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Gramsci et le matérialisme : Différence entre versions

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Le matérialisme « vulgaire », aux yeux de Gramsci, est donc une métaphysique, voire une « métaphysiquerie » <ref>Q 8, 177</ref>. Au vrai, pour Gramsci, l’affirmation que seule existe la matière et que donc l’esprit – l’instance  qui fait cette affirmation – est lui-même matière, ne mérite quasiment pas d’être discutée : elle se manifeste sous la forme de la croyance à l’existence de la « réalité extérieure », du « monde objectif », qui est avant tout une croyance populaire, un élément du sens commun et a, sous cet angle, le même statut que l’idée précopernicienne de l’astronomie ptolémaïque qui veut que ce soit le soleil qui tourne autour de la terre <ref>« Le sens commun […] dans la description de cette objectivité [NB : du réel] tombe dans les erreurs les plus grossières, il en est encore, en grande partie, à l’astronomie de Ptolémée », Q 4, 41</ref>.
 
Le matérialisme « vulgaire », aux yeux de Gramsci, est donc une métaphysique, voire une « métaphysiquerie » <ref>Q 8, 177</ref>. Au vrai, pour Gramsci, l’affirmation que seule existe la matière et que donc l’esprit – l’instance  qui fait cette affirmation – est lui-même matière, ne mérite quasiment pas d’être discutée : elle se manifeste sous la forme de la croyance à l’existence de la « réalité extérieure », du « monde objectif », qui est avant tout une croyance populaire, un élément du sens commun et a, sous cet angle, le même statut que l’idée précopernicienne de l’astronomie ptolémaïque qui veut que ce soit le soleil qui tourne autour de la terre <ref>« Le sens commun […] dans la description de cette objectivité [NB : du réel] tombe dans les erreurs les plus grossières, il en est encore, en grande partie, à l’astronomie de Ptolémée », Q 4, 41</ref>.
  
On peut certes discuter historiquement des représentations qui affirment l’existence de la « réalité extérieure », mais, philosophiquement, le sort de ces thèses est, pour Gramsci, réglé : l’existence du monde objectif en dehors de l’homme ne peut évidemment pas être démontrée ; pour quel « point de vue » pourrait-il y avoir une réalité extérieure à l’homme ? Pour le « point de vue du cosmos » ? Mais quel peut-être un tel point de vue ? « On dirait que peut exister une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer depuis cette espèce de “point de vue du cosmos en soi“ et que signifiera un tel point de vue ? » (Q 11, 17).
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On peut certes discuter historiquement des représentations qui affirment l’existence de la « réalité extérieure », mais, philosophiquement, le sort de ces thèses est, pour Gramsci, réglé : l’existence du monde objectif en dehors de l’homme ne peut évidemment pas être démontrée ; pour quel « point de vue » pourrait-il y avoir une réalité extérieure à l’homme ? Pour le « point de vue du cosmos » ? Mais quel peut-être un tel point de vue ? « On dirait que peut exister une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer depuis cette espèce de “point de vue du cosmos en soi“ et que signifiera un tel point de vue ? » <ref>Q 11, 17</ref>.
  
 
Et Gramsci ajoute : « Quand on dit qu’une certaine chose existerait également si l’homme n’existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe [...] dans le mysticisme » <ref>Q 8, 177</ref>. La distance qui sépare, ici, Gramsci de la philosophie « orthodoxe » qui, au même moment – le début des années 1930 – se mettait en place en Union soviétique, et qui serait bientôt connue sous le nom de « Diamat », apparaît sans équivoque. L’idée d’une « dialectique de la nature », en particulier, était tout à fait étrangère à l’inspiration gramscienne : s’il s’agit d’une dialectique de la matière entendue comme « pouvant être connue hors de l’homme », une telle dialectique ne peut être qu’une métaphore, une représentation humaine d’une réalité dont on affirme qu’elle n’est pas humaine, dont on postule la non-humanité.
 
Et Gramsci ajoute : « Quand on dit qu’une certaine chose existerait également si l’homme n’existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe [...] dans le mysticisme » <ref>Q 8, 177</ref>. La distance qui sépare, ici, Gramsci de la philosophie « orthodoxe » qui, au même moment – le début des années 1930 – se mettait en place en Union soviétique, et qui serait bientôt connue sous le nom de « Diamat », apparaît sans équivoque. L’idée d’une « dialectique de la nature », en particulier, était tout à fait étrangère à l’inspiration gramscienne : s’il s’agit d’une dialectique de la matière entendue comme « pouvant être connue hors de l’homme », une telle dialectique ne peut être qu’une métaphore, une représentation humaine d’une réalité dont on affirme qu’elle n’est pas humaine, dont on postule la non-humanité.

Version du 13 décembre 2023 à 11:45

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Chez Gramsci, la notion de matérialisme apparaît principalement sous deux formes : celle du matérialisme français du 18e siècle, matérialisme mécaniste issu du cartésianisme et des Lumières, ou encore, pour Gramsci, « matérialisme vulgaire », et celle du « matérialisme historique ».

L’expression « matérialisme dialectique », quant à elle, n’apparaît qu’une seule fois dans les Cahiers de prison : au paragraphe 22 du cahier 11, et pour être assimilée au « matérialisme vulgaire ». La cible visée dans ce passage par Gramsci est, encore une fois, le le manuel de sociologie marxiste deBoukharine, le saggio comme l’appelle Gramsci [1]. Boukharine distingue deux composantes dans le marxisme : la « doctrine de l’histoire et de la politique », « conçue comme sociologie », ce qui signifie qu’elle est construite sur le modèle des sciences de la nature, dans un sens « étroitement positiviste » (grettamente positivistico), et la philosophie « proprement dite » qui fonde cette sociologie, à savoir le « matérialisme dialectique », qui apparaît alors comme une forme moderne du « vieux matérialisme philosophique, le matérialisme métaphysique, mécaniste, « vulgaire » [2]. En d’autres termes, le marxisme, selon Boukharine, est composé d’une science, dans laquelle on reconnaît le « matérialisme historique », et d’une philosophie, le « matérialisme dialectique », dont on sait qu’il deviendra bientôt en URSS le diamat.

Pour Gramsci, cette scission du marxisme, ou, plus exactement, de la « philosophie de la praxis », en une « science », qui renvoie à la doctrine économique et politique de Marx, Engels et Lénine, et une « philosophie » qui énonce les principes fondamentaux de cette science, est l’un des défauts majeurs du Manuel de Boukharine, le défaut qui fait manquer à celui-ci un véritable traitement de la dialectique. On ne peut comprendre la dialectique, affirme Gramsci, que si on conçoit la philosophie de la praxis, dans son unité, comme une « philosophie intégrale » et absolument nouvelle. Il n’y a pas une « science » de l’histoire et de la politique « subordonnée » à une philosophie, à une conception du monde qui trouve elle-même sa forme dans le « matérialisme dialectique », mais la « philosophie de la praxis », pleinement autonome en tant que « nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée » [3], qui « dépasse », en en conservant les éléments vitaux, la phase précédente, elle-même marquée par l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme.

Reste un matérialisme, le « matérialisme historique », qui est la « philosophie de la praxis » vue sous un certain angle, mais ce matérialisme n’a plus rien à voir avec celui qui, dans la phase historique précédente, s’opposait à l’idéalisme. Ce n’est pas, du reste, par cette opposition à l’idéalisme que le matérialisme historique se définit lui-même ; sa véritable définition renvoie au procès historique, considéré dans son effectivité – Gramsci emploie quelquefois le terme de « terrestréité » [4] - et dans son rapport à la communauté humaine. C’est pourquoi Gramsci préfère, à partir du cahier 8, parler de « philosophie de la praxis » [5].

Le matérialisme « vulgaire »

Le matérialisme professé par Boukharine dans son Manuel renvoie donc, selon Gramsci, au « matérialisme philosophique ou métaphysique ou mécanique (vulgaire, comme disait Marx) » [6]. Selon Gerratana, Gramsci fait ici référence à La Sainte famille, de Marx et Engels, dont il connaît bien, notamment, le passage du chapitre IV, intitulé « Bataille critique contre le matérialisme français », qu’il a traduit en prison.

Marx y décrit de manière très synthétique la genèse du matérialisme français du 18e siècle, qui, explique-t-il, naît de la physique mécaniste de Descartes, une fois celle-ci détachée de la métaphysique cartésienne, et de l’empirisme anglais, en particulier à travers Locke, que Voltaire fait connaître en France et dont les idées sont reprises et développées par Condillac. Pour le matérialisme des Lumières, le « matérialisme français » défendu par Helvétius, La Mettrie, D’Holbach, seule existe « l’étendue » cartésienne, que l’on connaît par les sens, et telle que la physique mécaniste est alors en train de la décrire. Les idées sont elles aussi des « phénomènes » matériels qui relèvent de la même conception mécaniste.

Condillac, pour sa part, écrit Marx, « développa les idées de Locke et démontra que non seulement l’âme, mais encore les sens, non seulement l’art de former les idées, mais encore l’art de la perception sensible, sont affaire d’expérience et d’habitude. » [7].

Ce matérialisme, ajoute Marx, se rattache « nécessairement au communisme et au socialisme » [8], car, « Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe […], c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain » et « Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société. » [9].

Ce matérialisme est précisément celui qui sera plus tard qualifié de « vulgaire ». L’expression « matérialisme vulgaire » n’apparaît pas comme telle dans La Sainte famille, ni, du reste ailleurs sous la plume de Marx, mais on la trouve chez Engels, qui vise à travers elle des auteurs tels que Ludwig Büchner, Carl Vogt ou Jacob Moleschott, fautifs, à ses yeux, de perpétuer ce « matérialisme français classique » qui repose sur la physique purement mécaniste du XVIIè siècle et ignore les changements produits dans la connaissance par l’avènement au statut de sciences de la chimie et de la biologie ; un matérialisme qui souffre, en outre, de « son incapacité à concevoir le monde comme un processus » [10].

C’est pourtant ce matérialisme que, selon Gramsci, Boukharine défend dans son Manuel ; un matérialisme « mécaniste », positiviste, qui met en jeu l’idée que seule la matière existe, qui affirme le primat de celle-ci sur les idées, bref, qui développe la thèse de l’origine matérielle des idées, lesquelles sont conçues comme des sortes de formes cérébrales. Cette affirmation ne pouvant être démontrée - seule une idée pourrait le faire, la « matière » elle-même, en tant qu’opposée à l’idée, ne peut rien démontrer - il faut postuler la matérialité de l’idée. Il s’agit d’un point de vue métaphysique. L’héritage sélectif cartésien – la séparation de la « science » cartésienne de la métaphysique qui la fonde – se transforme en une nouvelle métaphysique, mécaniste et positiviste.

Le matérialisme des Lumières et le matérialisme selon Lange

Gramsci, dans le sillage de Croce, renvoie, pour ce qui concerne la définition et l’histoire du matérialisme à l’ouvrage de Friedrich Albert Lange Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque [11]. Le matérialisme, doctrine selon laquelle il n’existe pas d’autre substance que la matière et qui fait de l’esprit une propriété de celle-ci, y est défini comme un monisme, opposé au dualisme de l’esprit et du corps. Le matérialisme est ainsi une doctrine qui porte sur la nature de l’être, il est ontologique, et ne doit pas être confondu, explique Lange, avec le réalisme scientifique ou avec l’empirisme, qui sont des doctrines gnoséologiques, portant sur le fondement de la connaissance. C’est pourquoi Lange ne fait pas figurer – à la surprise et au scandale de Plekhanov [12] – le matérialisme historique parmi les doctrines « matérialistes » : le matérialisme historique, selon Lange, n’a rien à voir avec le matérialisme classique, le matérialisme métaphysique, le matérialisme ontologique.

En vérité, explique Gramsci [13], le terme « matérialisme », dans la première moitié du XIXe siècle, ne renvoyait pas seulement à la doctrine philosophique proprement dite – selon laquelle il n’y a qu’une seule « substance », la matière – mais à tous les « contenus » mobilisés lors des polémiques auxquelles a donné lieu l’émergence des Lumières. Le terme « matérialisme » a été utilisé, en particulier, par les catholiques, en opposition au « spiritualisme », pour caractériser « toutes les doctrines philosophiques qui excluent du domaine de la pensée la transcendance et donc en réalité tout le panthéisme et l’immanentisme », ainsi que tout comportement politique « réaliste » c’est-à-dire qui s’opposait à des courants « romantiques », mettant en avant des « nébulosités vagues et des abstractions sentimentales » [14]. « Matérialisme » a donc un sens bien plus large que celui qui lui est traditionnellement attribué et, sous cet angle, désigne même l’hégélianisme, voire toute la « philosophie classique allemande ». C’est dans un tel contexte que Marx se dit lui-même matérialiste.

Le matérialisme et Hegel

Gramsci a été formé au marxisme par la lecture de Labriola et de Croce. S’agissant du rapport à Hegel, sa position est celle exprimée par le Croce qui, de 1896, dans son article sur la « forme scientifique » du « matérialisme historique » [15], expliquait que les formules de Marx sur son rapport à Hegel, à savoir que la philosophie de Hegel marche sur la tête et qu’il faut la remettre sur ses pieds, avaient été prises trop au sérieux. Ainsi, par exemple, « remettre sur ses pieds » la philosophie de Hegel, ne pouvait certainement pas consister à affirmer le primat de la matière sur l’esprit et l’origine matérielle des idées : l’Idée hégélienne ne doit pas être confondue avec les idées des hommes. Le « renversement » de la philosophie hégélienne ne pourrait avoir un tel sens que si Hegel soutenait que le réel matériel est un produit des « idées des hommes ». Ce n’est pas ce qu’il dit ; Hegel parle de l’« Idée », avec un grand I, c’est-à-dire de l’histoire. Par là, le « renversement », « remise sur pieds » de l’Idée, ne peut logiquement consister que dans la thèse de l’histoire comme « système de forces » et non plus principe unitaire spiritualiste. Le « renversement » de la dialectique hégélienne apparaît ainsi comme une méthode liée à la thèse d’une histoire concrète immanente. Croce, dans le même texte, évoqué par Gramsci au paragraphe 41 du cahier 10, insiste sur le fait que les termes « matérialisme », « spiritualisme », « monisme », « dualisme », n’ont pas de sens pour le marxisme, qui décrit des éléments concrets – matériels, naturels, mais aussi l’homme concret – et ne ramène jamais ces éléments concrets à une catégorie elle-même porteuse d'une métaphysique.

Les acteurs du mouvement social du 19e siècle et leurs théoriciens, dont Marx et Engels, ont eu besoin, à un certain moment, non seulement de la portée critique du matérialisme français du 18e siècle, mais aussi de sa dimension proprement « métaphysique », pour éduquer les masses populaires, dont la culture était, dit Gramsci, « médiévale » et pour qui le matérialisme « vulgaire », à savoir l’affirmation du primat de la matière et, autre forme de ce primat, de « l’objectivité de la réalité extérieure », constituait un fondement, une évidence du sens commun, dont l’origine même, souligne Gramsci, était religieuse : « “Politiquement“, la conception matérialiste est proche du peuple, du sens commun ; elle est étroitement liée à de nombreuses croyances et préjugés, à toutes les superstitions populaires (sorcellerie, esprits, etc.). Cela se voit dans le catholicisme populaire et spécialement dans l’orthodoxie byzantine. La religion populaire est matérialiste de manière crasse... ». [16].

Cette position, avant tout politique, a donné naissance au marxisme dit « orthodoxe », tel qu’il est représenté par le Manuel de Boukharine. Par « marxistes orthodoxes », Gramsci entend, au-delà de Boukharine, principalement Plekhanov et ses émules, et il n’est pas loin de ranger Engels lui même dans cette catégorie : « Il est certain que chez Engels (Antidühring) on trouve beaucoup d’éléments qui peuvent conduire aux déviations du Saggio. On oublie qu’Engels, bien qu’il y ait travaillé longtemps, n’a laissé que peu de matériaux sur l’oeuvre promise pour démontrer que la dialectique est une loi cosmique et on exagère en affirmant l’identité de pensée entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis » [17]. Bref, Gramsci se démarque de l’idée de « dialectique de la nature » en quoi il voit l’une des « théories baroques » du Saggio de Boukharine.

Il reste, en revanche, silencieux à l’égard de Lénine, qu’il ne range pas parmi les plékhanoviens, ainsi qu’à l’égard des principaux acteurs de la vie philosophique en URSS durant les années 1920, qu’il ne connaît probablement pas très bien et pour lesquels, présumant qu’ils sont « léninistes », il ne veut ou ne peut pas davantage se prononcer que pour Lénine lui-même. Parmi les « marxistes orthodoxes », Gramsci range aussi très certainement les théoriciens de la IIe Internationale -Kautsky en tête -, auxquels précisément le terme d’« orthodoxie » était appliqué depuis la crise du révisionnisme, et dont Gramsci n’avait jamais été proche – ce n’est pas auprès d’eux qu’il s’est formé au marxisme – et qu’il avait indirectement brocardés dans son article de 1918 sur la «révolution contre le Capital » [18].

La « réalité du monde extérieur »

Le matérialisme « vulgaire », aux yeux de Gramsci, est donc une métaphysique, voire une « métaphysiquerie » [19]. Au vrai, pour Gramsci, l’affirmation que seule existe la matière et que donc l’esprit – l’instance qui fait cette affirmation – est lui-même matière, ne mérite quasiment pas d’être discutée : elle se manifeste sous la forme de la croyance à l’existence de la « réalité extérieure », du « monde objectif », qui est avant tout une croyance populaire, un élément du sens commun et a, sous cet angle, le même statut que l’idée précopernicienne de l’astronomie ptolémaïque qui veut que ce soit le soleil qui tourne autour de la terre [20].

On peut certes discuter historiquement des représentations qui affirment l’existence de la « réalité extérieure », mais, philosophiquement, le sort de ces thèses est, pour Gramsci, réglé : l’existence du monde objectif en dehors de l’homme ne peut évidemment pas être démontrée ; pour quel « point de vue » pourrait-il y avoir une réalité extérieure à l’homme ? Pour le « point de vue du cosmos » ? Mais quel peut-être un tel point de vue ? « On dirait que peut exister une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer depuis cette espèce de “point de vue du cosmos en soi“ et que signifiera un tel point de vue ? » [21].

Et Gramsci ajoute : « Quand on dit qu’une certaine chose existerait également si l’homme n’existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe [...] dans le mysticisme » [22]. La distance qui sépare, ici, Gramsci de la philosophie « orthodoxe » qui, au même moment – le début des années 1930 – se mettait en place en Union soviétique, et qui serait bientôt connue sous le nom de « Diamat », apparaît sans équivoque. L’idée d’une « dialectique de la nature », en particulier, était tout à fait étrangère à l’inspiration gramscienne : s’il s’agit d’une dialectique de la matière entendue comme « pouvant être connue hors de l’homme », une telle dialectique ne peut être qu’une métaphore, une représentation humaine d’une réalité dont on affirme qu’elle n’est pas humaine, dont on postule la non-humanité.

S’il ne s’agissait pas d’une métaphore, alors ce ne pourrait être qu’une « métaphysiquerie ». On ne connaît les phénomènes qu’ « en rapport avec l’homme », ce qui tend à indiquer que l’idée d’une objectivité hors de l’homme ne peut prendre d’autre forme que celle d’une « chose en soi », d’un « noumène », qui ne peut être l’objet que d’une foi et non d’une connaissance. « La question de l’“objectivité extérieure du réel“ » est « liée au concept de la “chose en soi“ et du “noumène“ kantien, écrit Gramsci [23], « Il semble difficile, précise-t-il, d’exclure que la “chose en soi“ soit une dérivation de l’“objectivité extérieure du réel“ », renvoyant par ailleurs, s’agissant de la « `chose en soi´ kantienne » à « ce qui est écrit dans la Sainte famille ». Gerratana a relevé combien ce renvoi à l’oeuvre de Marx était « en réalité peu clair » [24], émettant l’hypothèse qu’il s’agirait d’une interprétation personnelle, de la part de Gramsci, du second paragraphe, intitulé « Le mystère de la construction spéculative », du chapitre V de la Sainte famille. La question de la chose en soi, en effet, n’y est pas abordée directement par Marx, lequel, dans ce passage, donne une explication argumentée de la manière dont on crée la « substance » à partir du réel – le « fruit » à partir de la pomme, de la poire, de l’amande…, le « fruit » devenant la substance de tous les fruits, de tout fruit – puis comment on retrouve le fruit réel à partir du concept de fruit abstrait, par le mouvement de la substance qui s’exprime elle-même comme pomme, poire, amande…, le moment final de cette exposition étant la « construction spéculative » hégélienne, la « substance » devenant alors la totalité auto-construite des « fruits » concrets.

La « chose en soi » n’est donc présente ici qu’en arrière-plan : pour qui en reste au premier moment du mouvement décrit par Marx, celui de l’abstraction, c’est-à-dire avant la « construction spéculative » hégélienne, la question du statut du « fruit » abstrait se pose en effet : quelle est la réalité du « fruit » ? Quel est le statut, autrement dit, de la « substance » ? Dans le contexte de ce premier moment, elle ne peut être que « noumène ». D’où le paradoxe inaperçu par Boukharine de sa propre position : le marxisme « orthodoxe » qu’il incarne aux yeux de Gramsci, refuse absolument, sur les traces du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, la notion de « chose en soi », qui réintroduit un principe transcendant, mais soutient pourtant l’existence d’une réalité extérieure à l’homme, qui ne peut être qu’un en soi, et dont l’origine, répète Gramsci, est religieuse : c’est la religion qui a enseigné à l’homme que le monde avait été crée avant lui, qu’il avait trouvé le monde tout fait et donc existant hors de lui. Pour Gramsci, la véritable discussion philosophique de cette croyance consiste dans son historicisation - la ramener à un élément du sens commun construit historiquement par la religion -. C’est la rupture avec la métaphysique classique et celle avec « l’en soi » kantien qui porte en quelque sorte au jour les évidences d’une pensée immanente, à savoir qu’il n’y a d’autre point de vue que celui d’où émane le discours sur le réel, rupture effectuée par Hegel.

Pour la « philosophie de la praxis », dans la perspective de Gramsci, les « phénomènes » ne renvoient pas à une « chose en soi », mais aux intérêts sociaux en jeu. Ils « sont des qualités que l’homme distingue en fonction de ses intérêts pratiques » [25]. La formulation laisse entendre que les phénomènes sont une vue partielle d’un tout qui existe indépendamment de leur saisie par l’homme, mais Gramsci ne formule pas pour autant la thèse matérialiste de l’existence d’un réel « derrière » les phénomènes, son éventuel « matérialisme » réside dans l’idée que les « phénomènes » que nous étudions à travers la science, mais d’une manière générale, tous ceux qui sont impliqués dans et par notre réflexion, par la pensée en acte, n’épuisent pas le réel ; il n’y a pas un réel « derrière » les phénomènes, mais un réel à venir, pensé comme un quelque chose «  encore inconnu », mais connaissable et qui sera un jour connu. Ce réel est donc pensé, implicitement, comme existant déjà, mais il s’agit là d’une manière de penser dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser [26].

Comment penser cette « réalité à venir » ? Gramsci pose le problème en Q 10, 42 : « Existe-t-il une “réalité“ extérieure au penseur individuel […] inconnue (c’est-à-dire encore inconnue, mais non pour cela “inconnaissable“, de l’ordre du noumène) au sens historique, et qui est “découverte“ (au sens étymologique), ou bien, rien ne se “découvre“ dans le monde spirituel (c’est-à-dire que rien ne se révèle), mais s’“invente“ et s’“impose“ au monde de la culture ? » [27]. S’agit-il, autrement dit, d’une réalité non encore connue, mais connaissable et qui a vocation à être « découverte », une foisr ôté le couvercle qui la cachait ? Auquel cas il s’agira d’une réalité qui existe en effet hors du penseur individuel, mais de manière historique ; ou bien faut-il entendre cette « réalité » comme une réalité, non pas « découverte », mais « inventée » par le penseur singulier et « imposée » aux autres acteurs sociaux par les structures sociales ? Gramsci ne fournit pas de réponse directe à cette question. On notera, cependant, l’écho que cette interrogation sur la « découverte » opposée à « l’invention » trouve chez le Wittgenstein qui, à peu près à la même époque, montre que le mathématicien ne « découvre » pas un chemin déjà tracé, existant avant lui, mais invente ce chemin et le communique, lequel chemin sera ensuite, éventuellement, adopté par tous, la « manière de faire » d’un certain mathématicien étant par là détachée de l’expérience faite par ce mathématicien et posée comme « intemporelle ». Cette manière de faire, qui consiste à inventer le chemin, d’une part, apparaît comme une découverte, et d’autre part, est imposée à tous par la collectivité et les moyens d’imposition dont celle-ci dispose, en particulier par l’éducation [28].

Toujours est-il que, pour la philosophie de la praxis selon Gramsci, la dite « réalité extérieure » n’existe pas « en dehors de l’homme, mais devant lui, comme une réalité qui est à « découvrir » ou à « inventer », et qu’une formule possible serait de considérer cette réalité comme toujours « inventée », à travers une construction qui n’est jamais représentée autrement que comme une « découverte ». Bref, la notion de « réalité extérieure » n’a de sens, aux yeux de Gramsci, que comme réalité historique. Si l’on voulait en faire une analyse ontologique, il apparaîtrait, sans doute, qu’elle relève de la « tradition » au sens donné à ce terme par la phénoménologie ou l’herméneutique philosophique. Ce débat, cependant, a-t-il, aux yeux de Gramsci, ou plus exactement aux yeux de ce que vise Gramsci, à savoir le passage historique de la « nécessité à la liberté » - la praxis - une importance déterminante ? Il est à mener, sans aucun doute, mais au niveau qui est le sien, dans la durée qui lui est propre, et entre « spécialistes »...

  1. Nicolaï Boukharine, La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire, Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the. Gramsci en fait une critique systématique dans les Cahiers de prison.
  2. Q 11, 22, 1425
  3. Q 7, 29, 877
  4. Voir Q 10 II, 31, Q 11, 27
  5. Jusqu’au cahier 8, l’expression « matérialisme historique » est employé systématiquement par Gramsci ; l’expression « philosophie de la praxis » apparaît principalement dans les cahiers 10 et 11, c’est-à-dire à partir de 1932
  6. Q 7, 29, 877
  7. Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte famille ou Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts 1845, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.html, p. 134
  8. ’’Ibid.’’
  9. ’’Ibid.’’
  10. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, édition électronique réalisée par Vincent Gouysse à partir du Tome III des Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels publié en 1970 aux Editions du Progrès, Moscou. https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/engels-feuerbach-et-la-fin-de-la-philosophie-classique-allemande.pdf, p. 10. D’où l’incompréhension, pointée par Engels, du darwinisme par une certaine science
  11. Friedrich-Albert Lange, ‘’Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque’’, trad. B. Pommerol, Scheicher Frères, Paris, 1910, édition numérique : http://classiques.uqac.ca/classiques/lange_FA/Histoire_materialisme_t1/Histoire_materialisme_t1.html
  12. Q 11, 16
  13. Q 8, 211
  14. Gramsci fait référence, ici, à Mazzini. Q 11, 16
  15. Voir Benedetto Croce, Materialismo storico ed economia marxistica, Larerza, 1973
  16. Q 16, 9
  17. Q 11, 34
  18. Publié dans l’Avanti ! Du 24/11/1917. Voir : A. Gramsci, Scritti politici, a cura di Paolo Spriano, Editori Riuniti, 1973. Edition électronique : https://albertosoave.files.wordpress.com/2014/01/, I, pp. 53-54
  19. Q 8, 177
  20. « Le sens commun […] dans la description de cette objectivité [NB : du réel] tombe dans les erreurs les plus grossières, il en est encore, en grande partie, à l’astronomie de Ptolémée », Q 4, 41
  21. Q 11, 17
  22. Q 8, 177
  23. Q 10, 46
  24. Voir la note de Gerratana à Q 10, 46
  25. Q 10, II, 40
  26. ’’Ibid.’’
  27. Q 10, 42
  28. Voir : Ludwig Wittgenstein, Cours sur les fondements des mathématiques. Cambridge, 1939, Mauvezin, Editions TER, 1995