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La « question méridionale »

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Antonio Gramsci, La questione meridionale ; a cura di Franco De Felice e Valentino Parlato. - Roma : Editori Riuniti, 1966. https://www.liberliber.it/mediateca/libri/g/gramsci/la_questione_meridionale/pdf/la_que_p.pdf

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Gramsci finissait de rédiger le texte intitulé « Quelques thèmes de la question méridionale » lorsqu’il fut arrêté dans la soirée du 8 novembre 1926. Le manuscrit, retrouvé parmi ses affaires personnelles par Camilla Ravera, fut publié en l’état par Togliatti en janvier 1930, à Paris, dans la revue Stato Operaio. Gramsci y reprend certaines des idées essentielles qui ont inspiré les « Thèses de Lyon », en particulier à propos de la question de « l’hégémonie du prolétariat » et du « corporatisme de classe » ; il y introduit, enfin, des notions qui seront reprises et développées de manière systématique dans les Cahiers de prison, telles que celle de « bloc » ou encore la distinction entre classe « dirigeante » et classe « dominante ».

La « question agraire »

L’importance du texte de Gramsci sur la « question méridionale » tient notamment à ce qu’il constitue une reprise de la réflexion récurrente et jamais réellement aboutie au sein du mouvement socialiste sur la « question agraire ». En Italie, en effet, la question méridionale et la question paysanne sont étroitement liées : ce qui justifie l’analyse de Gramsci, selon laquelle la structure sociale de l’Italie dans les années 1920 est proche de celle de la Russie de 1917 - à savoir que dans les deux sociétés le prolétariat industriel est très minoritaire, au sein des « masses travailleuses », par rapport à la paysannerie [1] - est précisément l’existence de l’immense masse des paysans méridionaux et de la situation de subordination extrême dans laquelle ils sont tenus. Or, Gramsci, réfléchissant à la question spécifiquement italienne du Mezzogiorno, opère, pour la première fois, une véritable clarification des termes du débat sur les rapports, dans le « processus révolutionnaire », entre prolétariat, généralement urbain, et « paysannerie », c’est-à-dire une clarification du concept d’ « hégémonie du prolétariat ».

S’agissant de la « question paysanne », la position prévalant dans le mouvement communiste était, peu ou prou, celle dite du « sac de pommes de terre », en référence au Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte rédigé par Marx en 1852. Parlant des paysans français, petits propriétaires qui avaient formé le principal appui populaire de Napoléon Ier, Marx écrit : « La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. » [2]. Cette division même, cet isolement des « paysans parcellaires », effets du mode de production, qui oppose « leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société » [3], les constituent en classe sociale ; cependant, les paysans, en tant que classe sociale, et pour défendre leurs intérêts de classe, ne sont pas en mesure de se doter d’une représentation autonome : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur paraître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif. » [4]. Aussi bien, l’idée générale, au sein du mouvement socialiste, à laquelle l’ouvrage de Kautsky, La question agraire : étude sur les tendances de l’agriculture moderne [5], fournira, en 1899, une certaine formalisation théorique, sera que, même pauvre, même opprimée, la paysannerie n’est jamais une classe révolutionnaire, et, surtout, que la question paysanne se réglera, sur fond de prolétarisation croissante de la paysannerie, par le passage à la propriété collective des terres et des moyens d’exploitation, une fois le pouvoir politique conquis par le prolétariat, dans le cadre de la « dictature » exercée par celui-ci.

Sur le plan politique, et puisque la paysannerie ne peut se représenter elle-même, la question revient, pour la vulgate marxiste, à substituer, à sa représentation par la bourgeoisie, sa représentation par le prolétariat. Jusqu’à la révolution russe, l’idée admise était qu'un tel changement résulterait directement de la prolétarisation en cours de la paysannerie, mais Lénine et les bolcheviques, dans les conditions spécifiques de la Russie, avaient largement renouvelé la réflexion théorique, en réalisant, de fait, l’alliance du prolétariat et des paysans sans laquelle la Révolution de 1917 n’aurait pas été possible. Ils n’étaient pas parvenus, cependant, à donner à cette alliance une dimension pleinement révolutionnaire et socialiste : la première et principale revendication des paysans n’a jamais été la collectivisation des terres, mais le partage de celles-ci après qu’elles ont été reprises aux grands propriétaires fonciers. En réalité, « l’hégémonie du prolétariat », grâce à laquelle, selon la doctrine, la paysannerie trouve une représentation objectivement favorable à ses propres intérêts, puisque le prolétariat vise à mettre fin à toutes les oppressions, peut-elle faire l’économie de la coercition ? La dictature du prolétariat ne doit-elle pas s’exercer, à l’égard des paysans, ou du moins de certaines catégories d’entre eux, par la force ? La question n’est pas rhétorique : elle est, en 1925-1926, au coeur des conflits qui opposent entre eux les héritiers de Lénine, à propos de la poursuite de la « Nouvelle politique économique » (la NEP).

Chez les marxistes italiens, la « question agraire » renvoyait, aussi bien chez les « maximalistes « de Serrati que chez Bordiga, grosso modo à la classique métaphore du « sac de pommes de terre » et à l’ouvrage de Kautsky. Gramsci entre dans cette discussion à partir de sa propre analyse des conditions sociales spécifiques de l’Italie, qui, selon lui, rapprochent celle-ci de la Russie de 1917 - le prolétariat industriel (essentiellement septentrional) est largement minoritaire au sein des masses populaires, par rapport à la paysannerie (essentiellement méridionale) - mais il y entre aussi dans la continuité de sa réflexion sur les « Conseils d’usine ». Or, ce sont les traits spécifiques que Gramsci imprime à « l’ordinovisme » qui donnent à la question politique de « l’alliance ouvriers-paysans » et à celle de « l’hégémonie du prolétariat » qui la sous-tend, une autre dimension que celle qu’elles ont chez les marxistes classiques, que ce soit dans le cadre de la IIe Internationale ou dans celui de la IIIe. Ces traits spécifiques sont principalement, en premier lieu, le fait de considérer la vitalité des masses, leur inventivité, leur capacité à créer des formes de vie collective, bref tout ce qui constitue le mouvement propre des sociétés, comme un « donné », comme un fait premier, qui toujours excède ses formes d'organisation et de réprésentation et, en second lieu, l’idée d’un processus historique toujours « en acte », et toujours manqué par sa représentation en étapes.

Le problème qu’affronte, ici, Gramsci est inhérent à la notion même de « rôle dirigeant » du prolétariat dans le « processus révolutionnaire » : comment concilier ce « rôle dirigeant » et l’idée d’une « alliance » avec d’autres forces sociales, en l’occurrence avec le groupe composé principalement des paysans méridionaux ? Car on ne parle pas d’une alliance de circonstance, nouée dans un cadre « tactique », mais bien d’une alliance fondamentale, voire fondatrice, dans la construction d’une unité des masses populaires. Une telle alliance suppose la prise en compte de la spécificité des couches non-prolétaires des masses, ou en tout cas de la spécificité des paysans du Mezzogiorno. Il ne s’agit pas, en somme, d’un projet supposant l’assimilation à terme des couches populaires dans une seule et unique conscience prolétaire, en outre déjà définie, comme le prévoient la vulgate classique, et, en Italie, aussi bien Bordiga que les « maximalistes ». Ce problème théorique traverse toute la réflexion de Gramsci depuis qu’il est entré en politique et c’est également lui qui détermine sa réflexion « für ewig » [6] des Cahiers.

L’ « alliance » et la question du « corporatisme de classe »

Gramsci explique tout d'abord, dans ces notes sur la « Question méridionale », quelles sont les circonstances qui l'ont poussé à les rédiger : un article de la revue Quarto Stato qui, à l’occasion d’une recension du livre de Guido Dorso édité par Piero Gobetti en 1925, La Rivoluzione meridionale [7], met en cause la politique suivie par les communistes à l’égard du Mezzogiorno, laquelle se résumerait à la « formule magique » de la redistribution des terres aux paysans, revendication récurrente des paysans pauvres devant les terres non cultivées ou mal cultivées par les grands propriétaires.

Guido Dorso (source Wikipedia)

Gramsci entend remettre les choses au point : le fondement de la politique des communistes à l’égard de la « question méridionale » n’est pas la redistribution des terres, dont ils connaissent bien le caractère trompeur : que pourra faire, en effet, le paysan pauvre une fois qu’il aura obtenu une mauvaise terre, « sans machines, sans habitation sur le lieu de travail, sans crédit pour attendre le moment de la récolte, sans institutions coopératives qui acquièrent la récolte » ? [8]. Les communistes turinois mis en cause dans l’article de Quarto Stato faisaient déjà cette analyse en 1920, rappelle Gramsci. Le point clé de la « question méridionale », son « concept fondamental », pour les communistes, est « l’alliance politique entre ouvriers du nord et paysans du sud pour arracher à la bourgeoisie le pouvoir d’Etat » [9], et s’ils ont, de fait, repris le mot d’ordre « la terre aux paysans », c’est dans le contexte de cette alliance et de sa finalité - la conquête du pouvoir d’État et la mise en place d’un État socialiste - qu’il faut le comprendre. C’est précisément tout le mérite des « communistes turinois » que d’avoir réussi à imposer le thème de la « question méridionale » dans la réflexion stratégique de « l’avant-garde ouvrière ». En vérité, le problème de fond dans le cadre duquel se pose la « question méridionale », pour les communistes, est celui de « l’hégémonie du prolétariat ».

Classe « dirigeante » et classe « dominante »

Gramsci introduit ici la distinction, qui sera au coeur de la notion « d’hégémonie » élaborée dans les Cahiers de prison, entre direction et domination d’une classe sociale sur les autres : « Le prolétariat peut devenir classe dirigeante et dominante dans la mesure où il réussit à créer un système d’alliance de classes qui lui permette de mobiliser contre le capitalisme et l’État bourgeois la majorité de la population travailleuse, ce qui signifie en Italie, dans les rapports de classes réels existant en Italie, dans la mesure où il réussit à obtenir le consensus des grandes masses paysannes » [10]. Pour un marxiste, le prolétariat est la classe qui, en se libérant de ses propres chaînes, libère les autres catégories sociales dominées, ce qui, traduit dans les conditions de l'Italie, signifie que seul le prolétariat peut résoudre les problèmes des paysans du Mezzogiorno. Cependant, le prolétariat industriel, en Italie, est minoritaire au sein des « masses travailleuses » : pour conquérir le pouvoir et accomplir sa mission historique, il lui faut le soutien des paysans, c’est-à-dire avant tout des masses paysannes du sud. Il ne s’agit pas, en somme, pour le prolétariat italien, de prendre le pouvoir, puis d’imposer, à l'aide des pouvoirs d’État, sa domination « libératrice » aux autres classes sociales, il s’agit pour lui, pour être en mesure de conquérir l'État, de convaincre les paysans qu’il est, lui, le prolétariat « du nord », la principale force sociale en lutte contre les ennemis même des paysans, à savoir les grands propriétaires terriens, alliés des industriels du nord ; il s’agit, pour le prolétariat italien, de devenir une classe dirigeante, qui substitue sa propre influence culturelle, idéologique, politique, à celle de la bourgeoisie. Par ailleurs, en Italie, la direction de la paysannerie du Mezzogiorno par la bourgeoisie s’exerce en particulier à travers le rôle d’encadrement joué par l’Église catholique, de sorte que, pour les communistes italiens, la question paysanne « n’est pas la “question paysanne et agraire“ en général », mais prend « deux aspects typiques et particuliers : la question méridionale et la question vaticane » [11].

Le prolétariat italien, pour jouer son rôle de classe « dirigeante », pour exercer son « hégémonie », doit se libérer lui-même de l’influence qu’il subit inconsciemment, « en tant qu’élément national qui vit au sein de l’ensemble de la vie de l’État », « de l’école, des journaux, de la tradition bourgeoise » [12]. Tel était, pour les communistes turinois, dès 1920, le premier problème à résoudre. L’idéologie bourgeoise diffusée de « manière capillaire » dans les masses travailleuses du nord présente le Mezzogiorno comme le boulet de l’Italie, les méridionaux comme « des êtres biologiquement inférieurs, des semi-barbares ou des barbares complets, par destin naturel » [13]. Dans ce contexte, « si le Mezzogiorno est arriéré, la faute n’en revient pas au système capitaliste ou à quelqu’autre cause historique qu’on voudra, mais à la nature qui a fait les méridionaux poltrons, incapables, criminels, barbares... » [14]. Le Parti socialiste italien lui-même a été un agent efficace de la diffusion de cette idéologie au sein du prolétariat, qui, à Turin, ajoute Gramsci, a fait des ravages particulièrement importants parce que s’y trouvaient de nombreux vétérans de la guerre des années 1860 contre le « brigandage ».

Pour illustrer ce qu’a été l’attitude politique des « communistes turinois » à propos de la « question méridionale », en rupture avec celle des directions du Parti socialiste, mais sans rapport avec la caricature qu’en font « les jeunes du genre Quarto Stato », Gramsci rappelle trois épisodes. Le premier est celui de la candidature offerte à Gaetano Salvemini à Turin en 1914 par quelques jeunes socialistes, dont lui-même. Salvemini, personnage emblématique d’une réflexion d’inspiration républicaine et sociale sur la question méridionale, fondateur et directeur de la revue L’Unità, qui jouera un rôle décisif, entre 1911 et 1920, dans l’évolution des jeunes socialistes italiens, aurait du être élu député aux élections de 1913 par les paysans de Molfetta et de Bitonto, dans les Pouilles, s’il n’en avait été empêché par les manœuvres administratives du gouvernement Giolitti et les violences policières. Un groupe de jeunes socialistes turinois, parmi lesquels Gramsci et Tasca, lui propose alors, au nom des « ouvriers turinois », de soutenir sa candidature à Turin pour les élections qui doivent s’y dérouler en 1914. « Les ouvriers de Turin, déclare l’envoyé du groupe [auprès de Salvemini], Ottavio Pastore, ne demandent d’engagement d’aucune sorte à Salvemini, ni de parti, ni de programme, ni de discipline à l’égard du groupe parlementaire ; une fois élu, Salvemini se réclamera des paysans des Pouilles, non des ouvriers de Turin, lesquels mèneront la propagande électorale selon leurs propres principes et ne seront en rien engagés par l’activité politique de Salvemini » [15]. Bref, il s’agissait, de la part de ceux qui allaient devenir, après la guerre, les « communistes turinois », d’offrir aux paysans des Pouilles la possibilité d’être représentés au Parlement. A travers leur proposition, le prolétariat du nord offrait son assistance aux paysans du sud. Salvemini, bien que touché par la proposition, ne donna pas suite, mais vînt à Turin soutenir le candidat socialiste au cours de deux réunions électorales qualifiées par Gramsci de « grandioses ».

Le second épisode illustrant la pratique politique des « communistes turinois » à l'égard des « masses laborieuses » méridionales, renvoie à la création de l’association « Giovane Sardegna » en 1919. « La “Giovane Sardegna“, explique Gramsci, se proposait d’unir tous les Sardes de l’île et du continent en un bloc régional capable d’exercer une pression utile sur le gouvernement pour obtenir que soient tenues les promesses faites aux soldats pendant la guerre »[16]. La Sardaigne était, en effet, sortie de la guerre très éprouvée, économiquement et humainement. Des mouvements de révoltes nombreux et violents y avaient eu lieu et les diverses promesses de développement faites pour calmer les esprits n’avaient été honorées par aucun des gouvernements d’après-guerre. L’initiative des créateurs de la « Giovane Sardegna » avait connu un grand succès parmi la population des sardes vivant sur le continent, « en majorité des pauvres gens, des personnes du peuple sans qualification précise, des manœuvres d’usine, des petits retraités, des ex-carabiniers, des ex-gardiens de prison, des ex douaniers, qui exerçaient de petites activités extrêmement diverses », tous enthousiastes « à l’idée de se retrouver entre compatriotes, d’entendre des discours sur leur terre à laquelle ils continuaient à être liés par d’innombrables liens de parenté, d’amitié, de souvenirs, de souffrances, d’espoirs... » [17]. Les communistes de Turin décident d’aller porter la contradiction à la réunion organisée pour les Sardes vivant en Piémont. Ils ne sont que huit, mais leur message est cependant écouté : « Êtes-vous, vous, pauvres diables de Sardes, pour un bloc avec les messieurs de Sardaigne qui vous ont ruinés et sont les surveillants locaux de l’exploitation capitaliste, ou êtes-vous pour un bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent qui veulent abattre toutes les exploitations et émanciper tous les opprimés ? »[18]. La grande majorité des « pauvres diables » se range derrière le petit groupe de communistes et, une heure plus tard, 256 d’entre eux constituent un « Cercle sarde d’éducation socialiste ». Quant à la « Giovane Sardegna », sa création est enterrée.

Le troisième épisode concerne la fameuse « brigade Sassari », composée de soldats sardes, qui s’était illustrée pendant la Grande Guerre, et avait été envoyée à Turin en 1920 pour rétablir l’ordre face aux occupations d’usine. A son arrivée, explique Gramsci, la majorité des soldats de la brigade étaient venus « tirer sur les messieurs qui font grève », parce qu’aux yeux du paysan sarde, à Turin, tous, ouvriers comme patrons, étaient des « signori ». Et cependant, après quelques mois de présence à Turin, les autorités avaient préféré évacuer la brigade Sassari, considérée comme peu sûre. Les événements vécus pendant cette période extrêmement agitée, le contact avec les militants ouvriers, et en particulier avec les jeunes socialistes qui allaient devenir les « communistes turinois », le travail des militants d’origine sarde auprès d’eux, avaient modifié l’état d’esprit des soldats.

Telle était la véritable position des « communistes turinois », à propos de laquelle on peut noter qu'elle reflétait l’évolution personnelle de Gramsci lui-même, proche, au moment de son arrivée à Turin, des indépendantistes sardes et plaçant sur le même plan, celui des « continentaux » qu’il s’agit de chasser de l’île, aussi bien les ouvriers du nord que leurs patrons. Désormais pour Gramsci, la tâche incombant aux communistes consiste à faire emprunter aux Sardes réunis à Turin le chemin qu’il a lui-même parcouru et qui l’a conduit à lier le sort des masses paysannes pauvres du Mezzogiorno aux luttes des ouvriers de l’industrie.

S’agissant de la « question méridionale », la politique prônée par les communistes n’a donc rien à voir avec la « formule magique » de la redistribution des terres, mais tout avec l’alliance nécessaire entre les ouvriers du nord et les paysans du sud. Cette alliance, il revient aux communistes, qui représentent le prolétariat parce qu’ils en « émanent » [19], de la proposer et de créer les conditions qui la rendront possible. Il leur faut pour cela convaincre : « aucune action de masse n’est possible si la masse elle-même n’est pas convaincue des fins qu’elle veut atteindre et des méthodes à appliquer »[20] ; convaincre les paysans qu’ils ont intérêt à lier leur sort à celui des prolétaires, qui ne sont pas les signori qu’ils imaginent, mais aussi convaincre les ouvriers que les paysans du Mezzogiorno ne sont pas des « boulets » les entravant dans leur propre lutte. Il faut faire disparaître chez le prolétaire du nord tout « corporatisme de classe », tout corporatisme ouvrier : « Le prolétariat, pour être capable de gouverner comme classe, doit se dépouiller de tout résidu corporatiste, de tout préjugé ou incrustation syndicaliste [21]. Qu’est-ce que cela signifie ? Que non seulement les distinctions qui existent entre profession et profession doivent être dépassées, mais qu’il faut, pour conquérir la confiance et l’accord des paysans et de quelques catégories de semi-prolétaires des villes, dépasser certains préjugés et vaincre certains égoïsmes qui peuvent subsister et qui subsistent dans la classe ouvrière en tant que telle, même lorsque les particularismes de profession ont disparu en son sein. Le métallurgiste, le menuisier, le maçon, etc. doivent non seulement penser comme des prolétaires et non plus comme métallurgiste, menuisier, maçon, etc ., mais ils doivent faire un pas de plus : ils doivent penser comme des ouvriers membres d’une classe qui tend à diriger les paysans et les intellectuels, d’une classe qui ne peut vaincre et construire le socialisme que si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces couches sociales. »[22]. Bref, l’enjeu, pour le prolétariat, est de devenir, en pratique, une classe dirigeante, exerçant son « hégémonie » sur les autres catégories sociales encore dirigées par la bourgeoisie, et tout particulièrement sur la grande masse des paysans méridionaux. Or, cela n’est possible que si le prolétariat se défait de ses propres « préjugés ».

Cette question du « corporatisme ouvrier » était évoquée, déjà, dans les « Thèses de Lyon », et Gramsci y revenait également, au moment même où il écrivait ces notes sur la question méridionale, dans les articles qu’il écrivait pour répondre aux rédacteurs de Il Mondo à propos de l’évolution de la situation en URSS. Le dépassement du « corporatisme de classe » est directement lié à la capacité, pour le prolétariat, d’élaborer une vision sociale à long terme, une compréhension du processus social, et des méthodes prenant en compte l’autonomie des catégories composant les « masses travailleuses » ; ce n’est pas par la coercition que l’on peut mettre en œuvre une alliance entre les ouvriers des villes du nord et les paysans des campagnes du sud, mais en fournissant à ceux-ci le moyen de penser autrement et en faisant fond sur leur créativité, sur leur capacité d’invention collective.

Gramsci va alors poursuivre cette réflexion sur le corporatisme ouvrier en traitant de la question des coopératives.

La question des coopératives

Le débat sur les coopératives est ancien dans le mouvement ouvrier, notamment en Italie où Giolitti, la figure politique dominante du début du 20e siècle, avait oeuvré en faveur du mouvement coopératif, dont il avait su faire un instrument politique efficace. Après les occupations d’usine de septembre 1920, pendant lesquelles, à Turin, les ouvriers avaient pris en charge la gestion de la FIAT, et une fois la défaite ouvrière consommée, Giolitti, qui s’est présenté en recours au-dessus du conflit, incite le patronat à faire des propositions visant à transformer la FIAT en entreprise coopérative, gérée directement par les ouvriers. Gramsci, dans son texte sur la question méridionale, explique pour quelles raisons les socialistes turinois, menées par les « ordinovistes », se sont opposés à une telle proposition, soutenue au contraire, au sein du parti, par les « réformistes ». L’aile gauche du parti socialiste, menée par les « abstentionnistes » de Bordiga [23], avait toujours mené une critique très dure du mouvement coopératif, soulignant que les coopératives demeuraient des structures capitalistes : qu’elles soient juridiquement propriété des ouvriers ne changeait rien au fait qu’elles devaient, pour exister et fonctionner, s’insérer dans le système de profit et de concurrence capitaliste. C’est sur cette même base que Bordiga n’avait pas cessé, dès 1919, de critiquer l’ordinovisme, le « conseillisme » gramscien, à qui il reprochait de proposer une politique réformiste ne disant pas son nom ; inciter les ouvriers à disputer le pouvoir au patronat au sein même de l’usine, sans attendre la prise du pouvoir politique - tel était le principe du conseillisme - ne pouvait, selon Bordiga, que déboucher sur une ligne non-révolutionnaire, pariant sur un passage graduel au socialisme, et faisant l’économie de l’insurrection, en somme épargnant celle-ci à la bourgeoisie.

Gramsci rappelle, ici, que les socialistes turinois, c’est-à-dire les « ordinovistes », face à la proposition du patronat, ont repris les critiques bordiguiennes des coopératives, disant alors aux ouvriers : « Qu’adviendra-t-il si les ouvriers de la FIAT acceptent les propositions de la direction ? Les actuelles actions industrielles deviendront des obligations ; c’est-à-dire que la coopérative devra payer aux porteurs d’obligations un dividende fixe, quel que soit le volume des affaires. L’entreprise FIAT sera rançonnée de toutes les manières possibles par les instituts de crédit, qui restent entre les mains des bourgeois, lesquels ont intérêt à réduire les ouvriers à leur discrétion. » [24]. La coopérative FIAT sera à la merci des banques et les ouvriers n’auront d’autre choix que de se tourner vers l’État, lui aussi aux mains de la bourgeoisie, pour trouver une aide, qui leur sera fournie par le biais de l’action des députés ouvriers, c’est-à-dire au prix de la « subordination du parti politique ouvrier à la politique gouvernementale ». Telle est, en effet, la manière dont les coopératives avaient été utilisées par les gouvernements de la bourgeoisie pendant ce que l’on a appelé « l’ère giolittienne ». Les ouvriers de la FIAT continueront à gérer leur coopérative, mais ce sera pour le compte de la bourgeoisie et ils auront perdu toute autonomie politique ; « le prolétariat, poursuit Gramsci, aura perdu sa position et sa charge de dirigeant et de guide ; il apparaîtra à la masse des ouvriers les plus pauvres comme faisant partie des privilégiés, il apparaîtra aux paysans comme un exploiteur au même titre que les bourgeois, parce que la bourgeoisie, comme elle l’a toujours fait, présentera aux masses paysannes les noyaux ouvriers privilégiés comme la seule cause de leurs maux et de leur misère. » [25]. Bref, « le corporatisme de classe aura triomphé ».

Ce dernier point, l’évocation du triomphe du corporatisme de classe, est précisément ce qui distingue la critique gramscienne des coopératives de celle de Bordiga. Si, selon Gramsci, le « conseillisme », contrairement à ce que prétend Bordiga, ne débouche pas sur le réformisme, sur une démarche non-révolutionnaire, c’est qu’il implique le dépassement du « corporatisme ouvrier ». Disputer le pouvoir dans l’entreprise au patronat, dès maintenant, sans attendre la prise du pouvoir politique, n’est pas, pour les ouvriers concernés, se faire une place au sein du système de gestion de la production capitaliste ; la lutte dans l’atelier est, aux yeux de Gramsci, le premier niveau d’affrontement avec le pouvoir capitaliste, le principe moteur d’un mouvement qui débouche inévitablement sur la lutte directe contre l’État bourgeois. Le processus ainsi mis en œuvre renvoie au rôle historique du prolétariat qui, seul, peut lui donner une dimension révolutionnaire. Ce rôle, pour l’accomplir, le prolétariat doit convaincre les autres catégories sociales dominées, les autres catégories de « subalternes », c’est-à-dire, en Italie, la grande masse des paysans du Mezzogiorno, que lui seul est en mesure de les libérer, que ce n’est pas pour son propre et unique intérêt qu’il affronte le patronat et l’État, mais pour celui des masses dominées dans leur ensemble. Le prolétariat, pour faire comprendre aux paysans méridionaux qu’il n’est pas, dans l’exploitation qu’ils subissent, l’allié ou l’instrument du bourgeois, des « signori », grands propriétaires fonciers ou industriels, doit se montrer capable de sortir de son propre corporatisme. Bref, ce qui écarte le « conseillisme » de tout réformisme, c’est le lien étroit, dans l’action du prolétariat, entre la lutte immédiate pour le pouvoir dans l’entreprise et une attitude ouverte, dépourvue des préjugés corporatistes classiques, à l’égard des autres subalternes, c’est-à-dire à l’égard des paysans.

Gramsci évoque, à cet égard, une action ayant impliqué, à Turin, les techniciens et les ouvriers non-qualifiés. La direction de la FIAT, face aux revendications des techniciens, proposait aux ouvriers d’élire eux-mêmes leur chefs d’équipe, c’est-à-dire de choisir eux-mêmes les techniciens qui les dirigeraient, comptant par là rendre ceux-ci dépendants des ouvriers. De la même façon, le patronat cherchait à maintenir dans leur isolement les ouvriers non-qualifiés.

Les ouvriers décident cependant de repousser la proposition patronale et d’appuyer, au contraire, les revendications des techniciens, comme celles des ouvriers non-qualifiés ; grâce à cet appui, techniciens et ouvriers non-qualifiés obtiennent une amélioration de leurs conditions de travail et «  à l’intérieur des usines tous les privilèges et l’exploitation exercée par les catégories les plus qualifiées aux dépens des moins qualifiées ont été balayés » [26].

C’est là, affirme Gramsci, une action typique de ce qu’il faut entendre par « rôle dirigeant » du prolétariat : une action par laquelle les ouvriers se sont fait reconnaître comme une « avant-garde » par les autres catégories de travailleurs, une action qui illustre ce qu’il faut entendre par « hégémonie du prolétariat ».

Or, quel a été le rôle, dans cet épisode, des « réformistes » ? Leurs journaux ont mené campagne pour isoler les techniciens, en mettant en relief les privilèges dont ceux-ci profitaient. En d’autres termes, ils ont contribué à empêcher le rapprochement entre les catégories de travailleurs ; ils se sont faits les instruments de la direction en alimentant les préjugés des ouvriers à l’encontre des techniciens, en renforçant le « corporatisme de classe ».

Les ouvriers, au contraire, ont su dépasser les sources de conflits qu’ils pouvaient avoir avec les techniciens au-dessus d’eux – plus privilégiés qu’eux – et les ouvriers non qualifiés au-dessous d’eux. Ils ont su faire taire les conflits immédiats qu’ils pouvaient avoir avec les uns et les autres au profit d’une vision à plus long terme et plus large, une vision du processus de lutte.

Ce sont les mêmes propos que Gramsci tient, au même moment, dans les articles qu’il consacre à l’URSS et à la discussion qui s’y déroule à propos de la poursuite de la NEP et du comportement politique que doit avoir la classe ouvrière russe à l’égard des bénéficiaires de celle-ci, les « Koulaks ». Ainsi s'éclaire la position de Gramsci sur les « oppositions » russes : celles-ci dénoncent les privilèges obtenus par les koulaks et veulent mettre fin à la NEP ; or, ce faisant, elles expriment et favorisent le « corporatisme de classe ». Ici, la « gauche » - c’est-à-dire les « oppositions » - rejoint la « droite » - à savoir les « réformistes » italiens. La véritable question posée au prolétariat russe n’est pas tant celle de l’existence des Koulaks, que celle, tout aussi concrète, de la nécessité économique de la NEP et du contrôle à exercer pour que le phénomène Koulak ne mette pas en péril le processus de construction d’un État socialiste en URSS.

Le Mezzogiorno comme « bloc historique » et le rôle des intellectuels

Ces notes sur la « Question méridionale » sont aussi, pour Gramsci, l’occasion de réfléchir à la notion de « bloc », qu’il emprunte à Sorel et dont il fera, sous la forme du « bloc historique », l’une des catégories clé des Cahiers de prison.

Il s’agit désormais, pour Gramsci, parvenu à ce point de sa réflexion, de montrer comment le Mezzogiorno constitue une construction sociale spécifique, formant système : « La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et fragmentée, les intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires et les grands intellectuels » [27].

La première couche sociale évoquée, celle des paysans, est décrite, ici, par Gramsci, en des termes qui rappellent ceux du Marx du 18 Brumaire : les paysans forment une « grande masse », désagrégée, fragmentée, tout comme la paysannerie française constituée, au 19e siècle, des « paysans parcellaires ». Pourtant, la structure économique du Mezzogiorno est certainement très différente de celle de la France rurale dont parlait Marx, qui reposait sur la petite propriété, et non sur la grande propriété foncière. Aussi bien les paysans méridionaux italiens sont-ils « en perpétuelle agitation », ce qui n’est pas à proprement parler le cas des « paysans parcellaires » français. Il n’en reste pas moins qu’ « en tant que masse [les paysans méridionaux] sont incapables de donner une expression centralisée à leurs aspirations et à leurs besoins » [28]. La paysannerie, conformément à la doxa marxiste, que celle-ci renvoie aux « paysans parcellaires » français ou aux braccianti du sud de l’Italie, n’est jamais une « classe révolutionnaire ».

La véritable originalité de Gramsci apparaît dans l’analyse qu’il fait du rôle des « intellectuels » - en l’occurrence « les intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie » - dans cette construction sociale spécifique qu’est le Mezzogiorno. Il s’agit, dit-il, du type ancien de l’intellectuel, lié aux sociétés rurales et qui correspond à la population de tous ceux qui ont reçu, pour qu’ils puissent prendre en charge l’organisation administrative de la vie sociale, un niveau d’éducation supérieur à celui de la grande masse des paysans et des artisans. Ce type social est, par exemple, représenté par le « personnel de l’État », les fonctionnaires.

La révolution industrielle a fait naître un nouveau type d’intellectuel : le technicien, « le spécialiste de la science appliquée ». Cependant, dans les pays ou régions encore principalement ruraux, comme le sud de l'Italie, le type ancien d’intellectuel reste prédominant et cela se traduit par ce trait tout à fait propre à l’Italie, à savoir que « la bureaucratie d’État est constituée au 3/5e de méridionaux »[29] ; l’ancienne catégorie des intellectuels de la petite et moyenne bourgeoisie est non seulement la plus nombreuse dans la société rurale méridionale, mais, bien plus, elle se confond quasiment avec l’intellectuel méridional. Gramsci connaît bien ce « type » d’intellectuels ruraux : c’est celui auquel appartenait son propre père, c’est le milieu social dans lequel il a lui-même été élevé et auquel il avait vocation à continuer d'appartenir. Or, le fait que le rôle de ces intellectuels consiste à servir d'intermédiaire entre les paysans et tout ce qui relève de l’administration, locale, régionale, nationale, donne à ce « type » des « caractéristiques » précises : il est « démocratique dans sa face paysanne, réactionnaire dans la face qu’il tourne vers le grand propriétaire et le gouvernement, politicard, corrompu, déloyal... »[30].

Gramsci dresse en quelques lignes un portrait sociologique frappant de cet intellectuel méridional classique : « il sort d’un milieu social qui est encore considérable dans le Mezzogiorno : le bourgeois rural, c’est-à-dire le petit et moyen propriétaire de terres qui n’est pas paysan, qui ne travaille pas la terre, qui aurait honte de faire l’agriculteur, mais qui veut retirer du peu de terre qu’il a louée en simple métayage, de quoi vivre convenablement, de quoi envoyer ses fils à l’université ou au séminaire, de quoi doter ses filles qui doivent épouser un officier ou un fonctionnaire civil de l’État. » [31]. Ces intellectuels ruraux reçoivent en héritage un grand mépris à l’égard du paysan cultivateur, qu’il considère comme une machine qu'il faut exploiter au maximum, d’autant qu’elle peut être remplacée facilement du fait de la surpopulation paysanne. Il éprouve également une peur « atavique et instinctive » des violences paysannes et a développé une « hypocrisie raffinée et un art plus raffiné encore de tromper et de domestiquer les masses paysannes » [32].

Une mention spéciale doit être faite pour la catégorie la plus importante parmi ces intellectuels « ruraux » : les prêtres. Gramsci souligne la différence, sous cet angle, entre l’Italie méridionale et l’Italie septentrionale. « Le prêtre septentrional est communément le fils d’un artisan ou d’un paysan : il a des sentiments démocratiques, il est davantage lié à la masse des paysans » [33] ; au nord, la séparation de l’Église et de l’État « a été plus radicale que dans le Mezzogiorno » où l’Église fait toujours partie des propriétaires qui comptent et où « le prêtre se présente au paysan : 1) comme un administrateur de terres avec lequel le paysan entre en conflit sur la question des loyers ; 2) comme un usurier qui demande des taux d’intérêt très élevés et fait jouer l’élément religieux pour recouvrer de manière sûre le loyer ou l’usure ; 3) comme un homme soumis aux passions communes (les femmes et l’argent) et qui, par là, ne donne aucune garantie de discrétion et d’impartialité. » [34]. De là découle, du reste, que le paysan méridional, « s’il est souvent superstitieux au sens païen, n’est pas clérical » [35].

La troisième catégorie sociale constitutive du « bloc » méridional est celle des « grands propriétaires et des grands intellectuels ». À vrai dire, ce n’est pas aux « grands propriétaires » que Gramsci s’intéresse au premier chef, ici : leur cas est bien connu, ils appartiennent pleinement aux classes dirigeantes italiennes, voire européennes, dont ils partagent les lieux de résidence et de pouvoir, les modes de vie, les écoles, le luxe... C’est sur le cas des « grands intellectuels » que s’arrête Gramsci.

« C’est un fait remarquable que, dans le Mezzogiorno, à côté de la très grande propriété, ont existé et existent encore de grandes accumulations de culture et d’intelligence chez des individus isolés ou dans des groupes restreints de grands intellectuels, alors qu’il n’existe pas d’organisation de la culture moyenne » [36]. Le sud de l'Italie compte, en effet, une maison d’édition comme la Laterza de Bari, une revue comme celle de Benedetto Croce, La Critica, des académies réputées, autant de manifestations culturelles qui dépassent le cadre du Mezzogiorno proprement dit et qui ont un rayonnement national, voire européen. On n'y trouve pas, en revanche, de maison d’édition ou de revues à rayonnement régional autour desquelles pourraient se regrouper les intellectuels méridionaux, ceux que Gramsci appelle les « intellectuels moyens », c’est-à-dire issus de la moyenne bourgeoisie. C’est pourtant parmi ces derniers que sont apparus des « intellectuels radicaux », tels Gaetano Salvemini ou Giustino Fortunato, posant la « question méridionale » sous un angle et selon un point de vue qui n’étaient plus ceux du « nord ».

Ces intellectuels méridionaux moyens et radicaux ont trouvé refuge auprès d’institutions culturelles « septentrionales », donnant par là même à celles-ci une dimension paradoxalement « méridionaliste » : ce sont des revues telles que La Voce de Prezzolini et L’Unità de Salvemini, publiées à Florence, ou encore La Rivoluzione liberale de Piero Gobetti à Turin, qui ont traité de la « Question méridionale ». Or, cette déportation de l’activité des « intellectuels méridionaux moyens », donne aux « grands intellectuels » méridionaux, ceux dont l’influence est forte au-delà même de l'Italie, dans la culture européenne, tels Croce, un rôle particulier, celui de « modérateurs suprêmes » des initiatives culturelles prises dans le Mezzogiorno. La philosophie de Croce représente, aux yeux de Gramsci, en Italie où n’a pas eu lieu la « Réforme religieuse de masse » qui s’est déroulée ailleurs en Europe, la seule « Réforme historiquement possible ». Croce a changé la manière de penser qui était celle des intellectuels méridionaux classiques, en construisant « une nouvelle conception du monde qui a dépassé le catholicisme et tout autre religion mythologique » [37] ; il a ainsi transporté les intellectuels méridionaux appartenant à la bourgeoisie moyenne, et, parmi ceux-ci, les « intellectuels radicaux », jusque dans les sphères de la culture nationale et européenne, il leur a fourni le blanc seing dont ils avaient besoin pour participer à cette culture. Et on voit bien, ici, que la remarque, chez Gramsci, a quelque chose d’autobiographique : lui-même, « intellectuel méridional moyen radical », a été, dans sa jeunesse, crocien, lecteur de La Critica, lecteur de La Voce et de L’Unità (celle de Salvemini), et c’est en suivant ce parcours qu’il est entré dans la vie culturelle et intellectuelle « nationale et européenne ».

Croce, par là, a détaché les intellectuels radicaux du sud de l'Italie des masses paysannes, demeurées sous l’influence de l’ancienne manière de penser, c’est-à-dire sous l’influence de l’Église catholique. Par là, enfin, il a lui-même tracé les limites de la radicalité permise et a rendu possible l’absorption des intellectuels moyens par la bourgeoisie nationale et le « bloc agraire ».

Le ciment de ce « bloc agraire » qu’est le Mezzogiorno, ce sont donc ces intellectuels qui par leur origine sociale sont proches de la grande masse paysanne – ils sont les fils des fonctionnaires, des employés qui ont en charge les tâches d’administration dans les bourgs et les campagnes – mais qui, par leur parcours culturel, par leur « méthode de pensée », occupent la place que les « grands intellectuels » leur ont faite dans leur propre monde, ces « grands intellectuels » étant eux-mêmes, comme Gramsci n’hésite pas à le dire, « la clé de voûte du système méridional », ce qui fait de Croce et de l’autre grand « méridionaliste », Giustino Fortunato, « les deux plus grandes figures de la réaction italienne » [38].

Piero Gobetti

Piero Gobetti (source Wikipedia)

La réflexion de Gramsci s’élargit alors au rôle des intellectuels en général et à l’attitude que doit avoir le parti communiste à leur égard, en s’arrêtant sur le cas particulier de Piero Gobetti. Lorsque Gramsci rédige son texte, en octobre 1926, celui-ci avait disparu depuis quelques mois à la suite des agressions fascistes dont il avait été victime. Gobetti n’était pas un communiste et, comme le dit Gramsci, il « ne le serait probablement jamais devenu » ; le titre de la revue qu’il avait fondée, La Rivoluzione liberale, indique clairement que son orientation foncière était le libéralisme politique, très éloigné de ce qu’avait été la manière de faire de la politique du parti communiste, au moins jusqu’en 1924, sous l’autorité de Bordiga. Pour Gramsci, la limite de la démarche générale de Gobetti tenait à ce qu’elle consistait à transposer sur le plan collectif, en l’occurrence à la classe ouvrière, les qualités morales habituellement attribuées aux individus. C’est là une démarche, explique Gramsci, qui conduit en général les intellectuels « à la pure contemplation et [à l']enregistrement des mérites et des fautes », à se poser en arbitres et en « dispensateurs des prix et des punitions », une « conception qui en grande partie se rattache au syndicalisme » [39], d’où est absente, en d’autres termes, toute dimension politique.

Gobetti, cependant, avait collaboré à L’Ordine Nuovo, à travers lequel il était entré en contact direct avec la classe ouvrière et il avait reconnu le rôle de celle-ci dans la transformation démocratique de l’Italie qu’il appelait de ses vœux, échappant ainsi au destin « syndicaliste » des intellectuels libéraux. Gramsci, qui lui rend ici hommage, en déclarant que « sa caractéristique la plus remarquable était la loyauté intellectuelle et l’absence complète de toute vanité et petitesse... » [40], lui était très attaché. Il se donne ainsi la possibilité d’expliquer à ceux de ses camarades qui ne voulait voir en Gobetti qu'un petit bourgeois réformiste, le sens qu'avait une collaboration de communistes avec lui : là encore, il s’agit de dépasser tout « corporatisme ouvrier ».

« Nous ne pouvions pas combattre contre Gobetti, écrit Gramsci, parce que celui-ci développait et représentait un mouvement qui ne doit pas être combattu, au moins en principe. Ne pas le comprendre signifie ne pas comprendre la question des intellectuels et la fonction que ceux-ci exercent dans la lutte des classes. » [41]. Gobetti, dont l’influence dans les années 1920 a été considérable auprès de la jeunesse italienne antifasciste, fut pour les communistes, explique Gramsci, un lien indispensable avec les nouveaux intellectuels, ceux nés de la révolution industrielle, les « techniciens » ; il a aussi été un lien avec les intellectuels méridionaux, tel Guido Dorso, qui posaient la question méridionale d’une manière nouvelle, en réfléchissant au rôle général du prolétariat du nord. A l’égard de ce type d’intellectuels, le parti communiste, selon Gramsci, doit avoir un comportement libéré de tout corporatisme de classe, comme dans le cas de son rapport à la paysannerie. On ne peut pas attendre des intellectuels qu’ils adhèrent collectivement au communisme comme le feraient les ouvriers : ils cherchent, « par leur nature même et leur fonction historique », à « faire la synthèse de toute l’histoire » du groupe social, du peuple auquel ils appartiennent. Pour cette raison, leur évolution se fait plus lentement, non seulement que celle des ouvriers, mais que celle de tous les autres groupes sociaux. Il convient donc d’être patients avec eux, en ne perdant jamais de vue quel rôle essentiel ils jouent, en particulier dans la constitution des « blocs » sociaux, par exemple du « bloc agraire » méridional, et donc quel élément clé ils constituent pour briser ces blocs : « Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes toujours plus considérables des masses de paysans pauvres ; mais il réussira plus ou moins largement dans cette mission obligatoire selon sa capacité à défaire le bloc intellectuel qui est l’armature souple mais extrêmement résistante du bloc agraire. Dans l’accomplissement de cette tâche, le prolétariat a été aidé par Piero Gobetti et nous pensons que les amis du mort continueront, même sans leur guide, l’oeuvre entreprise, qui est gigantesque et difficile, mais, pour cette raison précisément, digne de tous les sacrifices (y compris de la vie, comme cela a été le cas de Gobetti) de la part de ces intellectuels (et ils sont nombreux, plus qu’on croit) septentrionaux et méridionaux qui ont compris que deux seules forces sociales sont essentiellement nationales et porteuses d’avenir : le prolétariat et les paysans... » [42].

Ici, s’arrête le texte de Gramsci. Lorsqu’il sera publié, tel quel, par Togliatti en janvier 1930, le contexte aura beaucoup changé. Togliatti est alors en train de mener avec beaucoup de détermination le virage stratégique imposé au PCd’I par le Komintern, la « svolta » de 1929, qui aboutira, après l’expulsion de Tasca à l’automne 1929, de Bordiga, puis des « Trois » [43], après la violente querelle qui conduit Gramsci lui-même à rompre avec ses codétenus communistes à Turi, au Congrès de Cologne en mars 1931, où les Thèses de Lyon seront définitivement oubliées.

En janvier 1930, Togliatti ne souhaite certainement pas que l’alignement sur la politique voulue par Staline, sorti seul vainqueur de la lutte entamée au sommet du Parti communiste russe après la mort de Lénine, conduise à une rupture avec Gramsci, toujours secrétaire en titre du parti italien. Sa décision de publier ce texte, dont il ne pouvait pas méconnaître le fondement « ordinoviste », au moment même où il accomplit son propre alignement sur la nouvelle ligne du Komintern, n’en reste pas moins frappante. Sans doute croit-il à la possibilité de concilier l’inspiration gramscienne et cette ligne. Il sera du reste toujours convaincu de la compatibilité entre les idées de Gramsci et la ligne « officielle » ou « orthodoxe » incarnée par l’URSS avant et après la disparition de Staline ; son action politique au lendemain de la guerre comme ses efforts pour faire connaître la pensée de Gramsci, reflètent cette conviction, laquelle constitue, en réalité, une certaine lecture de cette pensée.

  1. « Dans notre parti aussi les masses rurales sont la majorité de la population travailleuse », lettre du Bureau politique italien au Comité central du Parti communiste russe (14 octobre 1926)
  2. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Les Éditions sociales, Paris, 1962, traduction de la 3e édition allemande de 1885, http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/18_brumaine_louis_bonaparte/18_brumaine_louis_bonaparte.pdf, p. 107
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. V. Giard & E. Brière, Paris, 1900
  6. Selon l’expression utilisée par Gramsci dans la lettre du 19 mars 1927 où il parle à Tatiana de ce qu’il a désormais l’intention de faire
  7. Quarto Stato avait été fondé en mars 1926, quelques mois plus tôt, par Pietro Nenni et Carlo Rosselli. Son existence éphémère dura jusqu’à la fin du mois d’octobre 1926.
  8. Ibid. p.
  9. Ibid.
  10. Ibid. C’est nous qui soulignons
  11. Ibid.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. Ibid. p. 40
  16. Ibid. p. 41
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Voir la question de « l’émanation » dans les « Thèses de Lyon.
  20. Ibid. p. 42
  21. Sur le « syndicalisme », voir https://wikirouge.net/Syndicalisme_r%C3%A9volutionnaire
  22. Ibid.
  23. ;Le courant de Bordiga prônait l'abstention systématique à toutes les élections en « démocratie bourgeoise »
  24. Ibid. p. 44
  25. Ibid.
  26. Ibid.
  27. Ibid. p. 45
  28. Ibid.
  29. Ibid. p. 46
  30. Ibid.
  31. Ibid.
  32. Ibid.
  33. Ibid.
  34. Ibid.
  35. Ibid.
  36. Ibid. p. 48
  37. Ibid.
  38. Ibid. p. 45
  39. Ibid. p. 49 Sur le « syndicalisme », voir ci-dessus la note 21
  40. Ibid.
  41. Ibid.
  42. Ibid. p.50
  43. Le groupe dit des « Trois » était composé de Pietro Tresso, Alfonso Leonetti e Paolo Ravazzoli, lesquels s’étaient opposés directement à Togliatti et à la politique d’envoi massif de cadres du Pcd’I en Italie après le « tournant » de 1929