia est prise entre son mari, sa famille et la révolution.
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[[Fichier:Julia-schucht gramsci-enfants.jpg|vignette|Julia Schucht et les fils de Gramsci. Copyright Corriere della Sera]]
  
En 1929, en effet, [https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Staline Staline] prend définitivement le pouvoir à la tête du parti russe et de l'Internationale communiste après avoir éliminé [https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Boukharine Boukharine], qui l'avait aidé lui-même à éliminer [https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Trotski Trotski]. Il a brutalement imposé un changement de ligne :  le « front unique », politique de rassemblement, est abandonné au profit de la tactique « classe contre classe », laquelle est sensée opposer le prolétariat, seul, à toutes les autres forces politiques. La sociale démocratie est désormais mise sur le même plan que le fascisme en pleine ascension. Cette politique, imposée sans ménagement au parti italien, rompt avec la ligne gramscienne adoptée par celui-ci lors de son [[Les « Thèses de Lyon »|congrès de Lyon]]
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En 1929, en effet, [https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Staline Staline] prend définitivement le pouvoir à la tête du parti russe et de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_communiste l'Internationale communiste] après avoir éliminé [https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Boukharine Boukharine], qui l'avait aidé lui-même à éliminer [https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Trotski Trotski]. Il a brutalement imposé un changement de ligne :  le « front unique », politique de rassemblement, est abandonné au profit de la tactique « classe contre classe », laquelle est sensée opposer le prolétariat, seul, à toutes les autres forces politiques. La sociale démocratie est désormais mise sur le même plan que le fascisme en pleine ascension. Cette politique, imposée sans ménagement au parti italien, rompt avec la ligne gramscienne adoptée par celui-ci lors de son [[Les « Thèses de Lyon »|congrès de Lyon]]en 1926. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Palmiro_Togliatti Togliatti], longtemps le dirigeant le plus  proche de Gramsci avant l'arrestation de celui-ci, s'aligne. Les convulsions provoquées au sein de la direction du parti italien conduisent à une série d'expulsions : [https://fr.wikipedia.org/wiki/Angelo_Tasca Tasca], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Amadeo_Bordiga Bordiga], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ignazio_Silone Silone]… Gramsci, en prison, maintient, contre la nouvelle orientation imposée par Staline, ses positions et son analyse de la société italienne ; son mot d'ordre est l'Assemblée constituante et la lutte pour le retour aux libertés démocratiques « bourgeoises », à l'opposé de la dénonciation du « social fascisme » voulue par le [https://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_communiste Komintern]. Il développe ses idées auprès de ses camarades incarcérés comme lui à Turi. Les discussions dégénèrent, Gramsci est accusé de trotskisme et d'opportunisme, il rompt toutes relations et s'isole.
en 1926. [https://fr.wikipedia.org/wiki/Palmiro_Togliatti Togliatti], longtemps le dirigeant le plus  proche de Gramsci avant son arrestation, s'aligne. Les convulsions provoquées au sein de la direction du parti italien conduisent à une série d'expulsions : [https://fr.wikipedia.org/wiki/Angelo_Tasca Tasca], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Amadeo_Bordiga Bordiga], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ignazio_Silone Silone]… Gramsci, en prison, maintient, contre la nouvelle orientation imposée par Staline, ses positions et son analyse de la société italienne ; son mot d'ordre est l'Assemblée constituante et la lutte pour le retour aux libertés démocratiques « bourgeoises », à l'opposé de la dénonciation du « social fascisme » voulue par le [https://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_communiste Komintern]. Il développe ses idées auprès de ses camarades incarcérés comme lui à Turi. Les discussions dégénèrent, Gramsci est accusé de trotskisme et d'opportunisme, il rompt toutes relations et s'isole.
 
  
En réalité, les soupçons à son égard remontent a octobre 1926, juste avant son arrestation. Alors que la lutte au sein de la direction du PCUS s’intensifie, Gramsci, en tant que secrétaire du Pcd'I, adresse au bureau politique du parti soviétique [[La lettre du Bureau politique italien au Comité central du Parti communiste russe (14 octobre 1926)| une lettre]] au ton particulièrement grave, rappelant les « camarades russes » à leur responsabilité historique et les mettant en garde contre les méthodes de direction qu'ils adoptent, lesquelles rompent, selon lui, avec la dynamique existant du vivant de Lénine. La lettre de Gramsci, qui devait être transmise par l'intermédiaire de Togliatti, alors représentant du Pcd'I à l'exécutif du Komintern, est retenue par celui-ci qui, dans le contexte des luttes entre les dirigeants soviétiques, la juge inopportune. Les relations personnelles de Gramsci avec Togliatti sont sérieusement affectées par l’incident et il sera dès lors considéré comme peu sûr par le cercle stalinien au pouvoir.
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En réalité, les soupçons à son égard remontent a octobre 1926, juste avant son arrestation. Alors que la lutte au sein de la direction du Parti communiste d'URSS s’intensifie, Gramsci, en tant que secrétaire du Parti communiste d'Italie, adresse au bureau politique du parti soviétique [[La lettre du Bureau politique italien au Comité central du Parti communiste russe (14 octobre 1926)| une lettre]] au ton particulièrement grave, rappelant les « camarades russes » à leur responsabilité historique et les mettant en garde contre les méthodes de direction qu'ils adoptent, lesquelles rompent, selon lui, avec la dynamique existant du vivant de Lénine. La lettre de Gramsci, qui devait être transmise par l'intermédiaire de Togliatti, alors représentant du Pcd'I à l'exécutif du Komintern, est retenue par celui-ci qui, dans le contexte des luttes entre les dirigeants soviétiques, la juge inopportune. Les relations personnelles de Gramsci avec Togliatti sont sérieusement affectées par l’incident et il sera dès lors considéré comme peu sûr par le cercle stalinien au pouvoir.
  
C'est dans ce climat qu'a lieu la mise à l'écart de Gramsci à Turi. Il va alors nourrir le soupçon que tous les efforts ne sont pas faits, que ce soit par le Komintern, via le gouvernement soviétique, ou par le parti italien, pour obtenir sa libération. Il ira jusqu'à soupçonner une sorte de conjuration visant à le laisser en prison. Cette dimension de sa biographie a donné lieu à une vive controverse, qui n’est pas éteinte, entre spécialistes. Quoiqu’il en soit, Gramsci a eu le sentiment d'être, à tout le moins, instrumentalisé par ses propres amis, par ses proches, et réduit à la plus complète impuissance, à la plus totale dépendance d'autrui pour ce qui concernait son propre sort.
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C'est dans ce climat qu'a lieu la mise à l'écart de Gramsci à Turi. Il va alors nourrir le soupçon que tous les efforts ne sont pas faits, que ce soit par le Komintern, via le gouvernement soviétique, ou par le parti italien, pour obtenir sa libération. Il ira jusqu'à soupçonner une sorte de conjuration visant à le laisser en prison. Cette dimension de sa biographie a donné lieu à une vive controverse, qui n’est pas éteinte, entre spécialistes. Quoi qu’il en soit, Gramsci a eu le sentiment d'être, à tout le moins, instrumentalisé par ses propres amis, par ses proches, et réduit à la plus complète impuissance, à la plus totale dépendance d'autrui pour ce qui concernait son propre sort.
  
Gramsci, enfin, on le sait, était gravement malade. Il souffrait du [https://fr.wikipedia.org/wiki/Mal_de_Pott « mal de Pott »], une tuberculose osseuse contractée dans sa petite enfance et jamais soignée, ni même, si ce n'est très tardivement, diagnostiquée. Il devait à cette maladie son physique chétif et son dos déformé. En prison, son état s’aggrave : il fait de l'hypertension, il souffre de terribles maux de tête, d'insomnies, de problèmes digestifs causés par la perte de ses dents… En août 1931 il fait une première crise d’hémoptysie, et son état ne cessera d'empirer jusqu'à la grave « attaque » de mars 1933, suivie d'hallucinations et de délire. Gramsci voit ainsi son état s'aggraver, ses forces lui manquer et craint d'être rejoint par la mort avant la fin de sa peine. Il vit douloureusement l'échec des diverses tentatives faites pour obtenir sa libération.
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Gramsci, enfin, on le sait, était gravement malade. Il souffrait du [https://fr.wikipedia.org/wiki/Mal_de_Pott « mal de Pott »], une tuberculose osseuse contractée dans sa petite enfance et jamais soignée, ni même, si ce n'est très tardivement, diagnostiquée. Il devait à cette maladie son physique chétif et son dos déformé. En prison, son état s’aggrave : il fait de l'hypertension, il souffre de terribles maux de tête, d'insomnies, de problèmes digestifs… En août 1931 il fait une crise d’hémoptysie, et son état ne cessera d'empirer jusqu'à la grave « attaque », suivie d'hallucinations et de délire, qui le frappe en mars 1933. Gramsci voit ainsi son état s'aggraver, ses forces lui manquer et craint d'être rejoint par la mort avant la fin de sa peine. Il vit douloureusement l'échec des diverses tentatives faites pour obtenir sa libération.
  
Pendant tout ce temps, pourtant, il travaille. Mais il ne sait évidemment pas ce que sera la fortune de ces Cahiers de prison. Seront-ils jamais lus par d'autres que Tania, Sraffa, Togliatti et quelques amis ou adversaires, dont, du reste, il ne sait pas s'ils les comprendront ? Gramsci a écrit ses Cahiers dans l'incertitude totale de ce que serait leur destin ; tout ce travail, qui l’épuise, a-t-il un sens ?
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Pendant tout ce temps, pourtant, il travaille. Mais il ne sait évidemment pas ce que sera la fortune de ces ''Cahiers de prison'' qu'il rédige sur des cahiers d'écolier. Seront-ils jamais lus par d'autres que Tania, Sraffa, Togliatti et quelques amis ou adversaires, dont, du reste, il ne sait pas s'ils les comprendront ? Gramsci a écrit ses ''Cahiers'' dans l'incertitude totale de ce que serait leur destin ; tout ce travail, qui l’épuise, a-t-il un sens ?
  
 
Il n’en a pas moins continué parce qu'il avait, au fond, une vocation de savant, de chercheur, parce qu'il était poussé par un désir personnel de comprendre, parce qu'il était amoureux de l'effort même de la recherche, et aussi parce qu'au pessimisme de la raison, il opposait, par position morale, l'optimisme de la volonté. Que tout soit perdu ne peut pas, ne doit pas, pour Gramsci, conduire à l'inaction, à l'abandon de soi-même au destin. Dans sa conception de l'existence, agir est d'abord un principe moral, indépendant des circonstances, indépendant de la réussite comme de l'échec.
 
Il n’en a pas moins continué parce qu'il avait, au fond, une vocation de savant, de chercheur, parce qu'il était poussé par un désir personnel de comprendre, parce qu'il était amoureux de l'effort même de la recherche, et aussi parce qu'au pessimisme de la raison, il opposait, par position morale, l'optimisme de la volonté. Que tout soit perdu ne peut pas, ne doit pas, pour Gramsci, conduire à l'inaction, à l'abandon de soi-même au destin. Dans sa conception de l'existence, agir est d'abord un principe moral, indépendant des circonstances, indépendant de la réussite comme de l'échec.
  
Aussi bien peut-on dire aujourd'hui, en repensant au propos du procureur Isgrò qui déclarait, lors du procès de 1928, qu'il fallait « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans », que  c'est précisément, ironie de l'histoire, son emprisonnement qui permit à Gramsci de faire fonctionner son cerveau de telle sorte qu'il soit devenu l'auteur italien du 20e siècle le plus lu et le plus commenté hors d'Italie. Mais n'oublions pas ce que cette « victoire » posthume lui a coûté : l'épreuve du vrai désespoir.
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Aussi bien peut-on dire aujourd'hui, en repensant au propos du procureur Isgrò qui déclarait, lors du procès de 1928, qu'il fallait « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », que  c'est précisément, ironie de l'histoire, son emprisonnement qui permit à Gramsci de faire fonctionner son cerveau de telle sorte qu'il soit devenu l'auteur italien du 20e siècle le plus lu et le plus commenté hors d'Italie. Mais n'oublions pas ce que cette « victoire » posthume lui a coûté : l'épreuve du vrai désespoir.

Version actuelle datée du 29 novembre 2024 à 16:46

Lorsqu'il est arrêté, le 8 novembre 1926, Gramsci, qui est toujours député, peut espérer être libéré assez rapidement, comme cela s'était produit dans d'autres cas semblables, pour d’autres dirigeants de son parti. Mais, fin novembre, il est envoyé en exil pour cinq ans à Ustica.

Il peut, cependant, compter encore sur les efforts qui doivent être faits, au niveau diplomatique, pour obtenir sa libération à travers une procédure d'échange de prisonniers entre l'Italie et l'URSS. Mais, après seulement deux mois de séjour à Ustica, une nouvelle inculpation est prononcée contre lui et il est transféré à Milan (dans des conditions épouvantables : le voyage dure trois semaines) pour être jugé par le tribunal spécial. Il sait alors qu'une libération par la voie diplomatique sera difficile e qu’il doit se préparer à un séjour prolongé en prison : cinq ans ? Dix ans ?

C'est à vingt ans, quatre mois et cinq jours « réclusion » qu'il sera condamné le 4 juin 1928... En moins de deux ans, son existence et son avenir personnel ont été complètement bouleversés.

Gramsci, jusque là, n'avait pu vivre avec sa femme Giulia Schucht[1] et son fils Delio que quelques mois à Rome, de l'automne 1925 au début de l'été 1926. Son second fils Giuliano était né le 30 août 1926 à Moscou, où Giulia était rentrée pour accoucher. Gramsci, arrêté avant d'avoir pu voir son fils, sait désormais qu'il ne vivra pas avec ses enfants. Il compte cependant encore sur les visites que sa femme et ses fils pourront lui faire à Turi, près de Bari, où il est incarcéré.

Mais Giulia ne viendra pas. L'arrestation de Gramsci l'a plongée dans une profonde dépression. Sa correspondance se fera décousue et bientôt rare, ce qui plonge Gramsci lui-même dans l'inquiétude et accroît le sentiment de frustration qu'il éprouve à l’égard de cette famille qu'il avait commencé à construire au milieu du chantier de la révolution d'octobre. A la fin de 1930, il apprendra par Tania, sa belle sœur installée en Italie et qui joue auprès de lui le rôle qu'il attendait de Giulia, que, si cette dernière n'est pas venue en Italie et lui écrit si peu, c'est aussi à cause de l'hostilité envers lui de l'autre sœur, Eugenia. Hostilité où se mêle le ressentiment personnel – Gramsci l'avait, semble-t-il, quittée, en 1923, pour Giulia – et les bouleversements politiques dans lesquels tous sont entraînés. Giulia est prise entre son mari, sa famille et la révolution.

Julia Schucht et les fils de Gramsci. Copyright Corriere della Sera

En 1929, en effet, Staline prend définitivement le pouvoir à la tête du parti russe et de l'Internationale communiste après avoir éliminé Boukharine, qui l'avait aidé lui-même à éliminer Trotski. Il a brutalement imposé un changement de ligne : le « front unique », politique de rassemblement, est abandonné au profit de la tactique « classe contre classe », laquelle est sensée opposer le prolétariat, seul, à toutes les autres forces politiques. La sociale démocratie est désormais mise sur le même plan que le fascisme en pleine ascension. Cette politique, imposée sans ménagement au parti italien, rompt avec la ligne gramscienne adoptée par celui-ci lors de son congrès de Lyonen 1926. Togliatti, longtemps le dirigeant le plus proche de Gramsci avant l'arrestation de celui-ci, s'aligne. Les convulsions provoquées au sein de la direction du parti italien conduisent à une série d'expulsions : Tasca, Bordiga, Silone… Gramsci, en prison, maintient, contre la nouvelle orientation imposée par Staline, ses positions et son analyse de la société italienne ; son mot d'ordre est l'Assemblée constituante et la lutte pour le retour aux libertés démocratiques « bourgeoises », à l'opposé de la dénonciation du « social fascisme » voulue par le Komintern. Il développe ses idées auprès de ses camarades incarcérés comme lui à Turi. Les discussions dégénèrent, Gramsci est accusé de trotskisme et d'opportunisme, il rompt toutes relations et s'isole.

En réalité, les soupçons à son égard remontent a octobre 1926, juste avant son arrestation. Alors que la lutte au sein de la direction du Parti communiste d'URSS s’intensifie, Gramsci, en tant que secrétaire du Parti communiste d'Italie, adresse au bureau politique du parti soviétique une lettre au ton particulièrement grave, rappelant les « camarades russes » à leur responsabilité historique et les mettant en garde contre les méthodes de direction qu'ils adoptent, lesquelles rompent, selon lui, avec la dynamique existant du vivant de Lénine. La lettre de Gramsci, qui devait être transmise par l'intermédiaire de Togliatti, alors représentant du Pcd'I à l'exécutif du Komintern, est retenue par celui-ci qui, dans le contexte des luttes entre les dirigeants soviétiques, la juge inopportune. Les relations personnelles de Gramsci avec Togliatti sont sérieusement affectées par l’incident et il sera dès lors considéré comme peu sûr par le cercle stalinien au pouvoir.

C'est dans ce climat qu'a lieu la mise à l'écart de Gramsci à Turi. Il va alors nourrir le soupçon que tous les efforts ne sont pas faits, que ce soit par le Komintern, via le gouvernement soviétique, ou par le parti italien, pour obtenir sa libération. Il ira jusqu'à soupçonner une sorte de conjuration visant à le laisser en prison. Cette dimension de sa biographie a donné lieu à une vive controverse, qui n’est pas éteinte, entre spécialistes. Quoi qu’il en soit, Gramsci a eu le sentiment d'être, à tout le moins, instrumentalisé par ses propres amis, par ses proches, et réduit à la plus complète impuissance, à la plus totale dépendance d'autrui pour ce qui concernait son propre sort.

Gramsci, enfin, on le sait, était gravement malade. Il souffrait du « mal de Pott », une tuberculose osseuse contractée dans sa petite enfance et jamais soignée, ni même, si ce n'est très tardivement, diagnostiquée. Il devait à cette maladie son physique chétif et son dos déformé. En prison, son état s’aggrave : il fait de l'hypertension, il souffre de terribles maux de tête, d'insomnies, de problèmes digestifs… En août 1931 il fait une crise d’hémoptysie, et son état ne cessera d'empirer jusqu'à la grave « attaque », suivie d'hallucinations et de délire, qui le frappe en mars 1933. Gramsci voit ainsi son état s'aggraver, ses forces lui manquer et craint d'être rejoint par la mort avant la fin de sa peine. Il vit douloureusement l'échec des diverses tentatives faites pour obtenir sa libération.

Pendant tout ce temps, pourtant, il travaille. Mais il ne sait évidemment pas ce que sera la fortune de ces Cahiers de prison qu'il rédige sur des cahiers d'écolier. Seront-ils jamais lus par d'autres que Tania, Sraffa, Togliatti et quelques amis ou adversaires, dont, du reste, il ne sait pas s'ils les comprendront ? Gramsci a écrit ses Cahiers dans l'incertitude totale de ce que serait leur destin ; tout ce travail, qui l’épuise, a-t-il un sens ?

Il n’en a pas moins continué parce qu'il avait, au fond, une vocation de savant, de chercheur, parce qu'il était poussé par un désir personnel de comprendre, parce qu'il était amoureux de l'effort même de la recherche, et aussi parce qu'au pessimisme de la raison, il opposait, par position morale, l'optimisme de la volonté. Que tout soit perdu ne peut pas, ne doit pas, pour Gramsci, conduire à l'inaction, à l'abandon de soi-même au destin. Dans sa conception de l'existence, agir est d'abord un principe moral, indépendant des circonstances, indépendant de la réussite comme de l'échec.

Aussi bien peut-on dire aujourd'hui, en repensant au propos du procureur Isgrò qui déclarait, lors du procès de 1928, qu'il fallait « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », que c'est précisément, ironie de l'histoire, son emprisonnement qui permit à Gramsci de faire fonctionner son cerveau de telle sorte qu'il soit devenu l'auteur italien du 20e siècle le plus lu et le plus commenté hors d'Italie. Mais n'oublions pas ce que cette « victoire » posthume lui a coûté : l'épreuve du vrai désespoir.

  1. Sur la famille Schucht, voir Tatiana Schucht