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L'« onorevole » Gramsci

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Texte de l’intervention de Gramsci à la Chambre le 16 mai 192 à propos de la loi contre la Franc-maçonnerie. Il s’agit du seul discours prononcé par Gramsci à la Chambre en tant que député.

Président :

La parole est à l’onorevole Gramsci.

Gramsci :

Le projet de loi contre les sociétés secrètes a été présenté à la Chambre comme un projet de loi contre la Franc-maçonnerie ; il s’agit du premier acte réel du fascisme pour affirmer ce que le Parti fasciste appelle sa révolution. Nous, comme Parti communiste, nous voulons rechercher, non seulement le pourquoi de la présentation du projet de loi contre les organisations en général, mais également pourquoi le Parti fasciste a présenté cette loi comme dirigée principalement contre la Franc-maçonnerie.

Nous avons été parmi ceux, peu nombreux, qui ont pris le fascisme au sérieux, déjà quand il semblait que le fascisme n’était qu’une farce sanglante, quand on ne répétait autour du fascisme que les lieux communs sur la « psychose de guerre », quand tous les partis cherchaient à endormir la population travailleuse en présentant le fascisme comme un phénomène superficiel, de très courte durée.

En novembre 1920, nous avons prévu que le fascisme allait arriver au pouvoir – chose alors inconcevable pour les fascistes eux-mêmes- si la classe ouvrière n’arrivait pas à freiner à temps, avec les armes, son avancée sanglante.

Le fascisme affirme donc aujourd’hui pratiquement vouloir « conquérir l’État ». Que signifie cette expression désormais devenue lieu commun ? Et quelle signification a, en ce sens, la lutte contre la Franc-maçonnerie ?

Puisque nous pensons que cette phase de la « conquête fasciste » est une des plus importantes qu’ait traversé l’État italien, et par là qu’elle nous concerne, nous qui savons que nous représentons les intérêts de la grande majorité du peuple italien, les ouvriers et les paysans, nous croyons qu’une analyse, même rapide, de la question est nécessaire.

Qu’est-ce que la Franc-maçonnerie ? Vous avez fait beaucoup de discours sur la signification spirituelle, sur les courants idéologiques qu’elle représente, etc., mais tout cela, ce sont des formes d’expression dont vous vous servez seulement pour vous tromper réciproquement, tout en sachant que vous le faites.

La Franc-maçonnerie, étant donné la façon dont s’est constituée l’unité de l’Italie, étant donné la faiblesse initiale de la bourgeoisie capitaliste italienne, [la Franc-maçonnerie] a été le seul parti réel et efficace que la classe bourgeoise a eu pendant longtemps. Il ne faut pas oublier qu’un peu moins de vingt ans après l’entrée à Rome des Piémontais, le Parlement a été dissous et le corps électoral a été réduit, d’environ trois millions d’électeurs, à huit cent mille.

[Cette mesure] a été l’aveu explicite, de la part de la bourgeoisie, qu’elle était une infime minorité de la population, si, après vingt ans d’unité, elle a été contrainte de recourir aux moyens les plus extrêmes d’une dictature pour se maintenir au pouvoir, pour écraser ses ennemis de classe, qui étaient les ennemis de l’État unitaire.

Qui étaient ces ennemis ? C’était principalement le Vatican, c’était les jésuites, et il faut rappeler à l’ onorevole Martire qu’à côté des jésuites qui revêtent la soutane, il y a les jésuites laïques, qui eux n’ont aucun signe spécial pour indiquer leur ordre religieux.

Dans les premières années qui ont suivi la fondation du royaume, les jésuites ont déclaré explicitement, dans toute une série d’articles publiés par Civiltà cattolica, quel était le programme politique du Vatican et des classes qui représentaient alors le Vatican, c’est-à-dire les vieilles classes semi-féodales, de tendance bourbonienne dans le Midi, ou de tendance autrichienne en Lombardie-Vénétie, des forces sociales très nombreuses que la bourgeoisie capitaliste n’a jamais réussi à contenir, bien qu’elle représentait elle-même un progrès et un principe révolutionnaire. Les jésuites de la Civiltà cattolica, et donc le Vatican, indiquaient comme but de leur politique, en premier lieu, le sabotage de l’État unitaire, à travers l’abstention parlementaire, à travers les obstacles mis à toutes les activités de l’État libéral qui pouvaient corrompre et détruire l’ordre ancien ; en second lieu, la création d’une armée de réserve rurale à opposer à l’avancée du prolétariat, puisque, dès 1871, les jésuites prévoyaient que sur le terrain de la démocratie libérale allait naître le mouvement prolétaire, qu’allait se développer un mouvement révolutionnaire.

L’ onorevole Martire a déclaré aujourd’hui que l’unité spirituelle de la nation italienne a été enfin atteinte, aux dépens de la Franc-maçonnerie.

Puisque la Franc-maçonnerie a représenté en Italie l’idéologie et l’organisation réelle de la classe bourgeoise capitaliste, qui est contre la Franc-maçonnerie est contre le libéralisme, contre la tradition politique de la bourgeoisie italienne. Les classes rurales qui, dans le passé, étaient représentées par le Vatican, le sont aujourd’hui principalement par le fascisme ; il est logique par conséquent que le fascisme ait remplacé le Vatican et les jésuites dans la tâche historique par laquelle les classes les plus arriérées de la population mettent sous leur contrôle la classe qui a été progressiste dans le développement de la civilisation ; voilà la signification de l’unité spirituelle atteinte par la nation italienne, qui aurait été un phénomène de progrès il y a cinquante ans, et, aujourd’hui, est au contraire le phénomène le plus important de régression…

[Interruptions]

La bourgeoisie industrielle n’a pas été capable de freiner le mouvement ouvrier, elle n’a été capable de contrôler ni le mouvement ouvrier, ni le mouvement rural révolutionnaire. Le premier mot d’ordre instinctif et spontané du fascisme, après l’occupation des usines, a donc été celui -ci : « Les ruraux contrôleront la bourgeoisie urbaine qui ne sait pas se montrer forte contre les ouvriers ».

Si je ne me trompe pas, onorevole Mussolini, votre thèse alors n’était pas celle-là, et entre le fascisme rural et le fascisme urbain, vous disiez préférer le fascisme urbain…

Mussolini, président du Conseil des ministres :

Je dois vous interrompre pour vous rappeler le grand éloge du fascisme rural que j’ai fait dans un article de 1921-1922.