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Tiresias l'aveugle, ''Sotto la Mole'', avril 1918

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Sotto la Mole, chronique de Gramsci du 18 avril 1918 pour Il Grido del Popolo, https://freeditorial.com/en/books/sotto-la-mole-1916-1920-vol-iii/readonline. Traduction PG

« La Stampa » racconte comment, à Ostria, dans les Marches, vit un pauvre gamin aveugle, qui a prophétisé que la guerre finira avant la fin de l’année 1918. Le petit prophète n’était pas aveugle avant la prophétie : mais sa cécité était inséparable de sa nouvelle qualité ; il est devenu aveugle aussitôt après avoir réjoui les hommes avec l’heureuse nouvelle de leur libération prochaine du sanglant cauchemar.

Ostria est dans les Marches (près de Senigallia, précise « La Stampa »), l’hospice du Cottolengo est à Turin. Il y a deux semaines, on affirmait que dans la pieuse maison du Cottolengo, une enfant, douée d’esprit prophétique, avait commencé à prévoir toute une série de petits événements. Tout d’un coup, elle affirma savoir quand la guerre allait finir, mais elle refusa de le dire parce qu’elle était sûre de devenir aveugle. Comme le gamin d’Ostria (à ce qu’on dit), elle fut examinée par des spécialistes, ses yeux furent reconnus exempts de toute prédisposition à la cécité. Elle fut poussée à parler, elle récita sa prophétie et devint immédiatement aveugle. Turin-stria, comme en 1916 Turin-Padoue, Saint Antoine et le frère du couvent des capucins. Une prophétie par an, une paix par an. Mais, en 1918 l’esprit populaire a fait sienne la tradition, l’a embellie de la poésie naïve qui vivifie ses créations spontanées. La qualité de prophète fut de nouveau jointe à l’infortune de la cécité. Le grec Tirésias était aveugle : la limpide clarté de sa pensée était enfermée dans un corps opaque, clos à toute impression actuelle. C’est l’inéluctable compensation que la nature demande à ses exceptions : il y a un principe de pensée de justice. C’est un destin atroce, comme celui de Cassandre, qui n’est pas crue, qui connaît les événements futurs, les voit se rapprocher, sait qui sera emporté e pleure, et parle, mais ne trouve que des hommes sceptiques, indifférents, qui n’agissent pas, qui ne s’opposent pas au destin. Cassandre vit un drame plus individuel, c’est la création d’une poésie cultivée, déjà littérairement raffinée. Tirésias est populaire, il est plastique : l’infortune prend un aspect extérieur dans sa personne, avant d’être intérieur, et plus qu’il n’est intérieur, le drame est physique, la piété est immédiate, elle n’a pas besoin de réflexion ni de raisonnement pour surgir. Cela semble peu de chose ; c’est au contraire une expérience énorme, que seule la tradition populaire pouvait réussir à éprouver et à rendre concrète.

Le Dixième Chant de l’Enfer de Dante, la fortune qu’il a eu dans la critique et par sa diffusion, dépend de cette expérience. Farinata et Cavalcante sont punis pour avoir trop voulu voir dans l’au-delà, sortant par là de la discipline catholique : ils sont punis par la non-connaissance du présent. Mais le drame de cette punition a échappé à la critique. Farinata est admiré pour l’action plastique de sa fierté, parce qu’il se dresse, dominateur, dans l’horreur de l’enfer. Cavalcante est négligé, pourtant il est, lui, frappé à mort par un mot : « il eut », qui lui fait croire que son fils est mort. Il ne connaît pas le présent : il voit le futur et, dans le futur, son fils est mort ; dans le présent ? Un doute qui est une torture, et dans ce doute une épouvantable punition, un drame immense qui s’accomplit en peu de mots. Mais un drame difficile, compliqué, qui, pour être compris, a besoin de réflexion et de raisonnement ; qui, par sa rapidité et son intensité, glace d’horreur, mais après un examen critique. Cavalcante ne voit pas, mais n’est pas aveugle, il n’y a pas d’évidence corporelle plastique de son malheur. Dante est, ici, un poète cultivé. La tradition populaire veut la plasticité, elle a une poésie plus naïve et immédiate.

Le gamin d’Ostria, la fillette de la pieuse Maison du Cottolengo, sont précisément deux chants de la poésie populaire : poésie, rien d’autre que poésie…

(18 avril 1918)