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Structure, superstructures, « bloc historique »

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La distinction « structure-superstructure » est omniprésente chez Gramsci. Elle détermine notamment l’analyse politique que les dirigeants du mouvement ouvrier ont à mener : « C’est le problème des rapports entre structure et superstructures qu’il faut établir de manière exacte et résoudre pour atteindre une juste analyse des forces qui agissent dans l’histoire d’une période déterminée... »[1].

Dans les Cahiers de prison, Gramsci s’appuie constamment sur le texte de Marx où cette distinction entre « base » et « superstructure » apparaît en premier, à savoir la « Préface » à la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859, texte qu’il connaît très bien pour l’avoir traduit lui-même[2], et il n’est peut-être pas exagéré de considérer l’élaboration du concept de « philosophie de la praxis », dans les Cahiers, comme un commentaire de la « Préface » de 1859.

"Contribution à la critique de l'économie politique", édition électronique de l'UQAC

Aussi bien Gramsci associe-t-il toujours, dans sa réflexion sur la distinction « structure-superstructure », deux idées essentielles du texte de Marx.

  1. Les « rapports de production » correspondent à « un certain degré de développement des forces matérielles de production », et constituent la « structure économique » de la société, la « base réelle » « concrète » sur laquelle est élaborée la superstructure juridique et politique[3].
  2. Une formation sociale ne disparaît pas tant qu’en son sein les forces productives qui l’ont fait naître peuvent continuer à se développer, autrement dit, tant que les rapports de production existants ne se transforment pas en obstacle au développement des forces productives. En outre, lorsque la question du changement des rapports de production apparaît, le développement même des forces productives a fait émerger les conditions matérielles de ce changement, c’est pourquoi, écrit Marx, « l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre »[4].

Cette idée sera plus tard au centre de la critique althussèrienne de Gramsci. Althusser juge, en effet, que des phrases telles que : « un mode de production ne disparaît jamais avant qu’il ait épuisé toutes les ressources de ses forces productives », et « l’humanité ne se propose que les tâches qu’elle peut accomplir », sont « absurdes » et « littéralement ne veulent rien dire »[5]. Il s’agit de tautologies habillées de spéculatif et relevant de la téléologie hégélienne : « … pour Gramsci, qui pense dans une bonne philosophie idéaliste de l’histoire, le cours de l’histoire est d’avance orienté ; l’histoire a un sens, donc une fin »[6] et si Marx a pu écrire de telles « absurdités » dans la « Préface » à la ‘’Critique’’ de 1859, c’est qu’il n’avait pas encore, alors, pleinement accompli la rupture épistémologique qui devait lui permettre de composer ‘’Le Capital’’. Il va de soi qu’aux yeux d’Althusser, ce pli hégélien doit être mis en relation avec l’autre point essentiel de sa critique de Gramsci, à savoir l’oubli par celui-ci de la « base » elle-même, l’oubli de la « structure », au cœur de laquelle naissent les rapports de production et le conflit entre bourgeoisie et prolétariat. Si Gramsci est un penseur des superstructures, c’est, selon Althusser, au sens où il ne voit et n’analyse que celles-ci.

Chez Gramsci, cependant, la dichotomie « base - superstructure » prend la forme d’une distinction entre la « structure » et les « superstructures » – dans les ‘’Cahiers’’, le terme apparaît quasiment toujours au pluriel – comme s’il s’agissait de mettre en rapport un élément abstrait – la structure – et des éléments concrets – les superstructures. La distinction, chez lui, ne peut pas, en effet, être pensée hors de l’affirmation descriptive du procès social – et historique – dont les deux phrases incriminées par Althusser exposent le principe. Tout au long des Cahiers, Gramsci insiste sur le fait que traiter la distinction « structure - superstructure » abstraitement, sans la rattacher à la description, éventuellement tautologique, voire en apparence finaliste, mais concrète et précise, du procès historique où elle se met en place, a pour conséquence une conception mécanique de l’histoire qui conduit à des erreurs d’analyse et de stratégie politique, et qui porte en elle l’affirmation d’un matérialisme inconsciemment métaphysique. C’est tout le sens de la critique en règle qu’il mène, dans les ‘’Cahiers’’, du « Traité de sociologie marxiste » de Boukharine[7].

Pour Gramsci, ce qu’Althusser considère comme l’expression d’un hégélianisme encore trop présent chez Marx, constitue en réalité la description du procès historique conçu comme immanent : dans la distinction structure-superstructures, il importe avant tout de ne pas faire de la structure une fondation du procès historique qui, comme telle, parce que fondation, n’appartiendrait pas à celui-ci. Il s’agit de prendre en compte le « lien nécessaire et vital »[8] qui unit la structure et les superstructures, et que seul un concept tout à fait essentiel dans la pensée de Gramsci permet de saisir : celui de « bloc historique ». Une autre notion prend alors, dans ce contexte, une importance primordiale : celle d’unité « organique ». Or, « l’organique », chez Gramsci, comme nous essaierons de le montrer, est placé sous les figures de la « traduction » et de son corollaire la « traductibilité ».

Le « bloc historique »

Gramsci attribue la paternité du concept de « bloc historique » à Georges Sorel[9]. En réalité, l’expression même n’apparaît nulle part chez celui-ci et, comme l’a souligné Gerratana dans l’édition de 1975 des ‘’Cahiers de prison’’, c’est à la notion de « mythe », telle que Sorel la développe dans l’introduction de ‘’Réflexions sur la violence’’ (1908), que Gramsci fait référence[10].

« Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux, écrit Sorel, se représentent leur action prochaine sous forme d’images de batailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais de nommer ‘’mythes’’ ces constructions dont la connaissance offre tant d’importance pour l’historien »[11]. C’est le mythe qui explique, par exemple, « Le sacrifice que le soldat de Napoléon faisait de sa vie, pour avoir l’honneur de travailler à une épopée “éternelle“ et de vivre dans la gloire de la France tout en se disant “qu’il serait toujours un pauvre homme“. »[12]. Le christianisme primitif, la Réforme, la Révolution de 1789, les « mazziniens », sont, pour Sorel, avec la grève générale, des exemples de tels mythes.

La force du mythe tient à ce qu’il ne peut être réfuté, contrairement à l’utopie, laquelle est « le produit d’un travail intellectuel », « l’oeuvre de théoriciens qui, après avoir observé et discuté les faits, cherchent à établir un modèle... » ; l’utopie est « une construction démontable dont certains morceaux ont été taillés de manière à pouvoir passer […] dans une législation prochaine ». Elle peut donc, par sa nature même, être discutée et, éventuellement, réfutée.

Le mythe, au contraire, a pour caractéristique de ne pas être « démontable ». Il n’est pas, en effet, une « description de choses », il n’a pas pour fonction d’expliquer ou de rendre compte, il est l’expression des volontés diverses et multiples qui s’agrègent pour constituer une volonté collective, il exprime les « convictions d’un groupe » ; aussi bien est-il « indécomposable en parties » et « il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d’images, comme on décompose une chose en ses éléments, […] il faut les prendre en bloc comme des forces historiques »[13].

D’où ressort que, si Gramsci doit peut-être à Sorel l’accent mis sur le rôle dans le procès historique des grandes superstructures telles que la religion, il lui doit surtout l’idée que ce rôle s’exerce à travers l’unité fondamentale de la forme historique considérée. S’il est question, ici, de « bloc », c’est que les éléments qui composent celui-ci ne peuvent pas être séparés les uns des autres ; le bloc historique n’est pas la somme de ses éléments, comme si on présupposait que ceux-ci ont une existence par eux-mêmes, indépendamment de ce bloc qu’ils forment. Chez Gramsci, l’idée de « bloc historique » renvoie à des ensembles d’individus organisés en groupes sociaux à partir de liens concrets - essentiels en ce qu’ils assurent à chacun son existence singulière - que matérialisent les objets, dans leur plus grande diversité - du quotidien, techniques ou autres -, les lieux – le monde naturel dans toute sa profondeur -, les usages, les relations sociales, de dépendance, de rivalité etc. dans leurs expressions multiples – économiques, politiques, culturelles… Ces éléments, qui ne peuvent être isolés les uns des autres, forment, plus encore qu’une société, un ‘’monde’’, et on doit voir en eux, plutôt que des existences autonomes, indépendantes, des points de vue sur le « bloc » qu’ils constituent.

Le « bloc historique », en somme, est quelque chose comme l’unité, au sens de plus petit élément - l’élément insécable - du processus historique, un morceau d’histoire qui, lui, peut être considéré en tant que tel. Le bloc historique, nous dit Gramsci, est à penser comme de « l’organique », comme un organisme vivant. Aussi bien utilise-t-il, pour le décrire, une métaphore biologique, en l’occurrence anatomique : pas davantage que le corps humain n’est constitué d’un squelette auquel on ajouterait la peau, le bloc historique n’est constitué des éléments rassemblés sous le concept de « structure » auxquels on ajouterait ceux renvoyant aux « superstructures ». Certes, c’est bien le squelette et non la peau qui maintient le corps debout, tout comme c’est la structure qui détermine le mouvement du bloc historique ; il n’en reste pas moins, remarque Gramsci, que « la situation de l’homme écorché n’est pas très plaisante »[14], que, du reste, le malheureux, sans sa peau, a toutes les chances de mourir, et que, si, en assemblant un squelette et de la peau, on obtient un corps, ce corps ne sera plus du vivant[15]. Le corps vivant est l’unité ‘’organique’’ de ses éléments.

L’interprétation gramscienne de la pensée de Marx, à savoir la traduction de celle-ci en « philosophie de la praxis », repose sur cette idée que le sens d’une formation sociale n’est pas dans l’un de ses éléments, ni dans leur somme arithmétique, mais dans l’unité organique à laquelle ils appartiennent. Tel est donc le « bloc historique » : quelque chose comme un organisme, qui apparaît, se développe et disparaît, dans un mouvement de transformation permanente, bref, l’unité organique du procès historique. C’est dans cet horizon que, selon Gramsci, les analyses marxistes doivent être situées et menées.

Superstructures et « autoconscience »

Les éléments constituants cette unité organique peuvent, en effet, être analysés selon la description marxiste, en « structure » et « superstructures ». Le terme « structure » recouvre, on l’a dit, le « mode de production » et les « rapports de production » qui caractérisent celui-ci. La structure renvoie aux éléments constitutifs de l’économie capitaliste décrits par Marx : la marchandise, la monnaie, la valeur… ; elle renvoie également aux rapports qu’entretiennent la classe des propriétaires des moyens de production – la bourgeoisie – et celle de ceux qui n’ont à vendre que leur force de travail – le prolétariat ; elle renvoie, enfin, au processus de reproduction de ces éléments : la dynamique, ici, est celle de la « reproduction élargie » - dans laquelle la quantité de marchandises produites et vendues, transformées en argent, est supérieure à celle des moyens mis en œuvre dans le cours du cycle de production. C’est la logique de la reproduction élargie qui anime les rapports de production et qui détermine la formation des groupements sociaux au sein du bloc historique. A quoi Gramsci ajoute que cette formation des groupes est fonction « du degré d’homogénéité et d’autoconscience » qu’ils atteignent[16].

De l’« autoconscience », en effet, mouvement de prise de conscience collective, naissent les « superstructures », c’est-à-dire. pour Gramsci, ce qui donne forme au mode de production, aux rapports de production, au « bloc historique ». Chez lui, le terme de « superstructures » recouvre, d’une manière générale, tout ce qui relève des « usages », en incluant dans ceux-ci les usages les plus quotidiens, mais aussi tout ce qui se traduit en « culture », depuis les usages linguistiques jusqu’aux arts, aux sciences et aux techniques, à quoi s’ajoutent les rites collectifs, la religion, la vie politique, la vie administrative, des simples acteurs de celles-ci jusqu’aux institutions, les « idéologies » enfin.

L’apparition des superstructures correspond à un mouvement réflexif de prise de conscience, à propos duquel Gramsci parle de « catharsis » : « on peut employer le terme de “catharsis“ pour indiquer le passage du moment simplement économique (ou égoïste-passionnel) au moment éthico-politique, c’est-à-dire l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes. »[17]. Au § 38 du ‘’Cahier’’ 4, consacré aux « rapports entre structure et superstructures », et parlant de la « conscience politique », Gramsci donne une idée de ce qu’est cette « élaboration supérieure de la structure en superstructure ». Il y distingue trois « moments »[18].

Le premier se situe sur un plan étroitement économique : un commerçant se sent solidaire d’un autre commerçant, un fabricant d’un autre fabricant, mais le commerçant ne se sent pas solidaire du fabricant, ni, d’une manière générale, d’un non-commerçant, et il en va de même du fabricant. Ce degré correspond à la naissance d’un corporatisme élémentaire, à la prise de conscience de ce qui unit les commerçants entre eux ou les fabricants entre eux, c’est-à-dire à un premier degré de conscience de leur position dans la vie matérielle.

Le second moment est celui de la solidarité qui naît entre certains de ces corporatismes élémentaires : entre commerçants et fabricants par exemple. Le regroupement social s’élargit. Un second niveau d’« autoconscience » apparaît, qui porte sur ce qui unit entre eux commerçants et fabricants, une prise de conscience de leur lien objectif dans le procès productif. La dynamique de ce second degré prépare la sortie du niveau purement corporatiste, purement « économique », dit Gramsci : la prise de conscience de ce qui unit le commerçant et le fabricant se fait, en effet, vis-à-vis d’un extérieur, lequel renvoie à un regroupement encore élargi et, en définitive, à la question de l’État.

Le troisième moment est précisément celui où se pose la question « politique », celui où on quitte la sphère étroitement économique qui était celle des deux moments précédents. La prise de conscience de ce qui rapproche les intérêts corporatistes entre eux. C’est « la phase où les idéologies écloses précédemment entrent en contact et en opposition jusqu’à ce qu’une seule d’entre elles, ou au moins une seule combinaison d’entre elles, tende à prévaloir, à s’imposer, à se répandre sur tout le périmètre, déterminant au-delà de l’unité économique et politique également l’unité intellectuelle et morale, sur un plan non corporatif, mais universel d’hégémonie d’un regroupement social sur les regroupements subordonnés »[19].

A chaque moment de cette « autoconscience », à chaque « degré d’homogénéité » correspondent des usages, des « idéologies », bref, des superstructures, constitutifs du corporatisme élémentaire comme de la sortie de celui-ci à travers des superstructures complexes qui portent les regroupements sociaux jusqu’à constituer des « sociétés » à part entière, avec leurs système de représentations. Mais ce qui se met en place ainsi, c’est la domination d’un regroupement qui fait prévaloir ses représentations sur les autres, par sa capacité à prendre en compte, même s’il le fait selon son intérêt propre, dans ses représentations – et donc dans les superstructures – également les intérêts des groupes dominés, de sorte que s’établit un « équilibre instable » entre ce groupe dominant et les autres.

Le procès historique ne consiste donc pas en une homogénéisation sociale, rendue possible par la formation d’un « bloc » où disparaîtrait les groupes sociaux, les regroupements plus anciens, au profit d’une communauté sans contradictions, sans oppositions ; l’unification sociale qui débouche sur une société à part entière – dont le modèle peut être une nation dotée d’un État, d’une culture nationale, d’une langue nationale, d’une religion dominante… - s’accomplit sur le mode de ‘’l’hégémonie’’ exercée par un groupe social sur les autres composantes de cette société.

C’est dans un tel cadre que l’équilibre entre les différentes forces sociales, atteint sous la forme de cette hégémonie d’un groupe sur les autres, se modifie, se transforme jusqu’à un certain stade où il ne peut plus être maintenu. La logique profonde du mode de production - la logique de la reproduction élargie - est alors entravée et la société concernée peut se trouver dans la situation où ont été développées « toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir » et où de nouveaux rapports sociaux s’imposent.

L’« organique »

Sous l’angle du concept de « bloc historique » ainsi défini, la description laborieuse d’une causalité positiviste entre structure et superstructure, telle que la propose, selon Gramsci, le marxisme du traité de Boukharine, perd toute pertinence. Les tenants de ce marxisme, en effet, non seulement présupposent, sur la foi de ce que Marx déclare dans la « Préface » de 1859, qu’une étude scientifique, au sens positiviste du terme, de la structure économique d’une société, prise en elle-même, dépouillée de toute forme superstructurelle, est possible, mais ils affirment aussi qu’une description juste, garantie scientifiquement, peut être donnée, à partir de là, de toute la formation sociale, dans ‘’toutes’’ ses dimensions, l’analyse scientifique détaillée de la structure fournissant la clé unique d’explication des superstructures. Gramsci ne nie pas qu’il soit possible d’étudier la « structure » ou la « base » économique et matérielle du bloc historique de manière autonome et souligne, lui aussi, qu’on peut le faire ‘’scientifiquement’’, en utilisant les moyens mathématiques, quantitatifs, des sciences de la nature[20], mais il met en évidence les difficultés, voire les absurdités, qu’une articulation de la structure et des superstructures prenant la forme de la causalité des sciences de la nature entraîne. « La prétention (présentée comme postulat essentiel du matérialisme historique) à présenter et exposer toute fluctuation de la politique et de l’idéologie comme une expression immédiate de la structure doit être combattue théoriquement comme un infantilisme primitif »[21]. Comment, en effet, mettre en rapport direct, immédiat, tel ou tel événement - par exemple de la vie politique d’une société – avec le mouvement de la structure ? Les temporalités des éléments des superstructure et de la structure ne sont pas les mêmes[22]. Pour caractériser une structure, il est nécessaire de prendre en compte un cycle, une période, une époque et la structure ne peut être décrite qu’une fois le cycle accompli. Pendant son déroulement, on ne peut faire que des hypothèses sur ce que sera la suite du cycle et sur ce qu’aura été celui-ci une fois achevé[23]. Dans ces conditions, la correspondance entre tel événement politique et une structure ne peut être établie qu’a posteriori et elle ne peut être ‘’directe’’, une correspondance terme à terme entre des réalités aux temporalités différentes étant impossible : on pourra rapporter tel événement, situé de manière précise dans le temps, à une période entière de la structure, mais d’autres événements, eux aussi précisément situés dans le temps, pourront être rapportés à la même période. En d’autres termes, on pourra, sans doute, établir des corrélations, mais jamais une causalité du type de celle qui est implicitement mise en œuvre dans le traité de Boukharine, c’est-à-dire du même ordre que celle décrite dans les sciences de la nature.

Le traitement, dans ce cadre, de « l’erreur », est particulièrement éclairant. Du point de vue de ce que Gramsci appelle, ici, le « matérialisme historique mécaniste », c’est-à-dire celui du traité de Boukharine, l’erreur politique n’existe plus : « le matérialisme historique mécanique ne considère pas la possibilité de l’erreur, mais considère tout acte politique comme déterminé par la structure immédiatement, c’est-à-dire comme reflet d’une modification réelle et permanente (dans le sens d’acquise) de la structure »[24]. Si « l’erreur » commise par tel dirigeant politique, ou tel groupe politique, à tel moment, est, elle aussi, l’expression directe de la structure, comment rendre compte des erreurs les plus communes, telles les « erreurs de calcul », ou encore celles commises par tel groupe politique dans la lutte qu’il mène pour s’imposer au sein de son propre groupe dirigeant ? Comment rapporter de telles erreurs, qui ont lieu à un moment déterminé, au mouvement général de la structure, au cycle accompli dans la temporalité de celle-ci ?

Du reste, poursuit Gramsci, il faut prendre en compte le fait que « beaucoup d’actes politiques sont dus à des nécessités internes de caractère organisationnel, c’est-à-dire liées au besoin de donner une cohérence à un parti, à un groupe, à une société. »[25]. C’est ce besoin de cohérence de l’organisation, de l’agent politique, qui est directement déterminant, comme le montre l’exemple de la querelle théologique entre Rome et Byzance : « il serait ridicule de chercher dans la structure de l’Orient européen l’affirmation que l’Esprit Saint ne procède que du père, et dans celle de l’Occident l’affirmation qu’il procède du père et du fils. »[26]. C’est la nécessité, de « caractère organisationnel », pour les parties occidentale et orientale de l’empire, de renforcer leur propre cohérence, en se distinguant l’une de l’autre, qui détermine la querelle, non le contenu de celle-ci, et, de ce point de vue, chacune des parties aurait pu prendre indifféremment l’une ou l’autre des positions théologiques sans que cela change rien au procès historique lui-même : « il pouvait se produire que chacune des deux Églises ait affirmé ce que l’autre à au contraire affirmé[27]. Ce que la structure en tant que telle détermine directement dans un cas comme celui-ci, c’est précisément le besoin de cohérence « organisationnelle », de sorte que ce besoin apparaît lui-même comme un intermédiaire entre elle et l’événement ou la séquence d’événements qui a lieu dans la superstructure.

Gramsci nie, en somme, que l’étude « scientifique », avec les moyens et les méthodes quantitatifs des sciences de la nature, de la structure d’une société, puisse livrer l’ultime « vérité » de cette société. Le marxisme « vulgaire » duquel il prend ses distances présuppose, comme Croce l’avait bien vu, que la structure ait son existence en elle-même, indépendamment de tout ce qui, en dehors d’elle, compose la formation sociale, et, par là, présuppose même qu’il serait possible d’observer son fonctionnement hors du contexte global qu’elle détermine. C’est là raisonner comme un anatomiste qui prétendrait voir dans l’anatomie l’ultime «  vérité » d’un corps, alors même que sa discipline et sa pratique scientifique excluent le vivant comme tel. C’est là, surtout, faire de la structure un fondement du procès historique échappant à celui-ci et mettre en jeu un matérialisme métaphysique.

Gramsci est ici dans le droit fil de ce qu’il a appris de Bartoli à propos du langage, à savoir que la discipline scientifique qui s’occupe des langues - la linguistique - ne livre pas l’ultime « vérité » du langage, laquelle ne peut être atteinte qu’en sortant de cette discipline pour replacer la parole dans son contexte social[28].

En réalité, la véritable question que pose la distinction de la « structure » et des « superstructures » au sein du bloc historique est celle de savoir ce qui, dans le procès historique « vivant » - dans le mouvement du bloc historique –, relève de « l’organique ».

Le « permanent » et « l’occasionnel »

Un premier repère est fourni par les différentes temporalités qui apparaissent au sein du bloc historique en mouvement : il convient de distinguer le « permanent » de « l’occasionnel ». Les « mouvements organiques » sont « relativement permanents »[29] et ne doivent pas être confondus avec les « mouvements qu’on peut appeler de conjoncture » et qui « se présentent comme occasionnels, immédiats, quasiment accidentels »[30]. « Permanent » et « occasionnel » ne renvoient pas, ici, à l’opposition entre immuable et changeant : « permanent » ne veut pas dire immobile puisque ce sont des « mouvements » qui sont permanents. On est bien en présence de différences de temporalités : certains mouvements durent, d’autres commencent et se terminent pendant cette durée même, qu’ils habitent et à laquelle ils prêtent forme. Gramsci nous donne un exemple : « Une crise apparaît, qui quelquefois se prolonge pendant des dizaines d’années. Cette durée exceptionnelle signifie que des contradictions incurables se sont révélées (sont venues à maturité), que les forces politiques qui agissent positivement pour conserver et défendre la structure elle-même s’efforcent pourtant de résoudre dans certaines limites et de surmonter. Ces efforts incessants et persévérants […] forment le terrain de l’“occasionnel“... »[31]. Cette distinction entre permanent et occasionnel est, du reste, la seule manière dont peuvent être prise en compte les « erreurs » commises par les acteurs politiques.

On peut essayer d’appliquer ce schéma à l’analyse que fait Gramsci de la période qui, en France, va de 1789 à 1871 et pendant laquelle s’opposent les forces dominantes du modèle social ancien - celui de l’ancien régime -, les forces du modèle social nouveau qui cherchent à établir leur hégémonie - les forces de la bourgeoisie - et, enfin, les forces naissantes créées par l’effort même de la bourgeoisie et qu’elle doit affronter : celles du prolétariat. Un tel mouvement, qui dure plus de 80 ans, relève du « permanent », un permanent qui se décline lui-même en ce qu’on pourrait appeler du permanent de second rang : « 80 ans de bouleversements en vagues toujours plus longues : 89-94, 94-1815, 1815-1830, 1830-1848, 48-70. »[32]. Les événements singuliers qui se produisent pendant ces « vagues » - le destin des individus pris dans la terreur de 1793, les victoires et les défaites de l’épopée napoléonienne, ou encore les vicissitudes de la révolution de 1848, jusqu’à l’action concrète des ministres sous les différents gouvernements qui se sont succédés pendant toute cette période – constituent « l’occasionnel ». Ces événements auraient pu ne pas se produire, d’autres auraient pu advenir, le mouvement global n’en aurait pas moins eu lieu : ce mouvement, c’est-à-dire la lutte qui oppose, entre 1789 et 1871, les forces anciennes aux forces nouvelles, et ces dernières entre elles, est « organique ».

Le concept de « bloc historique », rappelons-le, repose, pour Gramsci, sur les principes énoncés par Marx dans la « Préface » de la ‘’Critique de l’économie politique’’ de 1859, dont le premier est que les « rapports de production » correspondent à « un certain degré de développement des forces matérielles de production », et constituent la « structure économique » de la société, la « base réelle » « concrète » sur laquelle est élaborée la superstructure juridique et politique. L’organique, ici, renvoie donc à la logique profonde de la « structure » ou de la « base », c’est-à-dire à celle du mode de production, en l’occurrence la logique de la « reproduction élargie ».

Pour autant, l’organique, que signale le « permanent », ne se réduit pas à la « base » dans un sens étroitement « économiste » : il implique toujours l’unité profonde dont le concept de bloc historique est l’expression, l’unité indécomposable, insécable, entre les éléments de la « base » et les « superstructures ». L’exemple de la période française de 1789 à 1871 le montre : sans aucun doute, la mise en place du capitalisme industriel français – les mines, la sidérurgie, le système bancaire… - relève du « permanent », mais le passage, à travers tant de vicissitudes, de la monarchie à la république ne peut certainement pas être considéré comme de « l’occasionnel ». Le mouvement permanent et organique implique donc les superstructures. Il faut ici s’arrêter à ce que Gramsci appelle le « passé réel », ou encore la « tradition ».

« Passé réel » et « tradition »

« Le présent actif, écrit Gramsci, ne peut pas ne pas continuer, en le développant, le passé, il ne peut pas ne pas se brancher sur la “tradition“ »[33]. Il ne peut y avoir, autrement dit, de présent hors du mouvement qui le fait naître et ce mouvement est, pour tout présent, le passé. Passé et tradition apparaissent, en somme, comme la forme même de toute détermination.

Cependant le passé est passé : il se livre dans le présent, mais a besoin d’être reconnu. « Comment reconnaître la “vraie“ tradition, le “vrai“ passé ? »[34]. Le « vrai » passé est « l’histoire réelle », par opposition à celle dont on rêve et pour laquelle on invente un passé comme « justification tendancieuse ». Il s’agit donc de dégager le « vrai passé » de l’idéologie, c’est-à-dire de la construction faite par chaque groupe social de sa propre tradition, laquelle reflète une position particulière, celle de ce groupe. Il n’y a pas ‘’une’’ tradition, mais ‘’des’’ traditions, qui sont celles des différents groupes qui composent la société. Or, chaque tradition se pense et se présente elle-même comme la tradition. Il faut un point de vue particulier pour comprendre que cette affirmation masque d’autres traditions. Ce point de vue ne peut être que celui d’un groupe dont la tradition est occultée et qui, pour rendre visible celle-ci, doit rendre visibles toutes les autres. Distinguer le passé « réel », la « vraie tradition », de l’idéologie, implique, en somme, la capacité à prendre en compte tous les points de vue particuliers et partiels, toutes les idéologies, toutes les « traditions ». Cet effort n’est concevable, pour Gramsci, que dans le cadre de la « philosophie de la praxis », qui se développe à partir du point de vue spécifique du prolétariat, lequel s’avère avoir une valeur universelle. La constitution de la tradition propre du prolétariat consiste, précisément, dans cette confrontation des traditions – celle de la bourgeoisie, celle de l’aristocratie, celle des paysans…

Un tel effort peut se faire en s’appuyant sur les données chiffrées de l’économie, telles que ces données présentent la reproduction élargie en œuvre. On y inclura les données concernant l’état matériel des rapports de forces entre les classes : le vrai passé se mesure, il renvoie aux « conditions matérielles » et à « “l’ensemble“ de ces conditions », telles qu’elles peuvent être évaluées, à tout moment, à l’aide des méthodes reconnues « universellement », c’est-à-dire reconnues par tous à un certain moment – ce que Gramsci appelle « l’universel subjectif », équivalent, pour lui, de « l’objectif »[35]. Bref, le passé, la « vraie » tradition, c’est la « structure » : « Est passé réel la structure précisément, parce qu’elle est le témoignage, le “document“ incontestable de ce qui a été fait et qui continue à subsister comme condition du présent et de l’avenir »[36].

En ce sens, identifier le « permanent », « l’organique », le « passé réel », la tradition, implique le recours à l’archive : le passé réel est « documenté », il existe matériellement sous forme de traces et c’est tout le travail de l’historien que de relever ces traces et de les interpréter. Faut-il comprendre, alors, que le passé réel ne serait ‘’que’’ les « conditions matérielles » entendues au sens étroit d’économie ? Cela paraît difficile. Le « “vrai“ passé » renvoie avant tout au « permanent », dégagé de « l’occasionnel ». Le terme « structure », ici, correspond donc plutôt au « permanent » en général, lequel inclut, non seulement les « conditions matérielles », mais également de larges éléments considérés comme relevant des « superstructures », telles que, par exemple, les institutions politiques, juridiques, administratives. Il est clair, du reste, que, dans l’esprit de Gramsci, tout ce qui fait la « culture » - depuis les simples usages jusqu’aux grandes œuvres artistiques ou littéraires, en passant par la religion ou par la langue – constitue un « passé » déterminant, autant de « conditions » du présent. L’analyse de la « structure », la distinction du « passé réel » par la confrontation des traditions, se présente en vérité comme une porte d’entrée sur le permanent, qui donne accès à celui-ci sans le livrer tout entier : le permanent s’étend à d’autres aspects qui relèvent, quant à eux, des superstructures, l’analyse des « conditions matérielles » permettant également dans le superstructurel de le distinguer de l’occasionnel. Bref, le « passé réel » est « organique ».

Les superstructures, en effet, n’ont pas moins de réalité concrète que la « base économique ». Sous l’angle de la matérialité tout d’abord. Ramener la distinction base-superstructure à celle entre le matériel et le spirituel serait, en effet, simpliste : faut-il considérer que les bâtiments qui abritent une bibliothèque relèvent de la « structure » plutôt que des superstructures ? Qu’en est-il des instruments de musique ? Qu’en est-il des instruments scientifiques ? Bref, il y a bien une réalité matérielle, au sens étroit du terme, des superstructures[37].

Sous l’angle des forces sociales ensuite. Gramsci évoque « la fréquente affirmation que fait Marx de la “solidité des croyances populaires“ »[38] : une « persuasion populaire a souvent la même énergie qu’une force matérielle ». On sait que la religion en est, dans l’esprit de Gramsci, une bonne illustration. Comme l’a montré Fabio Frosini, on retrouve, ici la réflexion de Gramsci sur la notion sorélienne de « mythe »[39], autrement dit, la manière qu’ont « Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux » de se représenter leur action sous forme « d’images de bataille assurant le triomphe de leur cause », et dont la force tient à ce qu’elle ne peut être réfutée. Une telle force, celle que peuvent prendre les idéologies, relève de « l’organique », c’est-à-dire du permanent, par opposition à « l’occasionnel ».

Le « permanent », « l’organique » et la « traduction »

Pour rendre compte de la nature du « lien vital et nécessaire », du lien « organique », qui unit, dans le bloc historique, la structure aux superstructures, Gramsci, on l’a vu, écarte la causalité mécaniste, positiviste, à l’oeuvre dans le traité de Boukharine. Boukharine, cependant, se réclamait comme lui de la dialectique marxiste. En quoi la conception que Gramsci se fait de celle-ci se distingue-t-elle de celle qu’il critique chez Boukharine ? Quel mode de détermination Gramsci met-il donc en œuvre qui permette de rendre compte de l’unité « indémontable » du bloc historique ? L’hypothèse proposée ici est que la dialectique, chez Gramsci, est spécifiée à l’aide de la figure de la traduction.

La « structure », écrit Marx dans la ‘’Contribution à la critique de l’économie politique’’[40], est « économique », et correspond à la « base concrète » de la société. En ce sens, elle renvoie à « l’ensemble des rapports de production »[41] et se confond avec le mouvement d’élaboration de ce qu’il appelle un « concret pensé » (‘’Gedankenkonkretum’’), auquel on parvient en partant des « notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’État, les échanges entre nations et le marché mondial »[42]. La « structure », en somme, renvoie à la logique même du Capital, lequel reconstitue le procès capitaliste à partir de la description, au Livre I, des « déterminations abstraites générales, convenant donc plus ou moins à toutes les formes de société »[43] - la marchandise, l’argent, les classes sociales… - puis décrit le moteur proprement dit du procès, à savoir la « circulation », sous la forme de la « reproduction élargie » - le Livre II du Capital - pour aboutir enfin à la description du procès global, avec le marché mondial et la théorie des crises du Livre III.

La description du procès sous l’angle des « superstructures », qui reste à réaliser puisqu’elle est absente chez Marx, apparaît alors comme devant être une continuation de la reconstruction effectuée dans Le Capital, c’est-à-dire la poursuite de la reconstruction du « concret pensé ». C’est bien là ce que peut évoquer l’idée générale de la « détermination » de la superstructure par la structure, telle qu’elle est reprise, par exemple, dans le traité de Boukharine.

Cependant, pour que la notion même de « superstructure » ait un sens, il faut que la reconstitution du concret pensé correspondant aux superstructures comporte un élément de spécification par rapport au concret pensé déjà élaboré. En d’autres termes, si l’on veut ajouter au ‘’Capital’’, tel que Marx et Engels l’ont livré, d’autres livres dans lesquels seront décrites les « superstructures » dans leur rapport à la structure, quelque chose devra spécifier le mode de détermination mis en jeu dans ces livres futurs. Il ne suffit plus, ici, d’invoquer, sans plus de précision, la notion de « détermination ». Se contenter d’énoncer que la structure décrite dans les trois premiers livres du ‘’Capital’’, « détermine » les superstructures, lesquelles seront décrites dans d’éventuels livres à venir, sans préciser davantage la nature de la « détermination » évoquée, revient à considérer implicitement que l’enchaînement causal reconstitué dans le concret pensé jusque là, dans les trois premiers livres du ‘’Capital’’, et catégorisé comme procès dialectique – selon l’organisation de la ‘’Logique’’ hégélienne – rend compte également du développement ultérieur du concret pensé faisant intervenir les phénomènes habituellement classés comme « superstructures », comme si les « superstructures » étaient à mettre sur le même plan que la structure. Pourquoi, dans ce cas, parler de « superstructures » ‘’déterminées’’ par la structure ? Pourquoi même parler d’une ‘’détermination par la structure’’ ? Dans le traité de Boukharine, la notion de détermination, s’agissant des superstructures, reste terriblement indéterminée... Si l’on affirme, comme le fait Marx dans la « Préface » de 1859, que la structure, décrite dans les trois livres du ‘’Capital’’, détermine les superstructures, ce mode de détermination devra être caractérisé quand on reconstruira le concret pensé correspondant aux superstructures. Bref, il faut préciser la détermination dialectique.

C’est ici qu’interviennent, chez Gramsci, les notions de « traduction » et de « traductibilité » : Marx avait lui-même indiqué, dans ‘’La Sainte famille’’, qu’un aspect essentiel des « superstructures » était leur traductibilité : le fait qu’un ensemble superstructurel puisse être « traduit » dans un autre. Chez Gramsci, le « concret pensé » reconstitué dans les trois livres du ‘’Capital’’ – la « structure » - est posé comme le principe de cette « traductibilité ». Gramsci consacre toute une section du Cahier 11 à la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques »[44], qu’il place sous le signe de ‘’La Sainte famille’’ : « Passage de la ‘’Sainte famille’’ où est affirmé que le langage politique français de Proudhon correspond et peut être traduit dans le langage de la philosophie classique allemande. Cette affirmation est très importante pour comprendre quelques aspects de la philosophie de la praxis »[45]. Marx expliquait, en effet, dans ‘’La Sainte famille’’, que le concept de « conscience de soi infinie » de la philosophie allemande traduit celui « d’égalité » de la philosophie et de la pratique politique française – la « conscience de soi allemande […] exprime à l’allemande, c’est-à-dire dans la pensée abstraite, ce que [l’égalité française] dit à la française, c’est-à-dire dans la langue de la politique et de la pensée intuitive »[46]. La « traductibilité » d’une langue dans une autre implique que ces langues partagent quelque chose, qu’elles aient quelque chose en commun. De la même façon, voir dans la notion de « conscience de soi infinie » une « traduction » de l’« égalité » juridique ou politique, affirmer, autrement dit, la « traductibilité » l’une dans l’autre de la philosophie classique allemande et de la philosophie politique française, c’est postuler entre elles quelque chose de commun. Or, que partagent les deux cultures, les deux ‘’superstructures’’, l’allemande et la française, sinon la ‘’structure’’ dont elles sont l’expression, le « concret pensé » dans Le Capital, qui vaut aussi bien pour la France que pour l’Allemagne, l’une et l’autre en train d’accomplir leur révolution industrielle et leur transformation en sociétés capitalistes ? La figure de la traduction prend dès lors une autre extension : les superstructures sont elles-mêmes la traduction de la structure ; elles expriment celle-ci « à l’allemande » ou « à la française », elle la « traduisent » dans leur propre « langue » et c’est précisément parce qu’elles sont la traduction d’une même structure qu’elles sont traduisibles entre elles.

Ainsi Gramsci prolonge-t-il, s’agissant des superstructures, la reconstruction du concret pensé menée par Marx avec le ‘’Capital’’ : partant de « déterminations abstraites générales, convenant donc plus ou moins à toutes les formes de société » - en l’occurrence ‘’la’’ structure décrite dans les trois livres du ‘’Capital’’ - il propose de reconstituer, cas par cas, dans leur spécificité, ‘’les’’ superstructures – sociales, culturelles, politiques…, constitutives d’un « bloc historique », élaborant un nouveau concret pensé plus riche et directement inscrit dans l’« organique », c’est-à-dire la vie même, de ce bloc historique.

Les notions de traduction et de traductibilité rendent compte du rapport structure-superstructures là où la causalité mécaniste et positiviste du traité de Boukharine conduisait à la disparition même du rapport entre structure et superstructures. Elles permettent d’éviter les apories – ou les absurdités – de la conception boukharinienne des superstructures. Elles rendent compte, enfin, du lien « nécessaire et vital » qui unit structure et superstructures : de même que la traduction d’un texte dans une autre langue, appartenant à une autre culture, consiste à créer un ‘’nouveau’’ texte, qui n’existait jusque là dans aucune des deux cultures considérées, et à le créer par la collaboration de l’auteur, de ses traducteurs et de ses lecteurs, de même, la « traduction » de la structure dans les superstructures, et des superstructures entre elles, consiste-t-elle à faire naître un monde, un réel qui n’existait pas encore, à donner une forme au courant profond qui meut les sociétés – et qui, en l’occurrence renvoie à la logique de la « reproduction élargie » - par la collaboration – contrainte, conflictuelle et contradictoire - des acteurs. La figure de la traduction apparaît, ici, comme le principe même de « l’organique ».

On a vu par ailleurs que les superstructures naissaient, selon Gramsci, de la « catharsis »[47], c’est-à-dire de « l’autoconscience », de la prise de conscience par les acteurs sociaux de leur position sociale objective, lorsque, par exemple, plusieurs commerçants prennent conscience qu’ils partagent quelque chose, qu’ils occupent le même espace dans l’ordre social, qu’ils ont les mêmes problèmes, les mêmes intentions, les mêmes objectifs..., prise de conscience qui se réalise sous la forme de la mise en place d’usages, d’organisations, de rites, etc.

Dès lors, si les superstructures ‘’traduisent’’ la structure, la « catharsis », la prise de conscience, sera elle-même placée sous le signe de la traduction et de la traductibilité. La mise en place d’usages constitue la prise de conscience par laquelle les acteurs ‘’traduisent’’ leur position sociale en élaborant un monde de superstructures et l’unité organique d’un bloc historique. On voit par là que l’organique, chez Gramsci, est tiré bien davantage du côté de la langue que de celui de la métaphore biologique. La figure de la traduction reste, en effet, avant tout une figure langagière. Tout se passe comme si, dans la « philosophie de la praxis », l’apparition d’usages, la construction de superstructures, la prise de conscience, bref la « catharsis », passaient par la mise en mots, par l’expression dans le langage, comme si, en somme, le langage était le geste humain par excellence, le geste qui met en jeu le procès historique, le geste qui engendre l’histoire. Une telle affirmation, on le comprend, ouvre bien des perspectives sur ce que pourrait être une ontologie gramscienne de la « philosophie de la praxis ».

  1. Q 13, 17, 1579. Les références renvoient à l’édition Gerratana : Antonio Gramsci, ‘’Quaderni del carcere, a cura di Valentino Gerratana’’, Einaudi, 1975.
  2. Les textes de Marx traduits par Gramsci sont rassemblés dans le Cahier 7, qui date de 1930-31. Les textes sont tirés de la petite anthologie : Karl Marx, ‘’Lohnarbeit und Kapital, Zur Judenfrage und andere Schriften aus der Frühzeit’’, 2e édition, Verlag von Ph. Reclam, Leipzig, sans date.
  3. Dans la traduction de Maurice Husson : « dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées » (Karl Marx, Critique de l’économie politique, trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Èditions sociales, 1969, p. 14). Dans la traduction que Gramsci donne lui-même : ‘’« Nella produzione sociale della loro vita gli uomini entrano a far parte di rapporti determinati, necessari, indenpendenti dalla loro volontà, rapporti di produzione che corrispondono a un determinato grado di sviluppo delle loro forze materiali di produzione. L’insieme di questi rapporti di produzione forma la struttura economica della società, la base reale, sulla quale si innalza una superstruttura giuridica e politica, e alla quale corrispondono determinate forme sociali di coscienza. »’’ (Q 7, 2358).
  4. « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre... » (Karl Marx, Critique de l’économie politique, O. C. p. 14). Dans la traduction de Gramsci : ‘’« Una formazione sociale non perisce, prima che non siano sviluppate tutte le forze produttive, per le quali essa è ancora sufficiente, e nuovi, più alti rapporti di produzione non ne abbiano preso il posto, prima che le condizioni materiali di esistenza di questi ultimi siano state covate nel seno stesso della vecchia società. Perciò l’umanità si pone sempre solo quei compiti che essa può risolvere... »’’ (Q 7, 2358).
  5. Louis Althusser, « L’empirisme absolu d’Antonio Gramsci », in Que faire ?, PUF, 2018, p. 73.
  6. Ibid.
  7. Nicolaï Boukharine, ‘’La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire’’, Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the. Gramsci en fait une critique systématique dans les ‘’Cahiers de prison’’.
  8. Q 4, 15, 437.
  9. “Ricordare il concetto di Sorel del `blocco storico´“. ‘’Ibid’’.
  10. Gramsci, du reste, évoque le texte de Sorel de manière indirecte puisque ‘’Réflexions sur la violence’’ ne figure pas dans la liste des ouvrages dont il a pu disposer en prison. Gramsci y renvoie à travers le commentaire qu’en fait G. F. Malagodi dans ‘’Le ideologie politiche’’ (1928). Voir : Q 4, 15, note 8, 2632, et : Fabio Frosini, “Ideologie, superstrutture, linguaggi nei Quaderni del carcere di Antonio Gramsci“, ‘’Materialismo Storico’’, 2019, 150-187, https://doi.org/10.14276/2531-9582.1970.
  11. Georges Sorel, ‘’Réflexions sur la violence’’, édition électronique réalisée à partir du texte de la 1re édition, 1908. Paris : Marcel Rivière et Cie, p. 20.
  12. Ibid., p. 21.
  13. Ibid. p. 20.
  14. Q 4, 15, 437.
  15. « non si può pensare un individuo `scuoiato´ come il vero individuo; vero vorrebbe dir morti, elemento non più attivo e operante ma oggetto da tavolo anatomico.” (Q 8, 240, 1091).
  16. Q 4, 38, 457.
  17. Q 10, 6, 1244.
  18. qui appartiennent eux-mêmes au deuxième moment ou « degré » entrant dans la description des « rapports entre les forces » au sein d’une société en transformation.
  19. Q, 4, 38, 457.
  20. “’’… Né la struttura è neanche per metafora paragonabile a un `dio ignoto´: essa è concepita in modo ultrarealistico, tale da poter essere studiata coi metodi delle scienze naturali esatte e anzi appunto per questa sua `consistenza´ oggettivamente controllabile la concezione della storia è stata ritenuta `scientifica´”’’ (Q 10, 41 I, 1300).
  21. Q 7, 24, 871.
  22. Sur les « temporalités plurielles » dans les Cahiers de prison, voir l’article de Peter D. Thomas, « Gramsci e le temporalità plurali », in Vittorio Morfino (dir.), ‘’Tempora multa, il governo del tempo’’, Mimesis, 2013, pp. 191-224.
  23. ’’“Una fase strutturale può essere concretamente studiata e analizzata solo dopo che essa ha superato tutto il suo processo di sviluppo, non durante il processo stesso, altro che per ipotesi e esplicitamente dichiarando che si tratta di ipotesi.“’’ (Ibid. 872).
  24. Ibid. p. 872.
  25. Ibid.
  26. Ibid.
  27. ’’“Le due chiese , la cui esistenza [e il cui conflitto] è in dipendenza dalla struttura e da tutta la storia, hanno posto delle quistioni che sono principio di distinzione e di coesione interna per ognuna, ma poteva avvenire che ognuna delle due chiese avesse affermato ciò che invece ha affermato l’altra : il principio di distinzione e di conflitto si sarebbe mantenuto lo stesso ed è questo problema della distinzione e del conflitto che costituisce il problema storico, non la casuale bandiera di ognuna delle parti.“’’ (Ibid. p.873)
  28. La démarche de Gramsci est également conforme à celle de son ami Sraffa qui, dans ses deux articles de 1925 et 1926, démontrait que le marché tel qu’il est défini par Marshall ne donne pas la vérité du fonctionnement économique d’une formation sociale et que pour atteindre cette vérité il faut sortir de l’économie au sens strict.
  29. Q 13, 17, 1579.
  30. Ibid.
  31. Ibid. 1580.
  32. Q 4, 38, 456.
  33. Q 10, 59, II, 1354.
  34. Ibid.
  35. Q 8, 177, 1049.
  36. Ibid
  37. ’’“… le biblioteche sono struttura o superstruttura ? I gabinetti sperimentali degli scienziati ? Gli strumenti musicali di un orchestra ? Ecc.“’’ (Q 4, 12, 433).
  38. Q 7, 21, 869.
  39. Fabio Frosini, « Gramsci, Sorel, Croce : de la “passion“ au “mythe“, in Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, ‘’La France d’Antonio Gramsci’’, ENS Èditions, 2021.
  40. Karl Marx, ‘’Contribution à la critique de l’économie politique’’. Traduit de l'allemand par Maurice Husson et Gilbert Badia. Paris : Éditions sociales, 1972, 309 pages. http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html, p. 149.
  41. George Labica et Gérard Bensussan, éditeurs. ‘’Dictionnaire critique du marxisme’’. 2e éd. rev. et augm, Presses universitaires de France, 1985. p. 1097.
  42. Ibid.
  43. Ibid.
  44. Q 11, V, 46.
  45. Ibid., p.1468
  46. Karl Marx, Friedrich Engels, ‘’La Sainte famille ou critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts’’, 1845, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.html. Gramsci cherchera à étendre cette correspondance à l’économie politique anglaise en s’appuyant sur Ricardo et consultera à ce propos Piero Sraffa, mais, empêché par le durcissement des conditions de communication en prison, ne pourra pas aller au bout de son idée. Voir l’échange de lettres entre Gramsci, Tatiana Schucht et Piero Sraffa : lettre de Gramsci à Tatiana du 30 mai 1932 (‘’Lettere dal carcere’’, a cura di Paolo Spriano, Einaudi, 1965, p. 34. Édition électronique Liber Liber, 2017, https://www.liberliber.it/online/autori/autori-g/antonio-gramsci/lettere-dal-carcere/), lettre de Sraffa à Tatiana du 21 juin 1932 (Piero Saraffa, ‘’Lettere a Tania per Gramsci’’, Editori riuniti, 1991, p. 74).
  47. Q 10, 6, 1244.