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Gramsci : Ricardo et la « convertibilité » réciproque de la philosophie, de la politique et de l’économie

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En mai 1932, Gramsci écrit à sa belle sœur Tatiana Schucht, une lettre dont une partie est destinée à son ami Piero Sraffa, lequel est installé depuis 1927 à Cambridge où il avait été appelé par Keynes, qui l’avait chargé, entre autre, de travailler à l’édition des œuvres complètes de David Ricardo. « J'aimerais savoir s'il existe quelque ouvrage spécial, même en anglais, sur la méthode de recherche propre à Ricardo dans les sciences économiques et sur les innovations que Ricardo a introduites dans la critique méthodologique ». Et Gramsci précise : « Je pars des deux concepts, fondamentaux pour la science économique, de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“ que l'on doit, me semble-t-il, à Ricardo et je raisonne ainsi : - n'est-ce pas sur ces deux concepts qu'on s'est fondé pour réduire la conception « immanentiste » de l'histoire, - exprimée en un langage idéaliste et spéculatif par la philosophie classique allemande, - à une «immanence » réaliste immédiatement historique dans laquelle la loi de causalité des sciences naturelles a été débarrassée de ce qu'elle comportait de mécaniste et s'est synthétiquement identifiée au raisonnement dialectique de l'hégélianisme ? » [1]. Il s’agit en somme d’ essayer de comprendre si Ricardo, à travers ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » n’aurait pas joué un rôle important, non seulement en ce qui concerne la « science économique », mais aussi pour « l’histoire de la philosophie », et plus particulièrement, s’il n’a pas « contribué à inciter les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » - autrement dit Marx et Engels - « à dépasser la philosophie »hégélienne et à élaborer un nouvel historicisme, débarrassé de toute trace de logique spéculative ? » [2].

Sraffa, en juin, répond – par l’intermédiaire de Tatiana Schucht – que la question de Gramsci l’embarrasse : en ce qui concerne la place de Ricardo dans l’histoire de la philosophie, il faudrait qu’il y réfléchisse et qu’il étudie de plus près, au-delà des textes de Ricardo lui-même, ceux des « premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » [3]. Par ailleurs, ajoute-t-il, il aimerait avoir « quelques explications sur les deux concepts de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“, que Nino [Gramsci] appelle fondamentaux et auxquels, en les mettant entre guillemets, il semble attribuer une signification technique : j’avoue que je ne comprends pas bien à quoi ils renvoient, et quant au second, j’avais moi l’habitude de le considérer plutôt comme une des caractéristiques de l’économie vulgaire » [4]. Enfin, précise Sraffa, « Ricardo était, et est toujours resté, un agent de change de culture médiocre : avant de se mettre, entre 30 et 40 ans, à l’étude de l’économie, il avait étudié, pour son propre compte, après ses 25 ans, la chimie et la géologie : il a lu des œuvres philosophiques (Bayle et Locke) après ses 40 ans, sur le conseil de James Mill. Mais il est clair également d’après ses écrits, me semble-t-il, que le seul élément culturel qu’on peut trouver chez lui est dérivé des sciences naturelles » [5].

On sait enfin que l’échange sur Ricardo entre les deux amis s’arrête alors, à l’été 1932, à cause du durcissement imposé aux prisonniers par l’administration de la prison en ce qui concerne la correspondance autorisée [6].

Quelle est donc la lecture gramscienne de Ricardo ? Que sont, en particulier, ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance », dont Gramsci attribue la paternité à Ricardo et qui, selon lui, sont des fondements de la « science économique » ?

Gramsci et ‘’L’histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours’’

Gramsci, en prison, n’a pas d’accès direct à Ricardo. Il mène sa réflexion « économique » essentiellement, d’une part, à partir des articles, des discussions, des recensions et critiques d’ouvrages qu’il peut lire dans les revues qu’il consulte, d’autre part, à l’aide du livre de Charles Gide et Charles Rist : ‘’Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours’’ [7]. La question de savoir si Gramsci disposait réellement « sur sa table de travail », de l’ouvrage de Gide et Rist, reste controversée : le livre ne figure pas, en effet, dans la liste de ceux qu’il avait à sa disposition à la prison de Turi. Gramsci pourrait cependant l’avoir lu avant son incarcération ; cette lecture elle-même n’est pas documentée, mais ne peut pas être écartée. Un point, cependant, est assuré : que ce soit avant ou pendant son incarcération, Gramsci a bien lu l’’’Histoire...’’ de Gide et Rist, la précision des références qu’il y fait le garantit [8].

Reste que les concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » ne se trouvent, en tant que tels, ni chez Ricardo, ni dans le chapitre de l’’’Histoire...’’ consacré à ce dernier et qui a été rédigé par Gide. De ce chapitre, Gramsci retiendra les remarques sur la méthode de l’économiste anglais : « Sa méthode hypothétique, écrit Gide, avec les “supposons que…“ qui reviennent sans cesse et sont comme sa marque de fabrique, rendent la lecture très fatigante. Cette méthode abstraite a cependant donné à la science une impulsion prolongée et revit aujourd’hui dans l’école mathématique » [9]. Un peu plus loin dans l’ouvrage, Gramsci aura pu lire également un exposé de cette démarche abstraite et déductive à laquelle peuvent être rattachés les « supposons que » de Ricardo. La « méthode déductive » y est présentée comme celle qu’ont adoptée tous les économistes, quelle que soit l’école dont ils se réclament ; cet exposé, nourri de références plus directes, a certainement pu conduire Gramsci à forger lui-même les expressions de « marché déterminé » et de « loi de tendance ».

Au chapitre intitulé « L’école historique », les auteurs de L’’’Histoire…’’, font état, en effet, des critiques portées par ceux qu’ils appellent les « historistes » - Knies, Hildebrand, Roscher – aux tenants de « l’économie politique pure ». Ces critiques portent en particulier sur « l’universalisme » de celle-ci et « l’abus qu’elle fait de la méthode déductive ». Les « historistes » reprochent aux grands classiques d’avoir « cru que les lois économiques formulées par [eux] se réalisaient en tout lieu et en tout temps » [10]. Les « historistes » insistent à cet égard sur la distinction qu’il convient de faire entre « les lois de la physique ou de la chimie » et les « lois économiques » : celles-ci sont « provisoires » et « conditionnelles » ; elles sont provisoires car le « mouvement de l’histoire » fait surgir de nouveaux faits dont il s’agit pour l’économiste de rendre compte ; conditionnelles car elles ne sont vérifiées que dans un contexte précis et tant que ce contexte ne change pas. Contre cette critique, Gide et Rist font remarquer, tout d’abord, que cette spécificité des lois économiques n’en est pas une : les lois de la physique et de la chimie, par exemple, sont elles aussi provisoires et conditionnelles, et, si elles paraissent avoir une « fixité et une certitude très supérieures à celles des lois économiques, c’est simplement que les conditions où elles sont vérifiables sont beaucoup plus universellement réalisées... » [11].

Les deux auteurs notent ensuite que le caractère provisoire et conditionnel des lois économiques n’est pas ignoré des « économistes purs ». Ils citent ainsi Stuart Mill, lequel disait que les lois économiques « sont fondées sur la supposition d’une certaine réunion de circonstances et énoncent comment une cause donnée opérerait dans ces circonstances, à supposer qu’il n’y en eût pas d’autres combinées avec elles. » [12]. C’est ainsi, du reste, remarquent-ils, qu’un économiste très éloigné des « historistes » tel que Marshall, a pu définir les lois économiques comme un « énoncé de tendances économiques » [13]. Les lois économiques ne représentent pas une causalité clairement déterminée comme le fait, croit-on, la physique, mais un mouvement qui ‘’tend’’ vers un certain modèle défini dans le cadre d’un contexte précis.

Bref, si les expressions de « marché déterminé » et de « lois de tendance » ne sont pas littéralement employées dans l’ouvrage de Gide et Rist, c’est bien là que Gramsci va trouver le contenu qu’il leur donne.

  1. Antonio Gramsci, Lettres de prison (1926-1934), traduit de l’Italien par Hélène Albani, Christian Depuyper et Georges Saro. Paris : Éditions Gallimard, 1971,édition électronique http://dx.doi.org/doi:10.1522/030147462, vol. II, p. 227
  2. Ibid.
  3. Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori riuniti, 1991, p. 74).
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Voir à ce sujet l’introduction de Valentino Gerratana à : Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori Riuniti, 1991
  7. Charles Gide et Charles Rist, ‘’Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours’’, Librairie de la société du recueil Sirey, 1922
  8. Voir à ce sujet : Giuliano Guzzone, « Une source française de la pensée économique de Gramsci. L’’’Histoire des doctrines économiques’’ de Charles Gide et Charles Rist dans les ‘’Cahiers de prison’’ », in ‘’La France d’Antonio Gramsci’’, sous la dir. de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, ENS Éditions, 2021.
  9. Charles Gide et Charles Rist, ‘’Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours’’, O. C., p. 161
  10. ’’Ibid.’’ p. 464
  11. ’’Ibid.’’ p. 466
  12. ’’Ibid.’’ p. 467
  13. ’’Ibid. p. 467, ce sont Gide et Rist qui soulignent