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L'« onorevole » Gramsci

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Intervention de Gramsci à la Chambre des députés le 16 mai 1925 à propos de la loi contre la Franc-maçonnerie. Il s’agit du seul discours prononcé par Gramsci à la Chambre en tant que député.

Président :

La parole est à l’onorevole Gramsci.

Gramsci :

Le projet de loi contre les sociétés secrètes a été présenté à la Chambre comme un projet de loi contre la Franc-maçonnerie ; il s’agit du premier acte réel du fascisme pour affirmer ce que le Parti fasciste appelle sa révolution. Nous, comme Parti communiste, nous voulons rechercher, non seulement le pourquoi de la présentation du projet de loi contre les organisations en général, mais également pourquoi le Parti fasciste a présenté cette loi comme dirigée principalement contre la Franc-maçonnerie.

Nous avons été parmi ceux, peu nombreux, qui ont pris le fascisme au sérieux, déjà quand il semblait que le fascisme n’était qu’une farce sanglante, quand on ne répétait autour du fascisme que les lieux communs sur la « psychose de guerre », quand tous les partis cherchaient à endormir la population travailleuse en présentant le fascisme comme un phénomène superficiel, de très courte durée.

En novembre 1920, nous avons prévu que le fascisme allait arriver au pouvoir – chose alors inconcevable pour les fascistes eux-mêmes- si la classe ouvrière n’arrivait pas à freiner à temps, avec les armes, son avancée sanglante.

Le fascisme affirme donc aujourd’hui pratiquement vouloir « conquérir l’État ». Que signifie cette expression désormais devenue lieu commun ? Et quelle signification a, en ce sens, la lutte contre la Franc-maçonnerie ?

Puisque nous pensons que cette phase de la « conquête fasciste » est une des plus importantes qu’ait traversé l’État italien, et par là qu’elle nous concerne, nous qui savons que nous représentons les intérêts de la grande majorité du peuple italien, les ouvriers et les paysans, nous croyons qu’une analyse, même rapide, de la question est nécessaire.

Qu’est-ce que la Franc-maçonnerie ? Vous avez fait beaucoup de discours sur la signification spirituelle, sur les courants idéologiques qu’elle représente, etc., mais tout cela, ce sont des formes d’expression dont vous vous servez seulement pour vous tromper réciproquement, tout en sachant que vous le faites.

La Franc-maçonnerie, étant donnée la façon dont s’est constituée l’unité de l’Italie, étant donné la faiblesse initiale de la bourgeoisie capitaliste italienne, [la Franc-maçonnerie] a été le seul parti réel et efficace que la classe bourgeoise a eu pendant longtemps. Il ne faut pas oublier qu’un peu moins de vingt ans après l’entrée à Rome des Piémontais, le Parlement a été dissous et le corps électoral a été réduit, d’environ trois millions d’électeurs, à huit cent mille.

[Cette mesure] a été l’aveu explicite, de la part de la bourgeoisie, qu’elle était une infime minorité de la population, si, après vingt ans d’unité, elle a été contrainte de recourir aux moyens les plus extrêmes d’une dictature pour se maintenir au pouvoir, pour écraser ses ennemis de classe, qui étaient les ennemis de l’État unitaire.

Qui étaient ces ennemis ? C’était principalement le Vatican, c’était les jésuites, et il faut rappeler à l’ onorevole Martire qu’à côté des jésuites qui revêtent la soutane, il y a les jésuites laïques, qui eux n’ont aucun signe spécial pour indiquer leur ordre religieux.

Dans les premières années qui ont suivi la fondation du royaume, les jésuites ont déclaré explicitement, dans toute une série d’articles publiés par Civiltà cattolica, quel était le programme politique du Vatican et des classes qui représentaient alors le Vatican, c’est-à-dire les vieilles classes semi-féodales, de tendance bourbonienne dans le Midi, ou de tendance autrichienne en Lombardie-Vénétie, des forces sociales très nombreuses que la bourgeoisie capitaliste n’a jamais réussi à contenir, bien qu’elle représentait elle-même un progrès et un principe révolutionnaire. Les jésuites de la Civiltà cattolica, et donc le Vatican, indiquaient comme but de leur politique, en premier lieu, le sabotage de l’État unitaire, à travers l’abstention parlementaire, à travers les obstacles mis à toutes les activités de l’État libéral qui pouvaient corrompre et détruire l’ordre ancien ; en second lieu, la création d’une armée de réserve rurale à opposer à l’avancée du prolétariat, puisque, dès 1871, les jésuites prévoyaient que sur le terrain de la démocratie libérale allait naître le mouvement prolétaire, qu’allait se développer un mouvement révolutionnaire.

L’ onorevole Martire a déclaré aujourd’hui que l’unité spirituelle de la nation italienne a été enfin atteinte, aux dépens de la Franc-maçonnerie.

Puisque la Franc-maçonnerie a représenté en Italie l’idéologie et l’organisation réelle de la classe bourgeoise capitaliste, qui est contre la Franc-maçonnerie est contre le libéralisme, contre la tradition politique de la bourgeoisie italienne. Les classes rurales qui, dans le passé, étaient représentées par le Vatican, le sont aujourd’hui principalement par le fascisme ; il est logique par conséquent que le fascisme ait remplacé le Vatican et les jésuites dans la tâche historique par laquelle les classes les plus arriérées de la population mettent sous leur contrôle la classe qui a été progressiste dans le développement de la civilisation ; voilà la signification de l’unité spirituelle atteinte par la nation italienne, qui aurait été un phénomène de progrès il y a cinquante ans, et, aujourd’hui, est au contraire le phénomène le plus important de régression…

[Interruptions]

La bourgeoisie industrielle n’a pas été capable de freiner le mouvement ouvrier, elle n’a été capable de contrôler ni le mouvement ouvrier, ni le mouvement rural révolutionnaire. Le premier mot d’ordre instinctif et spontané du fascisme, après l’occupation des usines, a donc été celui -ci : « Les ruraux contrôleront la bourgeoisie urbaine qui ne sait pas se montrer forte contre les ouvriers ».

Si je ne me trompe pas, onorevole Mussolini, votre thèse alors n’était pas celle-là, et entre le fascisme rural et le fascisme urbain, vous disiez préférer le fascisme urbain…

Mussolini, président du Conseil des ministres :

Je dois vous interrompre pour vous rappeler le grand éloge du fascisme rural que j’ai fait dans un article de 1921-1922.

Gramsci :

Mais cela n’est pas un phénomène purement italien, même si c’est en Italie qu’il a eu, du fait de la plus grande faiblesse du capitalisme, le plus grand développement ; c’est un phénomène européen et mondial, d’extrême importance pour comprendre la crise générale de l’après-guerre, que ce soit dans le domaine de l’activité pratique ou celui des idées et de la culture. L’élection de Hindenburg en Allemagne, la victoire des conservateurs en Angleterre avec la liquidation de leurs partis libéraux démocratiques respectifs, sont le pendant du mouvement fasciste italien ; les vieilles forces sociales, à l’origine anticapitalistes, coordonnées au capitalisme, mais pas complètement absorbées par lui, ont pris l’avantage dans l’organisation des États, portant dans l’activité réactionnaire tout le fond de férocité et de décision impitoyable qui a toujours été le leur ; mais, en substance, nous avons un phénomène de régression historique qui n’est pas et ne sera pas sans conséquence sur le développement de la révolution prolétarienne.

Examinée sur ce terrain, l’actuelle loi contre les associations sera-t’elle une force ou est-elle au contraire destinée à être absolument irritante et vaine ? Correspondra-t’elle à la réalité, pourra-t’elle être le moyen d’une stabilisation du régime capitaliste ou sera-t’elle un nouvel instrument perfectionné fourni à la police pour arrêter Pierre, Paul ou Jacques ?… Le problème, par conséquent, est celui-ci : la situation du capitalisme en Italie s’est-elle renforcée ou affaiblie après la guerre, avec le fascisme ? Quelles étaient les faiblesses de la bourgeoisie capitaliste italienne avant la guerre, faiblesses qui ont conduit à la création de ce système politique maçonnique particulier qui existait en Italie ? Et qui a eu son développement le plus important dans le giolittisme ? Les principales faiblesses de la vie nationale italienne étaient, en premier lieu, le manque de matières premières, c’est-à-dire l’impossibilité de la bourgeoisie à créer en Italie une industrie qui ait ses racines profondes dans le pays et qui puisse se développer de manière progressive, en absorbant l’afflux de main d’oeuvre. En second lieu, l’absence de colonies liées à la mère patrie, donc l’impossibilité pour la bourgeoisie de créer une aristocratie ouvrière qui puisse en permanence être alliée à la bourgeoisie elle-même. Troisièmement, la question méridionale, c’est-à-dire la question des paysans, étroitement liée au problème de l’émigration, qui est la preuve de l’incapacité de la bourgeoisie italienne à maintenir… [Interruptions]

Mussolini :

Les allemands aussi ont émigré par millions.

Gramsci :

La signification de l’émigration en masse des travailleurs est celle-ci : le système capitaliste, qui est le système prédominant, n’est pas en mesure d’assurer la nourriture, le logement et le vêtement à la population, et une part non petite de cette population est obligée d’émigrer…

Rossoni :

Donc la nation doit s’étendre dans l’intérêt du prolétariat.

Gramsci :

Nous avons notre conception de l’impérialisme et du phénomène colonial, selon laquelle ceux-ci sont avant tout une exportation de capital financier. Jusque là l’« impérialisme » italien a consisté en ceci : l’ouvrier italien émigré travaille au profit des capitalistes des autres pays, c’est-à-dire que, jusque là, l’Italie n’a été qu’un moyen de l’expansion du capital financier non italien. Vous, vous avez toujours plein la bouche des affirmations les plus puériles d’une prétendue supériorité démographique de l’Italie sur les autres pays ; vous dites toujours, par exemple, que l’Italie, démographiquement, est supérieure à la France. C’est une question que seules les statistiques peuvent résoudre de façon indiscutable et il m’arrive de m’occuper de statistiques ; une statistique publiée dans l’après-guerre, jamais démentie, et qui ne peut être démentie, affirme que l’Italie d’avant la guerre du point de vue démographique se trouvait déjà dans la même situation que la France après la guerre ; cela est du au fait que l’émigration éloigne du territoire national une telle masse de population masculine, active du point de vue de la production, que les rapports démographiques deviennent catastrophiques. Sur le territoire national restent les anciens, les femmes, les enfants, les invalides, c’est-à-dire la partie de la population passive qui pèse sur la population travailleuse dans une mesure supérieure à n’importe quel autre pays, y compris la France. C’est cela la faiblesse fondamentale du système capitaliste italien, qui fait que le capitalisme italien est destiné à disparaître d’autant plus rapidement que le système capitaliste mondial ne fonctionne plus pour absorber l’émigration italienne, pour exploiter le travail italien, que notre capitalisme est impuissant à encadrer.

Comment les partis bourgeois, la Franc-maçonnerie ont-ils cherché à résoudre ces problèmes ? Nous connaissons, dans l’histoire italienne des derniers temps, deux plans politiques de la bourgeoisie pour résoudre la question du gouvernement du peuple italien. Nous avons eu la pratique giolittienne, le collaborationnisme du socialisme italien avec le giolittisme, c’est-à-dire la tentative d’établir une alliance de la bourgeoisie industrielle avec une certaine aristocratie ouvrière septentrionale pour opprimer, pour soumettre à cette formation bourgeoise-industrielle la masse des paysans italiens, spécialement dans le Mezzogiorno. Le programme n’a pas eu de succès. En Italie septentrionale se constitue, en effet, une coalition bourgeoise-prolétaire à travers la collaboration parlementaire et la politique des travaux publics pour les coopératives ; en Italie méridionale on corrompt la couche dirigeante et on domine les masses avec les « mazzieri » [les trafiquants]… [interruptions du député Greco]. Vous, les fascistes, vous êtes les principaux artisans de l’échec de ce plan politique, du fait que vous avez nivelé dans la même misère l’aristocratie ouvrière et les paysans pauvres de toute l’Italie. Nous avons eu le programme que nous pouvons appeler du Corriere della Sera, journal qui représente une force non indifférente de la politique nationale ; 800 000 lecteurs constituent eux aussi un parti.

Voix :

Moins…

Mussolini :

La moitié ! Et les lecteurs des journaux ne comptent pas. Ils n’ont jamais fait une révolution. Les lecteurs des journaux ont régulièrement tort !

Gramsci :

Le Corriere della Sera ne veut pas faire la révolution.

Farinacci :

L’Unità non plus !

Gramsci :

Le Corriere della Sera a soutenu systématiquement tous les hommes politiques du Mezzogiorno, de Salandra à Orlando, à Nitti, à Amendola ; face à la solution giolittienne, qui opprime non seulement des classes, mais jusqu’à des territoires entiers, comme le Mezzogiorno et les îles, [solution] aussi dangereuse que l’actuel fascisme pour l’unité matérielle même de l’État italien, le Corriere della Sera a toujours soutenu une alliance entre les industriels du nord et une vague démocratie rurale principalement méridionale, sur le terrain du libre échange. L’une et l’autre solution tendaient essentiellement à donner à l’État italien une plus large base que celle d’origine, elles tendaient à développer les « conquêtes » du Risorgimento.

Qu’est-ce que les fascistes opposent à ces solutions ? Ils opposent aujourd’hui cette loi présentée comme s’opposant à la Franc-maçonnerie ; ils disent vouloir, ainsi, conquérir l’État. En réalité, le fascisme lutte contre la seule force organisée efficacement que la bourgeoisie avait en Italie, pour la supplanter dans l’occupation des postes que l’État donne à ses fonctionnaires. La révolution fasciste est seulement le remplacement d’un personnel administratif par un autre.

Mussolini :

D’une classe par une autre, comme c’est arrivé en Russie, comme cela se produit normalement dans toutes les révolutions, comme nous le ferons méthodiquement ! [Approbations]

Gramsci :

N’est une révolution que celle qui s’appuie sur une nouvelle classe. Le fascisme ne s’appuie sur aucune classe qui n’était pas déjà au pouvoir…

Mussolini :

Mais si une grande partie des capitalistes sont contre nous, si je vous cite de très grands capitalistes qui votent contre nous, qui sont dans l’opposition : les Motta, les Conti…

Farinacci :

Et ils subventionnent les journaux subversifs !

Mussolini :

La grande banque n’est pas fasciste, vous le savez ! [Commentaires]

Gramsci :

La réalité est donc que la loi contre la Franc-maçonnerie n’est pas principalement contre la Franc-maçonnerie, avec les maçons, le fascisme arrivera facilement à un compromis.

Mussolini :

Les fascistes ont brûlé les loges maçonniques avant de faire la loi ! Il n’y a donc pas besoin d’accommodements.

Gramsci :

A l’égard de la Franc-maçonnerie, le fascisme applique, en l’intensifiant, la même tactique qu’il a appliquée à tous les partis bourgeois non fascistes : dans un premier temps il a créé un noyau fasciste dans ces partis ; dans un second temps il a essayé d’extraire des autres partis les forces les meilleures dont il avait besoin, puisqu’il n’avait pas réussi à obtenir le monopole comme il se le proposait…

Farinacci :

Et vous dites que nous sommes stupides ?

Gramsci :

C’est seulement si vous étiez capables de résoudre les problèmes de la situation italienne que vous ne seriez pas stupides…

Mussolini :

Nous les résoudrons. Nous en avons déjà résolu beaucoup.

Gramsci :

Le fascisme n’a pas complètement réussi à réaliser l’absorption de tous les partis dans sa propre organisation. Avec la Franc-maçonnerie il a employé la tactique du noyautage [en français dans le texte], puis le système terroriste de l’incendie des loges, et enfin il emploie aujourd’hui l’action législative grâce à laquelle certaines personnalités de la grande banque et de la haute bureaucratie finiront par se ranger du côté des dominants pour ne pas perdre leur place ; mais avec la Franc-maçonnerie, le gouvernement fasciste devra en venir à un compromis. Comment fait-on quand un ennemi est fort ? On lui casse d’abord les jambes, puis on fait le compromis dans des conditions de supériorité évidente.

Mussolini :

On lui brise d’abord les côtes, puis on le fait prisonnier, comme vous avez fait en Russie ! Vous avez fait vos prisonniers et vous les gardez et ils vous servent ! [Commentaires]

Gramsci :

Faire des prisonniers signifie précisément faire le compromis : c’est pourquoi nous disons qu’en réalité la loi est faite spécialement contre les organisations ouvrières. Nous demandons pourquoi depuis plusieurs mois, et sans que le parti communiste ait été déclaré association criminelle, les carabiniers arrêtent nos camarades chaque fois qu’ils les trouvent réunis au nombre d’au moins trois…

Mussolini :

Nous faisons ce que vous faites en Russie…

Gramsci :

En Russie il y a des lois qui sont observées : vous, vous avez vos lois…

Mussolini :

Vous, vous faites des rafles formidables. Et vous faites très bien ! [On rit]

Gramsci :

En réalité, l’appareil policier de l’État considère déjà le Parti communiste comme une organisation secrète.

Mussolini :

Ce n’est pas vrai !

Gramsci :

En attendant on arrête sans aucun chef d’accusation spécifique qui que ce soit qui est trouvé dans une réunion de trois personnes, seulement parce que communiste, et on le jette en prison.

Mussolini :

Mais ils sont vite libérés. Combien y en-a-t’il en prison ? Nous les pêchons simplement pour les connaître !

Gramsci :

C’est une forme de persécution systématique, qui anticipe et justifiera l’application de la nouvelle loi. La fascisme adopte les mêmes systèmes que le gouvernement Giolitti. Vous faites comme faisaient dans le Mezzogiorno les « mazzieri » de Giolitti qui arrêtaient les électeurs d’opposition… pour les connaître.

Une voix :

Il y a eu un seul cas. Vous ne connaissez pas le Midi.

Gramsci :

Je suis méridional !

Mussolini :

À propos de violences électorales, je vous rappelle un article de Bordiga qui les justifie pleinement !

Greco Paolo :

Vous, onorevole Gramsci, vous ne l’avez pas lu cet article.

Gramsci :

Pas les violences fascistes, les nôtres. [Bruits, interruptions] Nous sommes sûrs de représenter la majorité de la population, de représenter les intérêts essentiels de la majorité du peuple italien ; par là, la violence prolétaire est progressiste et elle ne peut pas être systématique. Votre violence est systématique et systématiquement arbitraire parce que vous représentez une minorité destinée à disparaître [Interruptions] Nous devons dire à la population travailleuse ce qu’est votre gouvernement, comment se comporte votre gouvernement, pour l’organiser contre vous, pour la mettre en condition de vous battre. Il est très probable que nous aussi nous nous trouverons contraints d’utiliser vos mêmes systèmes, mais comme transition, de manière ponctuelle. [Bruits, interruptions] C’est sûr : adopter vos mêmes méthodes, avec la différence que vous représentez la minorité de la population alors que nous, nous représentons la majorité, [Bruits, interruptions].

Farinacci :

Mais alors pourquoi ne faites-vous pas la révolution ? Vous êtes destiné à faire la même fin que Bombacci ! On vous exclura du Parti !

Gramsci :

La bourgeoisie italienne quand elle a fait l’unité était une minorité de la population, mais comme elle représentait les intérêts de la majorité même si celle-ci ne la suivait pas, elle a pu se maintenir au pouvoir. Vous, vous avez vaincu avec les armes, mais vous n’avez aucun programme, vous ne représentez rien de nouveau et de progressiste. Vous avez seulement enseigné à l’avant-garde révolutionnaire que seules les armes, en dernière analyse, déterminent le succès des programmes et des non-programmes… [Interruptions, commentaires]

Président :

N’interrompez pas !

Gramsci :

Cette loi ne freinera nullement le mouvement que vous mêmes préparez dans le pays. Puisque la Franc-maçonnerie passera en masse au Parti fasciste et en constituera une tendance, il est clair qu’avec cette loi vous espérez empêcher le développement de grandes organisations ouvrières et paysannes. C’est cela la valeur réelle, la vraie signification de la loi. Certains fascistes se rappellent encore de manière nébuleuse les enseignements de leurs vieux maîtres, quand ils étaient révolutionnaires et socialistes, et croient qu’une classe ne peut rester telle en permanence et se développer jusqu’à la conquête du pouvoir sans avoir un parti et une organisation qui en reprend la partie la meilleure et la plus consciente. Il y a quelque chose de vrai, dans cette trouble perversion réactionnaire des enseignements marxistes. Il est certes très difficile qu’une classe puisse atteindre la solution des ses problèmes et la réalisation de ces fins qui sont inhérentes à son existence, et à la force générale de la société, sans qu’une avant-garde se constitue et conduise cette classe jusqu’à la réalisation de telles fins. Mais il n’est pas dit que cet énoncé soit toujours vrai, dans sa mécanicité extérieure au service de la réaction ! Cette loi est une loi qui concerne l’Italie, qui devra être appliquée en Italie, où la bourgeoisie n’a réussi d’aucune manière, et ne réussira jamais, à résoudre, en premier lieu, la question des paysans italiens, à résoudre la question de l’Italie méridionale. Ce n’est pas pour rien que cette loi est présentée en même temps que quelques projets concernant le redressement du Mezzogiorno.

Une voix :

Parlez de la Franc-maçonnerie.

Gramsci :

Vous voulez que je parle de la Franc-maçonnerie. Mais dans le titre de la loi il n’est même pas question de la Franc-maçonnerie, on parle seulement des organisations en général. En Italie le capitalisme a pu se développer dans la mesure où l’État a fait pression sur les populations paysannes, spécialement au Sud. Aujourd’hui, vous ressentez l’urgence de tels problèmes, c’est pourquoi vous promettez un milliard pour la Sardaigne, vous promettez des travaux publics et des centaines de millions à tout le Mezzogiorno ; Mais pour faire œuvre sérieuse et concrète, vous devriez commencer par restituer à la Sardaigne les 100-150 millions d’impôts que vous extorquez chaque année à la population sarde ! Vous devriez restituer au Mezzogiorno les centaines de millions d’impôts que vous extorquer chaque année à la population méridionale.

Mussolini :

Vous ne faites pas payer les impôts en Russie !…

Une voix :

Ils volent en Russie, ils ne paient pas les impôts !

Gramsci :

Ce n’est pas la question, cher collègue, qui devrait connaître au moins les rapports parlementaires qui existent dans les bibliothèques sur ces questions. Il ne s’agit pas du mécanisme bourgeois normal des impôts : il s’agit du fait que, chaque année, l’État extorque aux régions méridionales une somme d’impôts qu’il ne restitue d’aucune manière, ni avec des services d’aucune sorte…

Mussolini :

Ce n’est pas vrai.

Gramsci :

… des sommes que l’État extorque aux populations paysannes méridionales, pour donner une base au capitalisme de l’Italie septentrionale. [Interruptions, commentaires]. Sur ce terrain des contradictions du système capitaliste italien, se formera nécessairement, malgré toutes les lois répressives, malgré la difficulté à constituer de grandes organisations, l’union des ouvriers et des paysans contre l’ennemi commun. Vous fascistes, vous, gouvernement fasciste, malgré toute la démagogie de vos discours, vous n’avez pas surmonté cette contradiction qui était déjà radicale, vous l’avez même fait sentir plus durement aux classes et aux masses populaires. Vous avez agi dans cette situation selon les nécessités de cette situation. Vous avez ajouté de nouvelles couches de poussière à celles déjà accumulées par le développement de la société capitaliste et vous croyez supprimer avec une loi contre les organisations les effets les plus terribles de votre activité même. [Interruptions]. Telle est la question la plus importante dans la discussion de cette loi : vous pouvez “conquérir l’État“, vous pouvez modifier les codes, vous pouvez essayer d’empêcher les organisations d’exister dans la forme où elles ont existé jusque là ; vous ne pouvez pas prendre le dessus sur les conditions objectives où vous êtes contraints d’agir. Vous ne ferez que contraindre le prolétariat à rechercher une démarche différente de celle jusqu’à aujourd’hui la plus répandue sur le terrain de l’organisation de masse. Voilà ce que nous voulons dire au prolétariat et aux masses paysannes italiennes, depuis cette tribune : que les forces révolutionnaires italiennes ne se laisseront pas écraser, que votre sombre rêve ne réussira pas à se réaliser. [Interruptions]. Il est très difficile d’appliquer à une population de quarante millions d’habitants le système de gouvernement de Zankof. En Bulgarie, il y a quelques millions d’habitants et pourtant, malgré les aides de l’étranger, le gouvernement ne réussit pas à prendre le dessus sur la coalition du Parti communiste et des forces paysannes révolutionnaires, et en Italie il y a quarante millions d’habitants.

Mussolini :

Le Parti communiste a moins d’inscrits que ceux qu’a le Parti fasciste italien !

Gramsci :

Mais il représente la classe ouvrière.

Mussolini :

Il ne la représente pas !

Farinacci :

Il la trahit, il ne la représente pas.

Gramsci :

Votre soutien est obtenu avec la trique.

Farinacci :

Parle de Miglioli !

Gramsci :

Précisément. Le phénomène Miglioli a une grande importance justement dans le sens de ce que j’ai dit auparavant : que les masses paysannes également catholiques se dirigent vers la lutte révolutionnaire. Les journaux fascistes n’auraient pas non plus protesté contre Miglioli si le phénomène Miglioli n’avait pas cette grande importance, d’indiquer une nouvelle orientation des formes révolutionnaires qui dépend de votre pression sur les les classes travailleuses. Conclusion : la Franc-maçonnerie est la petite bannière qui sert à faire passer la marchandise réactionnaire antiprolétaire ! Ce n’est pas la Franc-maçonnerie qui vous importe ! La Franc-maçonnerie deviendra une aile du fascisme. La loi doit servir pour les ouvriers et pour les paysans, lesquels comprendront cela très bien par l’application qui en sera faite. A ces masses nous, nous voulons dire que vous ne réussirez pas à étouffer les manifestations d’organisation de leur vie de classe, parce que contre vous il y a tout le développement de la société italienne. [Interruptions]

Président :

Mais n’interrompez pas ! laissez parler ! Mais vous, onorevole Gramsci, vous n’avez pas parlé de la loi !

Grossoni :

La loi n’est pas contre les organisations !

Gramsci :

Onorevole Rossoni, elle est elle-même un comma de la loi contre les organisations. Les ouvriers et les citoyens doivent savoir que vous ne réussirez pas à empêcher que le mouvement révolutionnaire se renforce et se radicalise [Interruptions, bruits] Parce que cela seul représente aujourd’hui la situation de notre pays… [Interruptions]

Président :

Onorevole Gramsci, ce concept, vous l’avez répété trois ou quatre fois. Je vous en prie ! Nous ne sommes pas des jurés auxquels il faut répéter de nombreuses fois les mêmes choses !

Gramsci :

Il faut les répéter au contraire ; il faut que vous les entendiez jusqu’à la nausée. [Interruptions, bruits] Le mouvement révolutionnaire vaincra le fascisme. [Commentaires]