Pour plus d'informations, voir Une Gramscipedia

Gramsci : Ricardo et la « convertibilité » réciproque de la philosophie, de la politique et de l’économie : Différence entre versions

De Gramscipedia
Sauter à la navigation Sauter à la recherche
Ligne 28 : Ligne 28 :
 
Gramsci entend donc défendre les « économistes classiques », les économistes « purs » - en l’occurrence les économistes libéraux que sont Einaudi et Jannaccone - contre les théoriciens du fascisme, contre les Ugo Spirito qui ignorent ce qu’est véritablement la science économique, et critiquent chez les économistes la méthode déductive car celle-ci repose sur une « abstraction » qui éloignerait du réel. Gramsci insiste, en particulier, sur le fait que la « détermination » mise en œuvre par les économistes classiques, le type de causalité invoquée par eux, précisément à travers les concepts de « marché déterminé » et de « lois de tendance », ne sont pas ceux des sciences de la nature. La « détermination » du marché prend sens dans un contexte précis, ''déterminé'', et les « lois » qu’on y relève renvoient à un  mouvement, à un procès ''tendant'' vers un schéma théorique abstrait qui dessine, écrit Gramsci, la « logique formelle » de ce « marché déterminé ». « L’accusation à l’économie traditionnelle d’être conçue de manière “naturaliste“ et “déterministe“ est « sans fondement », affirme-t-il au § 216 du cahier 8 <ref>Q 8, 216, 1077. « … les économistes classiques, ajoutait Gramsci, ne doivent pas s’être préoccupés beaucoup de la question “métaphysique“ du déterminisme et toutes leurs déductions et calculs sont basés sur la prémisse du “supposons que“. »</ref>. « Il ne s’agit pas, expliquait-il un peu plus haut, au § 128 du même cahier 8, de “découvrir“ une loi métaphysique du “déterminisme“, et non plus d’établir une loi “générale“ de causalité. Il s’agit de voir comment dans le développement général se constituent des forces relativement “permanentes“ qui opèrent avec une certaine régularité et un certain automatisme » <ref>Q 8, 128, 1019</ref>.
 
Gramsci entend donc défendre les « économistes classiques », les économistes « purs » - en l’occurrence les économistes libéraux que sont Einaudi et Jannaccone - contre les théoriciens du fascisme, contre les Ugo Spirito qui ignorent ce qu’est véritablement la science économique, et critiquent chez les économistes la méthode déductive car celle-ci repose sur une « abstraction » qui éloignerait du réel. Gramsci insiste, en particulier, sur le fait que la « détermination » mise en œuvre par les économistes classiques, le type de causalité invoquée par eux, précisément à travers les concepts de « marché déterminé » et de « lois de tendance », ne sont pas ceux des sciences de la nature. La « détermination » du marché prend sens dans un contexte précis, ''déterminé'', et les « lois » qu’on y relève renvoient à un  mouvement, à un procès ''tendant'' vers un schéma théorique abstrait qui dessine, écrit Gramsci, la « logique formelle » de ce « marché déterminé ». « L’accusation à l’économie traditionnelle d’être conçue de manière “naturaliste“ et “déterministe“ est « sans fondement », affirme-t-il au § 216 du cahier 8 <ref>Q 8, 216, 1077. « … les économistes classiques, ajoutait Gramsci, ne doivent pas s’être préoccupés beaucoup de la question “métaphysique“ du déterminisme et toutes leurs déductions et calculs sont basés sur la prémisse du “supposons que“. »</ref>. « Il ne s’agit pas, expliquait-il un peu plus haut, au § 128 du même cahier 8, de “découvrir“ une loi métaphysique du “déterminisme“, et non plus d’établir une loi “générale“ de causalité. Il s’agit de voir comment dans le développement général se constituent des forces relativement “permanentes“ qui opèrent avec une certaine régularité et un certain automatisme » <ref>Q 8, 128, 1019</ref>.
  
On notera que la méthode déductive mise en cause par les « historistes » rappelle la démarche de Marx lui-même, qui établissait, dans ''Le Capital'', ce que Gramsci appelle ici une « logique formelle », en l’occurrence celle du procès capitaliste, la logique abstraite qui permet ensuite de décrire un « concret déterminé », c’est-à-dire de reconstituer la réalité capitaliste telle qu’elle se donne à voir dans son histoire. Contre Croce, qui décrivait la théorie marxiste de la valeur comme une « comparaison elliptique » <ref>Q 7, 42, 890</ref> , valant pour une société qui n’existe pas encore, ce que montrerait le fait que Marx y fait abstraction du rôle de l’État, Gramsci voit, quant à lui, chez Marx, une réflexion prolongeant la théorie de la valeur de Ricardo, lequel fait abstraction du rôle de l’État pour pouvoir formuler une « hypothèse “économique“ pure » ; il s’agit, chez Ricardo, « d’une théorie résultant de la réduction à la pure “économicité“ des faits économiques, c’est-à-dire de la détermination maximum du “libre jeu des forces économiques“. » <ref> ''Ibid.''>/ref>. C’est cette même réduction à la « pure économicité » qu’effectuait Marx avec sa théorie de la valeur-travail <ref>Gramsci est encore plus explicite, parlant du « problème fondamental de la science économique “pure“, c’est-à-dire [...] la recherche et […] l’identification de ce qu’est le concept et le fait économique, indépendant des autres concepts et faits qui relèvent des autres sciences, et par fait économique, il faut encore entendre le fait “production et distribution des biens économiques matériels’ et pas tous les faits qui peuvent être compris dans le concept d’“économie“ tel qu’il apparaît chez Croce (pour qui même l’amour, par exemple, est un fait économique etc.). », ''Ibid.'' 891</ref>.
+
On notera que la méthode déductive mise en cause par les « historistes » rappelle la démarche de Marx lui-même, qui établissait, dans ''Le Capital'', ce que Gramsci appelle ici une « logique formelle », en l’occurrence celle du procès capitaliste, la logique abstraite qui permet ensuite de décrire un « concret déterminé », c’est-à-dire de reconstituer la réalité capitaliste telle qu’elle se donne à voir dans son histoire. Contre Croce, qui décrivait la théorie marxiste de la valeur comme une « comparaison elliptique » <ref>Q 7, 42, 890</ref> , valant pour une société qui n’existe pas encore, ce que montrerait le fait que Marx y fait abstraction du rôle de l’État, Gramsci voit, quant à lui, chez Marx, une réflexion prolongeant la théorie de la valeur de Ricardo, lequel fait abstraction du rôle de l’État pour pouvoir formuler une « hypothèse “économique“ pure » ; il s’agit, chez Ricardo, « d’une théorie résultant de la réduction à la pure “économicité“ des faits économiques, c’est-à-dire de la détermination maximum du “libre jeu des forces économiques“. »<ref> ''Ibid.''</ref>. C’est cette même réduction à la « pure économicité » qu’effectuait Marx avec sa théorie de la valeur-travail <ref>Gramsci est encore plus explicite, parlant du « problème fondamental de la science économique “pure“, c’est-à-dire [...] la recherche et […] l’identification de ce qu’est le concept et le fait économique, indépendant des autres concepts et faits qui relèvent des autres sciences, et par fait économique, il faut encore entendre le fait “production et distribution des biens économiques matériels’ et pas tous les faits qui peuvent être compris dans le concept d’“économie“ tel qu’il apparaît chez Croce (pour qui même l’amour, par exemple, est un fait économique etc.). », ''Ibid.'' 891</ref>.
  
 
Bref, Gramsci soutient, tout à la fois contre les théoriciens du fascisme et contre Croce, les « économistes classiques », en particulier Ricardo, et leurs héritiers, « économistes purs » - en Italie Jannaccone et Einaudi – car ce sont eux qui, à ses yeux, ont mis au point la méthode, dite par Gide et Rist d’« abstraction » et de « déduction », par laquelle peut être instituée une science de l’économie ; « l’abstraction » reprochée aux économistes classiques est précisément ce qui permet de forger des outils ayant prise sur le réel. Ces outils, tels que les concepts abstraits de « marché déterminé » et de « loi de tendance », appuyés sur les modèles de la libre concurrence et du pur monopole, et qui sont, aux yeux de Gramsci, comme il l’écrit à Sraffa, des « concepts fondamentaux de la science économique ».
 
Bref, Gramsci soutient, tout à la fois contre les théoriciens du fascisme et contre Croce, les « économistes classiques », en particulier Ricardo, et leurs héritiers, « économistes purs » - en Italie Jannaccone et Einaudi – car ce sont eux qui, à ses yeux, ont mis au point la méthode, dite par Gide et Rist d’« abstraction » et de « déduction », par laquelle peut être instituée une science de l’économie ; « l’abstraction » reprochée aux économistes classiques est précisément ce qui permet de forger des outils ayant prise sur le réel. Ces outils, tels que les concepts abstraits de « marché déterminé » et de « loi de tendance », appuyés sur les modèles de la libre concurrence et du pur monopole, et qui sont, aux yeux de Gramsci, comme il l’écrit à Sraffa, des « concepts fondamentaux de la science économique ».

Version du 2 avril 2023 à 11:17

En mai 1932, Gramsci écrit à sa belle sœur Tatiana Schucht, une lettre dont une partie est destinée à son ami Piero Sraffa, lequel est installé depuis 1927 à Cambridge où il avait été appelé par Keynes, qui l’avait chargé, entre autre, de travailler à l’édition des œuvres complètes de David Ricardo. « J'aimerais savoir s'il existe quelque ouvrage spécial, même en anglais, sur la méthode de recherche propre à Ricardo dans les sciences économiques et sur les innovations que Ricardo a introduites dans la critique méthodologique ». Et Gramsci précise : « Je pars des deux concepts, fondamentaux pour la science économique, de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“ que l'on doit, me semble-t-il, à Ricardo et je raisonne ainsi : - n'est-ce pas sur ces deux concepts qu'on s'est fondé pour réduire la conception « immanentiste » de l'histoire, - exprimée en un langage idéaliste et spéculatif par la philosophie classique allemande, - à une «immanence » réaliste immédiatement historique dans laquelle la loi de causalité des sciences naturelles a été débarrassée de ce qu'elle comportait de mécaniste et s'est synthétiquement identifiée au raisonnement dialectique de l'hégélianisme ? » [1]. Il s’agit en somme d’ essayer de comprendre si Ricardo, à travers ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » n’aurait pas joué un rôle important, non seulement en ce qui concerne la « science économique », mais aussi pour « l’histoire de la philosophie », et plus particulièrement, s’il n’a pas « contribué à inciter les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » - autrement dit Marx et Engels - « à dépasser la philosophie »hégélienne et à élaborer un nouvel historicisme, débarrassé de toute trace de logique spéculative ? » [2].

Sraffa, en juin, répond – par l’intermédiaire de Tatiana Schucht – que la question de Gramsci l’embarrasse : en ce qui concerne la place de Ricardo dans l’histoire de la philosophie, il faudrait qu’il y réfléchisse et qu’il étudie de plus près, au-delà des textes de Ricardo lui-même, ceux des « premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » [3]. Par ailleurs, ajoute-t-il, il aimerait avoir « quelques explications sur les deux concepts de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“, que Nino [Gramsci] appelle fondamentaux et auxquels, en les mettant entre guillemets, il semble attribuer une signification technique : j’avoue que je ne comprends pas bien à quoi ils renvoient, et quant au second, j’avais moi l’habitude de le considérer plutôt comme une des caractéristiques de l’économie vulgaire » [4]. Enfin, précise Sraffa, « Ricardo était, et est toujours resté, un agent de change de culture médiocre : avant de se mettre, entre 30 et 40 ans, à l’étude de l’économie, il avait étudié, pour son propre compte, après ses 25 ans, la chimie et la géologie : il a lu des œuvres philosophiques (Bayle et Locke) après ses 40 ans, sur le conseil de James Mill. Mais il est clair également d’après ses écrits, me semble-t-il, que le seul élément culturel qu’on peut trouver chez lui est dérivé des sciences naturelles » [5].

On sait enfin que l’échange sur Ricardo entre les deux amis s’arrête alors, à l’été 1932, à cause du durcissement imposé aux prisonniers par l’administration de la prison en ce qui concerne la correspondance autorisée [6].

Quelle est donc la lecture gramscienne de Ricardo ? Que sont, en particulier, ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance », dont Gramsci attribue la paternité à Ricardo et qui, selon lui, sont des fondements de la « science économique » ?

Gramsci et L’histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours

Gramsci, en prison, n’a pas d’accès direct à Ricardo. Il mène sa réflexion « économique » essentiellement, d’une part, à partir des articles, des discussions, des recensions et critiques d’ouvrages qu’il peut lire dans les revues qu’il consulte, d’autre part, à l’aide du livre de Charles Gide et Charles Rist : Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours [7]. La question de savoir si Gramsci disposait réellement « sur sa table de travail », de l’ouvrage de Gide et Rist, reste controversée : le livre ne figure pas, en effet, dans la liste de ceux qu’il avait à sa disposition à la prison de Turi. Gramsci pourrait cependant l’avoir lu avant son incarcération ; cette lecture elle-même n’est pas documentée, mais ne peut pas être écartée. Un point, cependant, est assuré : que ce soit avant ou pendant son incarcération, Gramsci a bien lu l’Histoire... de Gide et Rist, la précision des références qu’il y fait le garantit [8].

Reste que les concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » ne se trouvent, en tant que tels, ni chez Ricardo, ni dans le chapitre de l’Histoire... consacré à ce dernier et qui a été rédigé par Gide. De ce chapitre, Gramsci retiendra les remarques sur la méthode de l’économiste anglais : « Sa méthode hypothétique, écrit Gide, avec les “supposons que…“ qui reviennent sans cesse et sont comme sa marque de fabrique, rendent la lecture très fatigante. Cette méthode abstraite a cependant donné à la science une impulsion prolongée et revit aujourd’hui dans l’école mathématique » [9]. Un peu plus loin dans l’ouvrage, Gramsci aura pu lire également un exposé de cette démarche abstraite et déductive à laquelle peuvent être rattachés les « supposons que » de Ricardo. La « méthode déductive » y est présentée comme celle qu’ont adoptée tous les économistes, quelle que soit l’école dont ils se réclament ; cet exposé, nourri de références plus directes, a certainement pu conduire Gramsci à forger lui-même les expressions de « marché déterminé » et de « loi de tendance ».

Au chapitre intitulé « L’école historique », les auteurs de L’Histoire…, font état, en effet, des critiques portées par ceux qu’ils appellent les « historistes » - Knies, Hildebrand, Roscher – aux tenants de « l’économie politique pure ». Ces critiques portent en particulier sur « l’universalisme » de celle-ci et « l’abus qu’elle fait de la méthode déductive ». Les « historistes » reprochent aux grands classiques d’avoir « cru que les lois économiques formulées par [eux] se réalisaient en tout lieu et en tout temps » [10]. Les « historistes » insistent à cet égard sur la distinction qu’il convient de faire entre « les lois de la physique ou de la chimie » et les « lois économiques » : celles-ci sont « provisoires » et « conditionnelles » ; elles sont provisoires car le « mouvement de l’histoire » fait surgir de nouveaux faits dont il s’agit pour l’économiste de rendre compte ; conditionnelles car elles ne sont vérifiées que dans un contexte précis et tant que ce contexte ne change pas. Contre cette critique, Gide et Rist font remarquer, tout d’abord, que cette spécificité des lois économiques n’en est pas une : les lois de la physique et de la chimie, par exemple, sont elles aussi provisoires et conditionnelles, et, si elles paraissent avoir une « fixité et une certitude très supérieures à celles des lois économiques, c’est simplement que les conditions où elles sont vérifiables sont beaucoup plus universellement réalisées... » [11].

Les deux auteurs notent ensuite que le caractère provisoire et conditionnel des lois économiques n’est pas ignoré des « économistes purs ». Ils citent ainsi Stuart Mill, lequel disait que les lois économiques « sont fondées sur la supposition d’une certaine réunion de circonstances et énoncent comment une cause donnée opérerait dans ces circonstances, à supposer qu’il n’y en eût pas d’autres combinées avec elles. » [12]. C’est ainsi, du reste, remarquent-ils, qu’un économiste très éloigné des « historistes » tel que Marshall, a pu définir les lois économiques comme un « énoncé de tendances économiques » [13]. Les lois économiques ne représentent pas une causalité clairement déterminée comme le fait, croit-on, la physique, mais un mouvement qui tend vers un certain modèle défini dans le cadre d’un contexte précis.

Bref, si les expressions de « marché déterminé » et de « lois de tendance » ne sont pas littéralement employées dans l’ouvrage de Gide et Rist, c’est bien là que Gramsci va trouver le contenu qu’il leur donne

 « Marché déterminé » et « loi de tendance »

Le concept de « marché déterminé » apparaît pour la première fois dans les Cahiers au § 30 du cahier 7, daté de février 1931. D’emblée Gramsci lie ce concept aux hypothèses opposées d’un marché de concurrence pure ou de pur monopole. La source directe de l’expression devient alors claire, et elle sera confirmée plus tard, en mars 1932, au § 216 du cahier 8 : Gramsci s’inspire d’un texte de Pasquale Jannaccone, la recension critique que fait celui-ci, dans La Riforma Sociale, la revue qu’il dirige avec Luigi Einaudi, d’un ouvrage de Ugo Spirito, La critica dell’economia liberale. Ugo Spirito attaquait lui-même les « économistes classiques » et les économistes « purs », en l’occurrence représentés précisément par Einaudi et Jannaccone, au nom d’une conception « fasciste de gauche » de l’économie mettant en avant les corporations. Ugo Spirito, ici, pour Gramsci, lecteur de l’Histoire des doctrines économiques... de Gide et Rist, est sans aucun doute à rapprocher des « historistes », qui critiquent notamment l’usage de la méthode déductive en économie.

Jannaccone, dans sa recension, faisait clairement comprendre qu’à ses yeux, les auteurs se reconnaissant dans l’approche de l’économie défendue par Spirito n’étaient pas de véritables économistes, sans quoi ils auraient su que « désormais, dans la science économique, les deux expressions de libre concurrence et de monopole ne sont que deux formules pour indiquer de manière synthétique la conjonction d’un certain nombre de conditions, dont la présence rend le marche déterminé, alors que l’absence d’une seule le rend indéterminé. » [14]. C’est ainsi Jannaccone, explique Gramsci au § 216 du cahier 8, qui ferait le lien entre la méthode déductive utilisée par les « économistes classiques », et résumée dans les « supposons que » de Ricardo, et cette idée d’un « marché déterminé ». La libre concurrence et le monopole pur apparaissent alors comme des modèles théoriques, délimitant le cadre dans lequel les « supposons que » de Ricardo prennent leur valeur opératoire. Entre les pôles de la libre concurrence et du monopole pur peut se mettre en place ce que Gramsci appelle « l’automatisme » du procès économique. C’est dans ce cadre que l’outil mathématique, pilier des sciences de la nature, peut également être utilisé en économie. C’est par là, enfin, que peut naître une science économique.

Ces modèles dessinent le schéma théorique pouvant être appliqué à une situation concrète spécifique, le cadre délimitant l’ensemble des possibles dans lequel va s’inscrire le réel, sous la forme d’un « marché déterminé », constitué de la « conjonction d’un certain nombre de conditions ». Dans ce contexte, les lois économiques deviennent alors des « lois de tendance » : elles décrivent comment les processus réels ‘’tendent’’ vers les modèles théoriques, en prenant en compte « quelles variations peut apporter […] l’un ou l’autre élément de la réalité, qui n’est jamais “pure“ » [15].

Gramsci entend donc défendre les « économistes classiques », les économistes « purs » - en l’occurrence les économistes libéraux que sont Einaudi et Jannaccone - contre les théoriciens du fascisme, contre les Ugo Spirito qui ignorent ce qu’est véritablement la science économique, et critiquent chez les économistes la méthode déductive car celle-ci repose sur une « abstraction » qui éloignerait du réel. Gramsci insiste, en particulier, sur le fait que la « détermination » mise en œuvre par les économistes classiques, le type de causalité invoquée par eux, précisément à travers les concepts de « marché déterminé » et de « lois de tendance », ne sont pas ceux des sciences de la nature. La « détermination » du marché prend sens dans un contexte précis, déterminé, et les « lois » qu’on y relève renvoient à un mouvement, à un procès tendant vers un schéma théorique abstrait qui dessine, écrit Gramsci, la « logique formelle » de ce « marché déterminé ». « L’accusation à l’économie traditionnelle d’être conçue de manière “naturaliste“ et “déterministe“ est « sans fondement », affirme-t-il au § 216 du cahier 8 [16]. « Il ne s’agit pas, expliquait-il un peu plus haut, au § 128 du même cahier 8, de “découvrir“ une loi métaphysique du “déterminisme“, et non plus d’établir une loi “générale“ de causalité. Il s’agit de voir comment dans le développement général se constituent des forces relativement “permanentes“ qui opèrent avec une certaine régularité et un certain automatisme » [17].

On notera que la méthode déductive mise en cause par les « historistes » rappelle la démarche de Marx lui-même, qui établissait, dans Le Capital, ce que Gramsci appelle ici une « logique formelle », en l’occurrence celle du procès capitaliste, la logique abstraite qui permet ensuite de décrire un « concret déterminé », c’est-à-dire de reconstituer la réalité capitaliste telle qu’elle se donne à voir dans son histoire. Contre Croce, qui décrivait la théorie marxiste de la valeur comme une « comparaison elliptique » [18] , valant pour une société qui n’existe pas encore, ce que montrerait le fait que Marx y fait abstraction du rôle de l’État, Gramsci voit, quant à lui, chez Marx, une réflexion prolongeant la théorie de la valeur de Ricardo, lequel fait abstraction du rôle de l’État pour pouvoir formuler une « hypothèse “économique“ pure » ; il s’agit, chez Ricardo, « d’une théorie résultant de la réduction à la pure “économicité“ des faits économiques, c’est-à-dire de la détermination maximum du “libre jeu des forces économiques“. »[19]. C’est cette même réduction à la « pure économicité » qu’effectuait Marx avec sa théorie de la valeur-travail [20].

Bref, Gramsci soutient, tout à la fois contre les théoriciens du fascisme et contre Croce, les « économistes classiques », en particulier Ricardo, et leurs héritiers, « économistes purs » - en Italie Jannaccone et Einaudi – car ce sont eux qui, à ses yeux, ont mis au point la méthode, dite par Gide et Rist d’« abstraction » et de « déduction », par laquelle peut être instituée une science de l’économie ; « l’abstraction » reprochée aux économistes classiques est précisément ce qui permet de forger des outils ayant prise sur le réel. Ces outils, tels que les concepts abstraits de « marché déterminé » et de « loi de tendance », appuyés sur les modèles de la libre concurrence et du pur monopole, et qui sont, aux yeux de Gramsci, comme il l’écrit à Sraffa, des « concepts fondamentaux de la science économique ».

Il n’en reste pas moins que Gramsci reprend, lui aussi, le reproche, rapporté par Gide et Rist, que font les « historistes » aux « économistes classiques », à savoir que ceux-ci ont « cru que les lois économiques formulées par [eux] se réalisaient en tout lieu et en tout temps » [21]. Il y a bien, en effet, une critique à mener de la « science économique » telle que l’élaborent les « économistes purs », lesquels « posent ces éléments [le « marché déterminé » et son « automatisme »] comme “éternels“, “naturels“ » [22] alors qu’il s’agit de considérer ces « concepts fondamentaux » de l’économie « dans leur historicité ».

Cette critique de la science économique classique ne peut se faire que par la prise en compte des rapports de forces entre les forces sociales mises en jeu par le procès de production et de redistribution, c’est-à-dire la prise en compte du conflit ouvert entre les classes qui agissent au sein du procès économique et qui structure celui-ci. Une telle prise en compte n’est possible que du point de vue de la classe qui tend à se libérer de la domination qu’elle subit dans le cadre du processus économique, à savoir le prolétariat. C’est du point de vue de celui-ci que peut être appréhendée l’historicité de concepts tels que ceux de « marché déterminé » ou « loi de tendance ». En un mot, la critique de « l’économie classique », que Marx a menée, est l’affaire de la « philosophie de la praxis ».

  1. Antonio Gramsci, Lettres de prison (1926-1934), traduit de l’Italien par Hélène Albani, Christian Depuyper et Georges Saro. Paris : Éditions Gallimard, 1971,édition électronique http://dx.doi.org/doi:10.1522/030147462, vol. II, p. 227
  2. Ibid.
  3. Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori riuniti, 1991, p. 74).
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Voir à ce sujet l’introduction de Valentino Gerratana à : Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori Riuniti, 1991
  7. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, Librairie de la société du recueil Sirey, 1922
  8. Voir à ce sujet : Giuliano Guzzone, « Une source française de la pensée économique de Gramsci. L’Histoire des doctrines économiques de Charles Gide et Charles Rist dans les Cahiers de prison », in La France d’Antonio Gramsci, sous la dir. de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, ENS Éditions, 2021.
  9. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, O. C., p. 161
  10. Ibid. p. 464
  11. Ibid. p. 466
  12. Ibid. p. 467
  13. Ibid. p. 467, ce sont Gide et Rist qui soulignent
  14. P. Jannaccone, « Scienza, critica e realtà economica », La Riforma Sociale, décembre 1930
  15. Q 7, 30, 878
  16. Q 8, 216, 1077. « … les économistes classiques, ajoutait Gramsci, ne doivent pas s’être préoccupés beaucoup de la question “métaphysique“ du déterminisme et toutes leurs déductions et calculs sont basés sur la prémisse du “supposons que“. »
  17. Q 8, 128, 1019
  18. Q 7, 42, 890
  19. Ibid.
  20. Gramsci est encore plus explicite, parlant du « problème fondamental de la science économique “pure“, c’est-à-dire [...] la recherche et […] l’identification de ce qu’est le concept et le fait économique, indépendant des autres concepts et faits qui relèvent des autres sciences, et par fait économique, il faut encore entendre le fait “production et distribution des biens économiques matériels’ et pas tous les faits qui peuvent être compris dans le concept d’“économie“ tel qu’il apparaît chez Croce (pour qui même l’amour, par exemple, est un fait économique etc.). », Ibid. 891
  21. L’histoire des doctrines économiques…, O. C., p. 464
  22. Q 8, 128, 1018