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La lettre de Gramsci à Togliatti (26 octobre 1926)

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Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999. http://www.lavocedellelotte.it/it/2017/06/08/carteggio-tra-gramsci-e-togliatti-sullopposizione-trotskista-nel-pcus/

Voir le « carteggio » de 1926

26 octobre 1926

Mon cher Ercoli[1],

J’ai reçu ta lettre du 18. Je réponds à titre personnel, quoique je sois persuadé d’exprimer également l’opinion des autres camarades.

Ta lettre me paraît trop abstraite et trop schématique dans la manière de raisonner. Nous sommes partis du point de vue, qui me semble exact, que, dans nos pays, il n’y a pas seulement les partis, entendus comme organisations techniques, mais également les grandes masses travailleuses, politiquement stratifiées de manière contradictoire, mais qui, dans leur ensemble, tendent vers l’unité. Un des éléments les plus énergiques de ce processus unitaire est l’existence de l’URSS, liée à l’activité réelle du parti communiste de l’URSS et à la conviction répandue qu’on s’achemine, en URSS, sur la route du socialisme. En tant que nos partis représentent tout le complexe actif de l’URSS, ils ont une influence déterminée sur toutes les strates politiques de la grande masse, ils en représentent la tendance unitaire, ils se meuvent sur un terrain historique fondamentalement favorable, malgré les superstructures contradictoires.

Mais il ne faut pas croire que cet élément, qui fait du parti communiste de l’URSS l’organisateur de masse le plus puissant qui soit jamais apparu dans l’histoire, soit déjà une chose acquise sous une forme stable et décisive : bien au contraire. Il est toujours instable. Ainsi, il ne faut pas oublier que la révolution russe a déjà neuf ans d’existence et que son activité actuelle est un ensemble d’actions partielles et d’actes de gouvernement que seule une conscience théorique et politique très développée peut saisir comme un ensemble et dans son mouvement d’ensemble vers le socialisme. Non seulement pour les grandes masses de travailleurs, mais également pour une part notable des inscrits aux partis occidentaux, qui ne se différencient des masses que par ce pas, radical, mais initial, vers une conscience développée, qu’est l’entrée dans le parti, le mouvement d’ensemble de la révolution russe est représenté concrètement par le fait que le parti russe agit de manière unitaire, que les hommes représentatifs que nos masses connaissent et sont habituées à connaître, opèrent et agissent ensemble. La question de l’unité, non seulement du parti russe, mais également du noyau léniniste, est donc une question de la plus haute importance sur le terrain international ; elle est, du point de vue des masses, la question la plus importante dans cette période historique d’intensification du processus contradictoire vers l’unité.

Il est possible et probable que l’unité ne puisse pas être conservée, au moins dans la forme qu’elle a eue dans le passé. Il est également certain que le monde ne s’écroulera pas pour autant et qu’il faut tout faire pour préparer les camarades et les masses à la nouvelle situation. Cela n’enlève rien au fait qu’il est de notre devoir absolu de rappeler à la conscience politique des camarades russes, et de rappeler énergiquement, les dangers et les faiblesses que leurs comportements sont sur le point de provoquer. Nous serions des révolutionnaires bien piteux et irresponsables si nous laissions passivement s’accomplir les faits accomplis, en en justifiant a priori la nécessité.

Que l’accomplissement d’un tel devoir de notre part puisse, de manière subordonnée, profiter également à l’opposition, doit nous inquiéter jusqu’à un certain point ; notre but est, en effet, de contribuer au maintien et à la création d’un plan unitaire dans lequel les différentes tendances et les différentes personnalités puissent se rapprocher et se fondre également du point de vue idéologique. Mais je ne crois pas que, dans notre lettre, qui doit évidemment être lue dans son ensemble et non par fragments détachés et sans rapports entre eux, il y ait un danger quelconque d’affaiblir la position de la majorité du comité central. En tout cas, précisément en prévision de cela et de la possibilité que les choses apparaissent ainsi, je t’avais autorisé, dans une lettre ajoutée, à modifier la forme : tu pouvais très bien déplacer les deux parties et mettre au tout début notre affirmation de la « responsabilité » de l’opposition. C’est pour cette raison que ta façon de raisonner m’a fait une impression très pénible.

Et je veux te dire qu’il n’y a en nous aucune ombre d’alarmisme, mais seulement une réflexion froide et pondérée. Nous sommes sûrs qu’en aucun cas le monde ne s’écroulera : mais ce serait sot, me semble-t-il, de ne bouger que si le monde était sur le point de s’écrouler. Aussi bien, aucune phrase toute faite ne nous écartera-t-elle de la conviction d’être dans la ligne juste, dans la ligne léniniste pour ce qui concerne la façon de considérer les questions russes. La ligne léniniste consiste à lutter pour l’unité du parti, et pas seulement pour l’unité extérieure, mais pour celle, un peu plus intime, qui consiste à ce qu’il n’y ait pas dans le parti deux lignes politiques complètement divergentes sur toutes les questions. L’unité du parti est une condition d’existence, non seulement dans nos pays, pour ce qui concerne la direction idéologique et politique de l’Internationale, mais également en Russie, pour ce qui concerne l’hégémonie du prolétariat et, donc, le contenu social de l’État.

Tu fais une confusion entre les aspects internationaux de la question russe, qui sont un reflet du fait historique du lien des masses travailleuses avec le premier état socialiste, et les problèmes d’organisation internationale sur le terrain syndical et politique. Les deux ordres de faits sont étroitement coordonnés, mais cependant distincts. Les difficultés qu’on rencontre et qui se sont constituées dans le domaine plus restreint de l’organisation, dépendent des fluctuations qui apparaissent dans le domaine plus large de l’idéologie de masse, c’est-à-dire du rétrécissement de l’influence et du prestige du parti russe dans certaines zones populaires. Par méthode, nous n’avons voulu parler que des aspects les plus généraux : nous avons voulu éviter de tomber dans l’à peu près scolastique qui, malheureusement, affleure dans certains documents d’autres partis et enlève tout sérieux à leur intervention.

Aussi n’est-il pas vrai, comme tu le dis, que nous soyons trop optimistes sur la bolchevisation réelle des partis occidentaux. Bien au contraire. Le processus de bolchevisation est tellement lent et difficile que même le plus petit obstacle l’arrête et le retarde. La discussion russe et l’idéologie des oppositions jouent, dans ces arrêts et ces retards, un rôle d’autant plus grand que les oppositions représentent en Russie tous les anciens préjugés du corporatisme de classe et du syndicalisme, qui pèsent sur la tradition du prolétariat occidental et en retardent le développement idéologique et politique. Notre remarque était tout entière tournée contre les oppositions. Il est vrai que les crises des partis, et du parti russe également, sont liées à la situation objective, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Que nous devons, peut-être, cesser de lutter, que nous devons cesser de nous efforcer de modifier de manière favorable les éléments subjectifs ? Le bolchevisme consiste précisément, aussi, à garder la tête froide et à rester fermes idéologiquement et politiquement, aussi dans les situations difficiles. Ta remarque est donc sans effet et privée de valeur, de même que celle contenue au point 5, puisque nous avons parlé des grandes masses et non de l’avant-garde du prolétariat. Pourtant, de manière subordonnée, la difficulté existe aussi pour celle-ci, qui n’est pas suspendue en l’air, mais est unie aux masses, et elle existe d’autant plus que le réformisme, avec ses tendances au corporatisme de classe, c’est-à-dire à la non-compréhension du rôle dirigeant de l’avant-garde, rôle à conserver également au prix de sacrifices, est beaucoup plus enraciné en occident qu’en Russie. Et puis, tu oublies un peu facilement les conditions techniques dans lesquelles s’effectue le travail dans beaucoup de partis, qui ne permettent la diffusion des questions théoriques les plus difficiles que dans de petits cercles d’ouvriers. Tout ton raisonnement est vicié de « bureaucratisme » : aujourd’hui, après neuf ans, depuis octobre 1917, ce n’est plus le fait de la prise du pouvoir par les bolcheviques qui peut révolutionner les masses occidentales, parce qu’il est acquis et a produit ses effets : aujourd’hui, c’est la conviction (si elle existe) que le prolétariat, une fois le pouvoir pris, peut construire le socialisme, qui est active idéologiquement et politiquement. L’autorité du parti est liée à cette conviction, qui ne peut être inculquée dans les grandes masses avec des méthodes de pédagogie scolastique, mais seulement de pédagogie révolutionnaire, c’est-à-dire seulement par le fait politique que le parti russe dans son ensemble est bien convaincu et lutte de manière unitaire.

Je regrette sincèrement que notre lettre n’ait pas été comprise par toi, en premier lieu, et que tu n’aies en aucune manière cherché, à partir de mon billet personnel, à mieux comprendre : toute notre lettre était un réquisitoire contre les oppositions, fait non en termes démagogiques, mais, pour cela précisément, plus efficace et plus sérieux. Je te prie d’ajouter aux actes, en plus du texte italien de la lettre et de mon billet personnel, également la présente.

Cordialement

Antonio

  1. Pseudonyme de Togliatti pour l'Internationale communiste