http://gramscipedia.org/index.php?title=Sp%C3%A9cial:Nouvelles_pages&feed=atom&hideredirs=1&limit=50&offset=&namespace=0&username=&tagfilter=&size-mode=max&size=0Gramscipedia - Nouvelles pages [fr]2024-03-29T13:08:14ZDe GramscipediaMediaWiki 1.33.0http://gramscipedia.org/index.php?title=Le_%C2%AB_sens_commun_%C2%BB_chez_GramsciLe « sens commun » chez Gramsci2024-02-26T10:18:08Z<p>Gustofango : /* Sens commun et « catharsis » */</p>
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<div>[http://gramscipedia.org/index.php/Sommaire Retour au sommaire]<br />
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Le concept de « sens commun » chez Gramsci est liée structurellement à deux autres notions : celle de [[Structure, superstructures, « bloc historique »|« bloc historique »]], qui définit ce qu’est un procès historique, et celle de « Catharsis », qui met elle-même en jeu la question du « passage de la nécessité à la liberté ».<br />
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Le terme « sens commun » renvoie à l’ensemble des représentations propres à un groupe social. Les groupes sociaux étant imbriqués les uns dans les autres, le sens commun, dans sa portée la plus générale, peut être considéré comme un ''ensemble'' de sens communs.<br />
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Ensemble de représentations, le sens commun constitue une « conception du monde » <ref> Le «sens commun qui est au fond la conception de la vie et la morale la plus répandue. » Q 1, 65, 76</ref>, celle du groupe social considéré. La notion de sens commun tire toute sa portée du rôle qu’elle tient dans l’économie du « bloc historique ». C’est par là, en effet, que se mettent en place les distinctions que fait Gramsci entre sens commun et « savoir » - celui de la science et de la philosophie – entre sens commun et « bon sens » et que se donne à voir le rapport spécifique du sens commun à la religion. C’est par là, enfin, que s’éclaire la question de ce que Gramsci appelle le passage de la nécessité à la liberté.<br />
== Sens commun et « bloc historique » == <br />
Chez Gramsci le « bloc historique » est quelque chose comme la plus petite unité possible de procès historique, au sens où elle est celle que l’on considère comme insécable, indécomposable<ref>Voir Georges Sorel, ''Réflexions sur la violence'', édition électronique réalisée à partir du texte de la 1re édition, 1908. Paris : Marcel Rivière et Cie, p. 20. C’est à Sorel que Gramsci emprunte le concept de « bloc historique ».</ref>. Un bloc historique peut regrouper lui-même d’autres blocs historiques – par exemple, le bloc historique constitué par les trois nations les plus « avancées » d’Europe au 19e siècle, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, est lui-même composé des blocs historiques correspondant à chacune de ces trois nations, blocs historiques composés à leur tour de blocs historiques en quelque sorte « régionaux », etc. -. Par ailleurs, du fait même que le bloc historique est un procès, la durée considérée d’un bloc historique peut varier – Gramsci considère, le bloc historique constitué par la France entre 1789 et 1870 <ref>Q 4, 38</ref> , mais on pourrait, dans le même esprit, ne prendre en compte pour le bloc historique « Europe occidentale » - dont ferait partie le bloc « France » - que la période allant du Congrès de Vienne en 1815 aux révolutions de 1848. Dans tous les cas, cependant, le principe déterminant reste l’unité ''organique'' constitutive du bloc.<br />
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« Organique », ici, signifie bien « indécomposable » ; on peut, certes, faire l’analyse du bloc historique et le décomposer en ses éléments constitutifs, mais le prix de cette décomposition sera la disparition de la vie même du bloc ; de même que, si l’on peut séparer les organes composant un corps sur la table de dissection, c’est que ce corps ne ''vit'' plus, de même, si on sépare les uns des autres les éléments que l’analyse identifie dans le bloc historique, c’est que ce bloc ne se développe plus, n’est plus engagé dans son procès historique <ref>Il ne l’est qu’à travers l’historicité de l’analyse elle-même.</ref>. En d’autres termes, aucun des éléments distingués par l’analyse et qui composent un bloc historique, ne « fonctionne », dans le réel, sans les autres. C’est ainsi que la « structure », en langage marxiste, c’est-à-dire la « base » matérielle et économique du bloc historique, n’existe pas par elle-même, comme une entité indépendante et autonome, mais seulement dans son expression par ''les'' « superstructures », lesquelles renvoient à tout ce qui relève des « usages », en incluant dans ceux-ci les usages les plus quotidiens, mais aussi tout ce qui se traduit en « culture », des techniques aux sciences et aux arts, à quoi s’ajoutent les rites collectifs, la religion, la vie politique, la vie administrative, les « idéologies » enfin. Le « sens commun » fait partie de cette expression superstructurelle de la structure. Il ne peut y avoir de bloc historique sans un sens commun, lui-même agrégation des sens communs propres à chacun des groupes sociaux dont le bloc historique considéré est composé. Il ne peut y avoir de sens commun qui ne soit pris dans le procès du bloc historique dont il est une expression ; en d’autres termes, il ne peut y avoir de sens commun qui ne ''change'' au rythme des changements du bloc historique.<br />
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Aussi bien le changement et la diversité, sous la forme également de la fragmentation, de la dispersion, de l’incohérence, de la contradiction, sont-ils la caractéristique principale du sens commun. Le sens commun, en effet, est « acritique » <ref>Q 8, 173, 1045</ref>, il accueille indistinctement les représentations non seulement les plus diverses, les moins homogènes, mais les plus contradictoires ; le sens commun ne se soucie pas des incohérences, voire des absurdités qui peuvent le traverser. Le sens commun renferme tout l’implicite qui habite les représentations collectives. En ce sens, il est, dit Gramsci, le « folklore » de la philosophie <ref> « Le “sens commun“ est le folklore de la philosophie et se tient au milieu entre le “folklore“ véritable […] et la philosophie, la science, l’économie des scientifiques. ». ''Ibid.''</ref>.<br />
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Gramsci prend l’exemple de l’ancienne conviction du sens commun selon laquelle c’est le soleil qui tourne autour de la terre. Cette conviction, qui s’appuyait sur l’évidence sensible, portait avec elle toute l’astronomie ptolémaïque et s’est longtemps identifiée avec la science, jusqu’à ce que celle-ci, avec Copernic, s’en détache. Gramsci évoque ce sens commun ptolémaïque à propos d’une autre idée, dont il considère qu’elle relève elle aussi du sens commun, à savoir celle de la réalité objective du monde extérieur. Sur ce plan, le sens commun se manifeste par l’incompréhension de la question même : « Le public ordinaire ne croit même pas qu’on puisse poser un tel problème, [à savoir] si le monde extérieur existe objectivement. Il suffit d’énoncer ainsi le problème pour entendre une explosion inarrêtable et gargantuesque d’hilarité. Le public “croit“ que le monde extérieur est objectivement réel... » <ref>Q 11, II, 17, 1412</ref>. Il s’agit bien, en effet, d’une « croyance », et non d’un savoir, car cette conviction de la réalité du monde extérieur a le même statut, précisément, que celui de la « croyance » en la description ptolémaïque du monde céleste. En toute rigueur, aux yeux de Gramsci, la démonstration par la science de l’inanité de la conviction ptolémaïque et donc la révélation du statut incertain de ce qui était tenu jusque là pour une évidence, touche également la conviction de la réalité objective du monde extérieur. L’« évidence » sensible, en l’occurrence, ne peut plus garantir un savoir.<br />
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« Quelle est l’origine de cette “croyance“ », demande Gramsci <ref>Q 11, 17, 1412</ref> : pourquoi l’idée de la réalité objective du monde extérieur est-elle devenue une conviction du sens commun ? La « croyance » à la réalité du monde extérieur a, répond Gramsci, des origines religieuses : la religion enseigne que la monde a été créé et formé par Dieu avant qu’il ne crée les hommes, qui ont donc trouvé la « réalité extérieure » toute prête. La religion, en tant que facteur d’unification des masses, a toujours à voir avec le réalisme et le [[Gramsci et le matérialisme|matérialisme « vulgaire »]] <ref>« Dans le sens commun prédominent les éléments “réalistes, matérialistes“, ce qui n’est pas en contradiction avec l’élément religieux, bien au contraire…, Q 8, 173, 1045</ref> : le mythe des origines s’appuie en l’occurrence sur l’évidence sensible – celle du réel hors de moi – et la conforte. Le rire populaire face à la question de la réalité objective du monde extérieur est ainsi un rire religieux. C’est là ce que n’a pas compris Boukharine lorsqu’il reprend lui-même, dans son ''Manuel'' – le [[Gramsci et le ''Saggio popolare'' de Boukharine|''Saggio popolare'']] <ref>Nicolaï Boukharine, ''La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire'', Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the</ref>- sous la forme du matérialisme « vulgaire », l’affirmation acritique de la réalité objective du monde extérieur et le rire populaire qui l’accompagne.<br />
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C’est à cet écart entre le sens commun et le savoir véritable – science et philosophie – et qui repose sur le fait que le sens commun est « acritique », que renvoie l’hétérogénéité fondamentale du sens commun : de même que le folklore est essentiellement divers dans les formes que prennent les représentations et les usages collectifs, par rapport à la normalisation et à l’unification des usages qui s’effectuent dans le cadre de l’élaboration des États et des nations, de même le sens commun est-il fragmenté, divers dans ses représentations, par rapport au savoir ''critique'' et unifié de la philosophie et de la science.<br />
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Cette fragmentation, cette hétérogénéité, ces contradictions, qui sont la marque du sens commun d’un bloc historique, reflètent l’hétérogénéité des groupes sociaux qui forment ce bloc. Hétérogénéité, contradiction entre eux des groupes sociaux qui sont ramenés à l’unité caractéristique du bloc par ''l’hégémonie'' que tel ou tel groupe exerce sur les autres au sein du bloc. Comment cette hégémonie se met-elle en place ?<br />
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Le sens commun, s’il est fragmenté, hétérogène, est aussi un facteur d’unité en ce qui concerne le bloc historique : il est, nous l’avons dit, ''l’ensemble'' des usages divers, opposés, contradictoires qui reflètent l’hétérogénéité des groupes sociaux composant le bloc. Le rôle de la religion dans le rapprochement, la cohabitation de ces éléments divers et contradictoires, a été souligné. La formation du bloc historique correspond à l’élaboration de l’unité qui lui est constitutive. L’émergence d’''un'' sens commun, ensemble des sens communs divers correspondant aux groupes qui sont eux-mêmes en train de s’unifier, fait partie de ce processus, qui peut être identifié au processus historique du bloc lui-même. Lorsque ce sens commun correspondant à un bloc historique apparaît, c’est que le bloc est né. A ce stade le sens commun s’identifie avec le « bon sens ». Il renvoie au moment du procès historique dans lequel un groupe social a pris le pas sur les autres au sein du bloc historique, l’élaboration de ce sens commun correspondant à la mise en place de l’hégémonie exercée par ce groupe. Celui-ci a obtenu que ses propres représentations, son propre sens commun, soit adopté, en tout ou partie par les autres groupes – lesquels conservent dans une mesure certaine leurs propres représentations. Le jeu par lequel cette hégémonie se met en place est analysé par Gramsci, au-delà du jeu des forces de coercition, selon [[Le langage comme paradigme|le modèle « néolinguistique »]] de la formation des dialectes et des langues.<br />
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Le sens commun ainsi élaboré n’en reste pas moins fragmenté, incohérent, contradictoire dans la mesure, précisément, où l’hégémonie ne signifie pas la disparition des groupes dominés et de leurs représentations et donc des contradictions existant entre ces groupes et avec le groupe dominant. Par ailleurs, ce sens commun, précisément parce qu’il est facteur et principe d’unité, ou d’unification, c’est-à-dire d’hégémonie d’un groupe sur les autres, tend à ''fixer'', à « embaumer » les représentations <ref>Q 8, 28, 959</ref>.<br />
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La tendance vers l’unité, au principe du savoir véritable – la science et la philosophie – qui anime le procès dans lequel se constitue le bloc historique, et qui, à un certain stade de ce procès identifie le sens commun au savoir et au « bon sens », a pour logique propre de chercher à éliminer la fragmentation, les incohérences, les contradictions. C’est pourquoi, au-delà de ce stade, lorsque la fixation des représentations, dont le sens commun est aussi le principe, fait ressortir les contradictions, l’incohérence – éventuellement jusqu’à l’absurdité –, le savoir, sous la forme de la science et de la philosophie, se détache, par sa dimension ''critique'', du sens commun et ce mouvement se traduit par la création d’un « nouveau bon sens ». Le passage de l’astronomie ptolémaïque à l’astronomie copernicienne et galiléenne illustre ce mouvement, qui est l’un des aspects décisifs que prend l’élaboration d’une hégémonie.<br />
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== Sens commun et « catharsis » ==<br />
La deuxième notion à laquelle le concept de sens commun est lié chez Gramsci est celle de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Catharsis « catharsis »].<br />
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Originellement, chez les anciens, la catharsis est toujours liée à l’idée d’une purification, qui rend possible une conversion par la prise de conscience. La catharsis opérée par la tragédie naît ainsi de ce que le spectacle proposé sur la scène permet aux spectateurs, chacun pour son propre compte, mais de manière collective, d’objectiver leur propre situation, ou ce qui pourrait être leur propre situation. Par ailleurs, avec Socrate, la catharsis se lie directement au savoir, lequel est atteint par une une « purge », une sorte d’évacuation des illusions liées à la sophistique.<br />
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Ces aspects se retrouvent très clairement Chez Gramsci. Ainsi, dans sa réflexion sur [https://fr.wikipedia.org/wiki/Chant_X_de_l%27Enfer le chant X de la ''Divine Comédie''], Gramsci défend-il l’idée que le personnage de Cavalcante, contrairement à l’idée commune, y est plus important encore que celui de Farinata, du fait que Dante, avec Cavalcante, met en scène le deuil d’un père. Cette objectivation du deuil a un effet ''cathartique'', dit Gramsci, pour Dante lui-même et pour son lecteur : la mise en scène du deuil fait vivre ce deuil à l’auteur comme au lecteur et, en même temps, les en préserve puisque ce deuil n’est pas directement le leur <ref>Q 4, 78-87</ref>.<br />
[[Fichier:Farinata.jpg|vignette|Farinata - Andrea del Castagno, ca 1450. Copyright Wikipedia]]<br />
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D’un point de vue plus général, l’usage du terme « catharsis » chez Gramsci est toujours lié à ce qu’il appelle également « l’auto-conscience » <ref>Voir Q 4, 38, 457, Q 11, 12, 1385</ref>, c’est-à-dire à un savoir ''réflexif''. Ce lien constitue la première dimension de la catharsis gramscienne.<br />
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La seconde dimension est le caractère ''collectif'' de ce savoir ; c’est une société, ou un groupe humain qui « sort » de lui-même pour s’objectiver, et donc ''se comprendre'', et, enfin former à partir de là un ''savoir''. Ce dernier stade fait intervenir les « intellectuels ». Ce sont eux, en effet, qui formulent le savoir, qui donnent une forme concrète – par la parole, le discours, le texte… - à la compréhension que la communauté a d’elle-même <ref>« Auto-conscience critique signifie historiquement et politiquement la création d’une élite d’intellectuels : une masse humaine ne se “distingue“ pas et ne devient pas indépendante, “pour soi“, sans s’organiser (au sens figuré) et il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans organisateurs et dirigeants, c’est-à-dire sans que l’aspect théorique du lien théorie-pratique ne se distingue concrètement dans une strate de personnes “spécialisées“ dans l’élaboration conceptuelle et philosophique ». Q 11, 12, 1387.</ref><br />
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Pour qu’il puisse jouer ce rôle, l’intellectuel doit être capable d’éprouver les ''sentiments'' des masses : « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’on peut ''savoir'' sans comprendre et spécialement sans sentir et être passionné, c’est-à-dire que l’intellectuel puisse être tel s’il est séparé et détaché du peuple » <ref>Q 4, 33, 452</ref>. L’intellectuel remplit sa fonction de vecteur de « l’auto-conscience » collective pour autant qu’il ressent les passions populaires et, par là même, les comprend. Alors, il peut transformer cette compréhension en « savoir », lequel pourra conduire les sentiments populaire jusqu’à, dit Gramsci, une « catharsis de civilisation moderne » <ref>''Ibid.''</ref>.<br />
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Le niveau de généralité de ce schéma est élevé : il vaut certainement, dans l’esprit de Gramsci, aussi bien pour une société de type féodal que pour une société capitaliste moderne – les États-Unis, l’Europe occidentale – ou une société socialiste telle que la toute jeune URSS. Dans chaque cas, l’unité profonde du groupe, ce qui constitue le « bloc historique », renvoie concrètement à un groupe social qui, dans le cadre de la communauté considérée, domine les autres groupes sociaux qui composent celle-ci en leur faisant partager ses propres représentations. Ce qui est rendu possible par le fait que les intellectuels ''organiques'' de ce groupe social partagent eux-mêmes certains sentiments des autres groupes et les comprennent.<br />
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Cependant, avec le prolétariat se produit quelque chose de plus : le savoir auquel aboutit « l’auto-conscience » du prolétariat correspond à une compréhension de la société tout entière, du procès social tout entier, en tant que procès historique : c’est pour le prolétariat que le concept de « bloc historique » prend sens.<br />
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La troisième dimension de la notion de catharsis chez Gramsci renvoie à l’idée que la catharsis, « l’auto-conscience » du bloc historique, « fait passer du règne de la nécessité à celui de la liberté » : « Cela signifie aussi le passage de l’“objectif au subjectif“ et de la “nécessité à la liberté“. La structure, de force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile à elle-même, le rend passif, se transforme en moyen de liberté, en instrument pour créer une nouvelle forme éthico-politique, à l’origine de nouvelles initiatives » <ref>Q 10, II, 6, 1244</ref>. La formule renvoie aux hégéliens italiens, et en particulier à Croce, mais aussi aux débats qui agitent les milieux marxistes, à propos du « matérialisme historique » et du « rapport à Hegel ».<br />
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Pour Gramsci, toute philosophie est l’expression des contradictions de son époque et de la communauté humaine dont elle émane ; toute philosophie est, par là, frappée d’unilatéralité. Cependant, avec Hegel, un seuil est franchi : Hegel pense le procès historique, c’est-à-dire ''l’ensemble'' des contradictions et, par là, la contradiction en tant que telle <ref>Q 11, 62</ref>. C’est là ce que la dialectique hégélienne et son armature logique rend possible, ou, plus exactement, fait advenir, sous la forme du passage, dans la ''Grande Logique'' de 1812<ref>G. F. Hegel, ''Science de la Logique'', trad. P.J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, Paris, 1972-1981</ref>, de « l’objectivité » - « L’Être » et « L’Essence » - à la « subjectivité » - « Le Concept -. Le procès historique est présenté comme le sujet qui se pose en se pensant lui-même, unité de l’histoire et de la philosophie, comme « Esprit absolu », lequel, bien entendu, représente la liberté.<br />
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Cependant, à travers la philosophie de Hegel, le passage de la nécessité à la liberté s’effectue dans le concept et non dans le réel, de sorte qu’il n’est que figuré, qu’il est seulement représenté, précisément, comme une logique. Marx, dont la pensée représente la première forme de la « philosophie de la praxis », réinsère la logique hégélienne dans le réel, ramène la dialectique sur terre. S’il peut le faire, c’est que sa pensée constitue « l’auto-conscience » du prolétariat, le groupe social qui ne peut se penser lui-même sans penser le procès historique comme tel. La pensée de Marx correspond exactement, pour Gramsci, au moment du passage, dans la logique hégélienne, de l’objectivité à la subjectivité, passage qui constitue le cœur même de la philosophie de la praxis ; dans la mesure où il se confond avec la libération du prolétariat, ou, plus exactement, avec l’entrée du prolétariat dans l’action pour sa libération, il représente la transition de la nécessité à la liberté. À l’unité hégélienne de l’histoire et de la philosophie, la philosophie de la praxis ajoute la politique <ref>Voir Q 15, II, 61</ref>.<br />
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On est, cependant, ici, toujours dans un processus : la « philosophie de la praxis » reste l’expression des contradictions de la société qu’elle pense, elle reste par là inscrite dans la nécessité : « Mais si la philosophie de la praxis aussi est une expression des contradictions historiques, mieux, en est l’expression la plus achevée parce que consciente, cela signifie qu’elle aussi est liée à la “nécessité“ et non à la “liberté“... » <ref>Q 11, 62, 1488</ref>.<br />
C’est lorsque la philosophie de la praxis devient populaire, en s’opposant tout d’abord, à travers un « nouveau bon sens », à l’ancien « sens commun », c’est lorsqu’elle devient à son tour « sens commun », que s’ouvre le ''passage'' à la liberté, dans un processus qui n’est pas linéaire car il prend la forme de la lutte des classes que mènent l’une contre l’autre la bourgeoisie et le prolétariat. C’est ainsi que la philosophie de la praxis dans sa première forme – la pensée de Marx - s’est « vulgarisée », « sous la nécessité de la vie pratique immédiate ». La philosophie de Benedetto Croce témoigne de ce moment de l’histoire de la philosophie de la praxis : « de même que la philosophie de la praxis a été la traduction de l’hégélianisme en langage historiciste, de même la philosophie de Croce est dans une mesure tout à fait remarquable une retraduction en langage spéculatif de l’historicisme réaliste de la philosophie de la praxis » <ref>Q 10, I, § 11, 1233</ref>. Marx avait ouvert le « passage à la liberté » en ramenant la logique hégélienne sur terre, Croce la réinstalle dans le ciel des idées et « il faut refaire pour la conception philosophique de Croce la même réduction que les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis ont faite pour la conception hégélienne » <ref>''Ibid.''</ref> : c’est désormais la philosophie de Croce qu’il convient de ramener sur terre. Tel est donc le mouvement contradictoire qui mène à « l’auto-conscience » du prolétariat, le mouvement par lequel celui-ci prend conscience de sa propre position dans le « bloc historique », et pense l’unité de l’histoire, de la philosophie et de la politique, le mouvement par lequel, en somme, le procès historique réalise le schéma logique exposé par Hegel, celui du passage de « l’objectivité » à la « subjectivité », et lui confère sa dimension cathartique, le moment où « La structure, de force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile à elle-même, le rend passif, se transforme en moyen de liberté... ».<br />
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Ce schéma général peut être comparé à celui du marxisme « orthodoxe », celui dont est pénétré le ''Manuel'' de Boukharine que Gramsci attaque tout au long des ''Cahiers''. Au-delà de la chute politique de son auteur en 1929, le ''Manuel'' de Boukharine se rattache, en effet, au marxisme issu de Plekhanov et qui se réclame du Lénine de ''Matérialisme et empiriocriticisme''. Ce marxisme qui, après la mise à l’écart de Déborine, « philosophe officiel » de l’URSS des années 1920, donnera naissance à une nouvelle orthodoxie, celle du « Diamat », officialisée en 1938 par le petit livre de Staline : ''Matérialisme historique et matérialisme dialectique'' <ref>Staline, ''Matérialisme dialectique et matérialisme historique'', Le temps des cerises, 2003. Édition électronique : https://www.marxists.org/francais/general/staline/works/1938/staline_materialisme_dialectique.pdf</ref>. Le « rapport à Hegel » qui découle de ce courant renvoie bien entendu aux métaphores classiques du « renversement » et de la mise au jour du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne, mais sous la forme d’une « dialectique de la nature » où la logique hégélienne est en réalité privée de sa « tête », à savoir la « subjectivité ». La démarche développée par Gramsci au moment même où se met en place cette nouvelle orthodoxie, se distingue clairement de celle-ci. Gramsci n’a en effet jamais soutenu l’idée d’une « dialectique de la nature » telle qu’elle est affirmée dans le contexte du « Diamat » <ref>« Il faudra dans cet esprit, développer l’affirmation d’Engels sur le passage de la nécessité à la liberté : ce passage se produit évidemment chez les hommes, pas dans la nature (bien qu’il aura des conséquences sur l’intuition de la nature, sur les opinions scientifiques)... », Q 4, 40, 466. Ou encore : « on oublie qu’Engels, bien qu’il y ait travaillé longtemps, a laissé peu de matériaux sur l’oeuvre promise pour démontrer la dialectique comme loi cosmique et on exagère quand on affirme l’identité de pensée entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis ». Q 11, 34, 1449.</ref> et sa réflexion sur la question de la « réalité du monde extérieur », par exemple, de même que son rejet de ce qu’il considère comme un matérialisme « métaphysique » - celui défendu par Boukharine – font écho, bien davantage qu’au « matérialisme dialectique », au statut ontologique de l’histoire et au dépassement de l’opposition classique sujet-objet qui s’élaborent à la même époque dans le sillage de la phénoménologie husserlienne, quand bien même Gramsci n’a jamais eu connaissance de ces développements.</div>Gustofangohttp://gramscipedia.org/index.php?title=Gramsci_et_le_%27%27Saggio_popolare%27%27_de_BoukharineGramsci et le ''Saggio popolare'' de Boukharine2024-02-12T09:59:37Z<p>Gustofango : </p>
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L’une des grandes affaires de Gramsci dans les Cahiers de prison consiste à mener une critique impitoyable et permanente du ''Manuel populaire de sociologie marxiste'' de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Boukharine Nikolaï Boukharine] <ref>Nicolaï Boukharine, ''La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire'', Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the</ref>. Ce ''Manuel'', ou ''Saggio popolare'', incarne ce dont il faut, selon Gramsci, débarrasser le marxisme, c’est-à-dire un positivisme scientiste qui assimile les faits sociaux et historiques à des phénomènes naturels et entend formuler des « lois » les concernant analogues à celles énoncées pour les phénomènes naturels par les sciences de la nature. Ce positivisme se traduit par la transplantation dans le domaine de l’étude des sociétés et de l’histoire de la causalité qui prévaut dans les sciences de la nature, causalité, pour reprendre les mots d’André Tosel, « linéaire, [avec] ses régularités, ses uniformités, son exaltation vide de l’action réciproque, toutes catégories relevant de l’analytique kantienne et donc adéquates à la seule physique newtonienne » <ref>André Tosel, ''Le fil de Gramsci. Politique et philosophie de la praxis'', Éditions Amsterdam, 2022, p. 71</ref>. La profession de foi matérialiste dont ce positivisme s’accompagne ne peut renvoyer, selon Gramsci, qu’à un matérialisme ''mécaniste'', ou encore au « matérialisme vulgaire », expression que Gramsci attribue au Marx de ''La Sainte Famille'' <ref>Q 7, 29, 877. Voir Gerratana, Q 10, 40, note 1, 2880</ref>, mais qui n’apparaît, en réalité, que sous la plume d’Engels dans son ''Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande'' <ref>F. Engels, ''Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande'', édition électronique réalisée par Vincent Gouysse à partir du Tome III des ''Œuvres choisies'' de Karl Marx et Friedrich Engels publié en 1970 aux Editions du Progrès, Moscou. https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/engels-feuerbach-et-la-fin-de-la-philosophie-classique-allemande.pdf, p. 10.</ref>.<br />
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Le ''Manuel'' de Boukharine a joué un rôle de premier plan dans la culture marxiste en formation dans les partis composant l’Internationale communiste. Gramsci lui-même en a fait traduire des passages importants pour les utiliser dans le cadre d’une formation organisée pour les cadres du Parti communiste d’Italie, en 1925 <ref>Voir Gerratana, Q 4, 13, note 3, 2630</ref>.<br />
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Pourtant, Boukharine n’est certainement pas, dans les années 1920, le « philosophe officiel » du mouvement communiste. Il n’est nullement l’un des protagonistes les plus engagés du débat philosophique intense qui se déroule au sein du PCUS et de l’Internationale communiste entre 1922 et 1931 <ref>Voir : René Zapata, ''Luttes philosophiques en URSS. 1922-1931''. PUF, 1983, p. 172</ref>. Comme l’a montré René Zapata <ref>O. C.</ref>, ce débat passe par trois phases : l’affirmation tout d’abord, en 1922-23, d’une philosophie marxiste contre ceux qui, comme [https://en.wikipedia.org/wiki/Emmanuil_Enchmen Emanuil Enchmen], en nient l’existence, la philosophie en tant que telle étant regardée par eux comme « l’empreinte spirituelle de la bourgeoisie... » <ref>Minine, cité par Zapata, O.C., p. 16</ref> ; la lutte, ensuite, menée, entre 1924 et 1929, sous l’égide d’[https://fr.wikipedia.org/wiki/Abram_Deborine A. M. Deborine], contre les « mécanistes », pour qui la dialectique « doit surgir des sciences elles-mêmes et non pas être imposée du dehors » <ref>Zapata, O.C. p. 14</ref> - les déboriniens se présentent alors comme ces « amis matérialistes de la dialectique hégélienne » que Lénine voulait voir se multiplier <ref>Lénine, ''La portée du matérialisme militant, 1922'', édition électronique : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/03/vil19220312.htm</ref> - ; la mise au pas, enfin, entre 1929 et 1931, des déboriniens eux-mêmes par ceux qui se sont autobaptisés les « bolchevisateurs de la philosophie » <ref>Zapata, O. C., p. 14, et qui critiquent le formalisme de Déborine, son éloignement de la pratique, son manquement à la règle léniniste de la « prise de partie en philosophie ». Staline en personne conclura cette ultime phase, en taxant la pensée des déboriniens de « menchevisme idéalisant ». ''Ibid.''</ref>.<br />
[[Fichier:Deborine.jpg|vignette|A. M. Déborine (1881-1963) Copyright Marxists Internet Archive]]<br />
<br />
La polémique suscitée par la publication en 1923 de l’ouvrage de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Luk%C3%A1cs Lukàcs] ''Histoire et conscience de classe'' et sa condamnation par l’Internationale communiste pour idéalisme hégélien, en 1924 <ref>Voir : ''Intellettuali e coscienza di classe. Il dibattito su Lukàcs, 1923-1924'', a cura di Laura Boella, Feltrinelli, 1977</ref>, n’ont finalement joué qu’un rôle assez marginal dans ce débat et c’est donc Déborine - l’un des contempteurs de Lukàcs – qui fut, bien plus que Boukharine, pendant toute cette période, l’homme fort de la philosophie soviétique, jusqu’à sa propre chute en 1931. Boukharine, sans qu’il ait jamais réellement pris part aux controverses, avait été lui-même associé, sans doute par commodité, au moment de sa mise à l’écart en 1929, aux « mécanistes » combattus par Déborine.<br />
<br />
Ce sont ces débats qui aboutissent à la constitution d’un marxisme en quelque sorte « officiel » et officialisé en 1938 par le « manuel » rédigé par Staline lui-même, ''Matérialisme dialectique et matérialisme historique'' <ref>Staline, ''Matérialisme dialectique et matérialisme historique'', Le temps des cerises, 2003. Édition électronique : https://www.marxists.org/francais/general/staline/works/1938/staline_materialisme_dialectique.pdf</ref>, bible de ce nouveau marxisme « orthodoxe » qui venait remplacer celui de la IIe Internationale – incarné par [https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Kautsky Karl Kautsky]. Nouvelle orthodoxie ainsi définie par Dominique Lecourt : « La philosophie marxiste [...] est une philosophie scientifique, la première à mériter ce titre. Ce privilège, elle le tient d’avoir su formuler la méthode universelle de toutes les sciences. Cette méthode, c’est la dialectique matérialiste. Le “matérialisme dialectique“ est ainsi la doctrine philosophique qui énonce les principes d’une méthodologie générale des sciences, dont les “applications“ sont donc d’abord à chercher dans l’étude qui fut historiquement première, des phénomènes de la nature. C’est parce que la même méthodologie a été par Marx étendue aux phénomènes de la vie sociale que le matérialisme historique est lui-même une science. » <ref>Dominique Lecourt, « Préface » à René Zapata, O. C. p. 9</ref>.<br />
<br />
Qu’est-ce que Gramsci a su de ces débats des années 1923-1931 ?<br />
<br />
Tout montre qu’il ne les a pas suivi de très près. Ainsi, par exemple, n’évoque-t-il jamais la controverse qui, entre 1923 et 1924, alors qu’il était lui-même présent en URSS, conduit à la condamnation des positions « anti-philosophie » d’Enchmen. L’une des raisons peut être que cette controverse, qui avait lieu en russe, se déroulait avant tout au sein des institutions russes « spécialisées » et que seul ce qui en transpirait dans le cadre de l’Internationale atteignait Gramsci.<br />
<br />
La situation était un peu différente s’agissant des positions de Lukàcs, traitées précisément dans le cadre de l’Internationale. Gerratana estime, par exemple, que Gramsci pouvait avoir lu le texte de Deborine contre Lukàcs de 1924, qu’il avait à coup sûr eu connaissance de l’attaque contre le « révisionisme » de Lukàcs contenue dans le rapport de Zinoviev au Ve Congrès de l’Internationale en juillet 1924, enfin qu’il pouvait avoir lu la recension critique du ''Manuel'' de Boukharine par Lukàcs parue en 1923 <ref>Voir Gerratana, Q 4, 43, note 2, 2647</ref>.<br />
<br />
Quant aux débats qui ont opposé, entre 1924 et 1929, les « déboriniens » aux « mécanistes », et qui ont vu l’ascension de Déborine, ils se sont déroulés pour leur part la plus importante alors que Gramsci était déjà en prison et qu’il n’était certainement pas en mesure de les suivre de près, malgré le soin qu’il mettait à se tenir informé des différents aspects de l’actualité, en particulier s’agissant de l’URSS.<br />
<br />
Enfin, Gramsci ne prend connaissance de la polémique des années 1929-1931, qui voit la chute de Déborine, qu’en 1931, une fois la question tranchée, et par le compte rendu de [https://fr.wikipedia.org/wiki/D._S._Mirsky Mirsky] dans le ''Labour Monthly'', compte rendu qu’il faut considérer comme le récit des vainqueurs <ref>D. S. Mirsky, “The philosophical Discussion in the CPSU in 1930-1931“, ''Labour-Monthly'', octobre 1931</ref>. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini ont bien montré dans leur ''Oeuvre-vie d’Antonio Gramsci'' l’impact certain que ce compte rendu a pu avoir sur la réflexion de Gramsci <ref>Jean-Claude Zancarini, Romain Descendre, ''L’Oeuvre-vie d’Antonio Gramsci'', La Découverte, 2023, p. 529</ref>.<br />
<br />
Gramsci s’est donc focalisé sur le ''Saggio popolare'' de Boukharine, dont il connaissait bien le texte et qui incarnait ce qu’il entendait soumettre à sa critique. Il est cependant remarquable que la portée de cette critique adressée au seul Boukharine s’étend également aux aspects essentiels de ces autres courants auxquels il n’avait pas directement accès.<br />
<br />
Au-delà, en effet, des conflits, des ascensions des uns et des mises à l’écart des autres, reste quelques constantes que partagent les courants qui s’affrontent, et qui formeront le cœur du marxisme « orthodoxe » officialisé par Staline en 1938. Tous se réclament d’une lecture du marxisme qui trouve son origine chez [https://fr.wikipedia.org/wiki/Gueorgui_Plekhanov Plekhanov] - dont Deborine a été l’un des principaux disciples et dont Lénine a toujours souligné, en dépit de la critique radicale qu’il en fait, le rôle décisif – et chez le Lénine de ''Matérialisme et empiriocriticisme''. Tous défendent l’idée que Marx fait sienne la dialectique de Hegel en la « remettant sur ses pieds », en en conservant le « noyau rationnel » débarrassé de ses « chamarrures mystiques » <ref>Selon les métaphores utilisées par Marx dans la ''Postface'' à la seconde édition allemande du ''Capital'', et développées par Engels dans Ludwig Fuerbach et la philosophie classique allemande. Voir : F. Engels, ''Ludwig Fuerbach et la fin de la philosophie classique allemande'', O. C., p. 60</ref> ; tous défendent l’idée d’une « dialectique de la nature », c’est-à-dire que la dialectique « nettoyée » par Marx, ne s’applique pas seulement aux processus socio-historiques, mais aussi, et en premier lieu, aux phénomènes naturels, aux phénomènes étudiés par les sciences de la nature. L’idée pouvait être développée selon des dynamiques différentes - Boukharine tendait à naturaliser la dialectique, assimilant ses « lois » à des lois de la nature ; Deborine, pour sa part, s’efforçait au contraire de dialectiser la nature, faisant dériver les lois de celle-ci, c’est-à-dire les lois mises au jour par les sciences de la nature, des « lois » de la dialectique matérialiste - Il n’en demeurait pas moins que la dialectique était considérée d’abord comme « dialectique de la nature ».<br />
<br />
Ces constantes seront formalisées plus tard, en 1938, dans le ''Manuel'' de Staline, sous la forme de la distinction faite entre le « matérialisme historique », lequel devient une « science », et le « matérialisme dialectique », fondement philosophique de la cette science, et qui renvoie lui-même à la « dialectique de la nature ».<br />
<br />
Cette séparation entre le « matérialisme historique » et sa « philosophie » est précisément la critique principale que fait Gramsci au ''Saggio'' de Boukharine.<br />
<br />
Gramsci relève, en effet, que Boukharine considère le matérialisme historique, non comme une philosophie au plein sens du terme, mais comme une « sociologie », c’est-à-dire, aux yeux de Gramsci, comme une science sociale calquée sur les sciences de la nature, postulant, pour les phénomènes sociaux et l’histoire, une causalité naturelle, en l’occurrence mécanique.<br />
<br />
Cette « sociologie », puisqu’elle n’est pas philosophie, a elle-même besoin d’un fondement philosophique, qui, chez Boukharine, lui est fourni par la doctrine matérialiste classique, celle des matérialistes français du 18e siècle, « matérialisme mécaniste », « vulgaire », « ''métaphysique'' », à savoir l’affirmation que tout est matière, y compris mes représentations, mes idées. Or, une telle philosophie repose sur un indémontrable puisque la matière ne peut être déduite de l’idée. Le matérialisme classique est « métaphysique » en ce sens qu’il est affirmé comme une transcendance par rapport à l’idée. Pour Gramsci, cette dimension « métaphysique » est particulièrement manifeste dans l’affirmation de la « réalité du monde extérieur » : qu’est-ce que peut être une réalité extérieure à l’homme ? Pour quel point de vue – le point de vue du cosmos – une telle réalité pourrait-elle exister ? <ref>Voir Q 11, 17, 1415</ref> L’affirmation métaphysique de la « réalité du monde extérieur » relève en vérité, pour Gramsci, du « sens commun », construction historique d’origine religieuse.<br />
<br />
Ce matérialisme métaphysique empêche Boukharine de comprendre « l’importance et la signification de la dialectique, qui est [chez lui] dégradée à une sous-espèce de logique formelle, à une scolastique élémentaire. » <ref>Q 7, 29, 877</ref>, un procédé, en somme, une sorte d’espéranto scientifique. Telle est, pour Boukharine, la dialectique « remise sur ses pieds », dont le « noyau rationnel » a été débarrassé de ses « chamarrures ».<br />
<br />
A travers sa critique du ''Saggio popolare'', c’est donc bien l’orthodoxie soviétique telle qu’elle se met en place avec la mise à l’écart de Déborine et telle qu’elle sera officialisée par le ''Manuel'' de Staline en 1938, que vise Gramsci. De sorte que c’est au moment même où il sort de scène, en 1937, que s’établit le dogme dont il dénonçait préventivement la logique régressive.</div>Gustofangohttp://gramscipedia.org/index.php?title=Gramsci_et_le_mat%C3%A9rialismeGramsci et le matérialisme2023-12-11T09:53:37Z<p>Gustofango : </p>
<hr />
<div>[http://gramscipedia.org/index.php/Sommaire Retour au sommaire]<br />
<br />
Chez Gramsci, la notion de matérialisme apparaît principalement sous deux formes : celle du matérialisme français du 18e siècle, matérialisme mécaniste issu du cartésianisme et des Lumières - ou encore, pour Gramsci, « matérialisme vulgaire » - et celle du [https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9rialisme_historique « matérialisme historique »].<br />
<br />
L’expression [https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9rialisme_dialectique « matérialisme dialectique »], quant à elle, n’apparaît qu’une seule fois dans les ''Cahiers de prison'' : au paragraphe 22 du cahier 11, et pour être assimilée au « matérialisme vulgaire ». La cible visée dans ce passage par Gramsci est, encore une fois, le [http://classiques.uqac.ca/classiques/Boukharine_N/boukharine.html le ''Manuel'' de sociologie marxiste de][https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Boukharine Boukharine], le ''saggio popolare'' comme l’appelle Gramsci <ref>''La théorie du matérialisme historique. Manuel de sociologie populaire'', Moscou, 1921, édition en ligne « Les classiques des sciences sociales », UQAC, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.bon.the. Gramsci en fait une critique systématique dans les ''Cahiers de prison''.</ref>. [[Gramsci et le ''Saggio popolare'' de Boukharine|Boukharine]] distingue deux composantes dans le marxisme : la « doctrine de l’histoire et de la politique », « conçue comme sociologie », ce qui signifie qu’elle est construite sur le modèle des sciences de la nature, dans un sens « étroitement positiviste » (''grettamente positivistico''), et la philosophie « proprement dite » qui fonde cette sociologie, à savoir le « matérialisme dialectique », qui apparaît alors, selon Gramsci, comme une forme moderne du « vieux matérialisme philosophique, le matérialisme métaphysique, mécaniste, « vulgaire » <ref>Q 11, 22, 1425</ref>. En d’autres termes, nous dit Gramsci, le marxisme de Boukharine est composé d’une science, dans laquelle on reconnaît le « matérialisme historique », et d’une philosophie, le « matérialisme dialectique », dont nous savons aujourd'hui qu’il deviendra bientôt, en URSS, le ''diamat''.<br />
<br />
Pour Gramsci, cette scission du marxisme, ou, plus exactement, de la « philosophie de la praxis », en une « science », qui renvoie à la doctrine économique et politique de Marx, Engels et Lénine, et une « philosophie » qui énonce les principes fondamentaux de cette science, est l’un des défauts majeurs du ''Manuel'' de Boukharine, le défaut qui fait manquer à celui-ci un véritable traitement de la dialectique. On ne peut comprendre la dialectique, affirme Gramsci, que si on conçoit la philosophie de la praxis, dans son unité, comme une « philosophie intégrale » et absolument nouvelle. Il n’y a pas une « science » de l’histoire et de la politique « subordonnée » à une philosophie, à une conception du monde qui trouve elle-même sa forme dans le « matérialisme dialectique », mais la « philosophie de la praxis », pleinement autonome en tant que « nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée » <ref>Q 7, 29, 877</ref>, qui « dépasse », en en conservant les éléments vitaux, la phase précédente, elle-même marquée par l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme.<br />
<br />
Reste un matérialisme, le « matérialisme historique », qui est la « philosophie de la praxis » vue sous un certain angle, mais ce matérialisme n’a plus rien à voir avec celui qui, dans la phase historique précédente, s’opposait à l’idéalisme. Ce n’est pas, du reste, par cette opposition à l’idéalisme que le matérialisme historique se définit lui-même ; sa véritable définition renvoie au ''procès historique'', considéré dans son effectivité – Gramsci emploie quelquefois le terme de « terrestréité » <ref>Voir Q 10 II, 31, Q 11, 27</ref> - et dans son rapport à la communauté humaine. C’est pourquoi Gramsci préfère, à partir du cahier 8, parler de « philosophie de la praxis » <ref> Jusqu’au cahier 8, l’expression « matérialisme historique » est employé systématiquement par Gramsci ; l’expression « philosophie de la praxis » apparaît principalement dans les cahiers 10 et 11, c’est-à-dire à partir de 1932</ref>.<br />
<br />
== Le matérialisme « vulgaire » ==<br />
Le matérialisme professé par Boukharine dans son ''Manuel'' renvoie donc, selon Gramsci, au « matérialisme philosophique ou métaphysique ou mécanique (vulgaire, comme disait Marx) » <ref>Q 7, 29, 877</ref>. Selon Gerratana, Gramsci fait ici référence à ''La Sainte famille'', de Marx et Engels, dont il connaît bien, notamment, le passage du chapitre IV, intitulé « Bataille critique contre le matérialisme français », qu’il a traduit en prison.<br />
<br />
Marx y décrit de manière très synthétique la genèse du matérialisme français du 18e siècle, qui, explique-t-il, naît de la physique mécaniste de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Descartes Descartes], une fois celle-ci détachée de la métaphysique cartésienne, et de l’empirisme anglais, en particulier à travers [https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Locke Locke], que [https://fr.wikipedia.org/wiki/Voltaire Voltaire] fait connaître en France et dont les idées sont reprises et développées par [https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne_Bonnot_de_Condillac Condillac]. Pour le matérialisme des Lumières, le « matérialisme français » défendu par [https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude-Adrien_Helv%C3%A9tius Helvétius], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Offray_de_La_Mettrie La Mettrie], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Thiry_d%27Holbach D’Holbach], seule existe « l’étendue » cartésienne, que l’on connaît par les sens, et telle que la physique mécaniste est alors en train de la décrire. Les idées sont elles aussi des « phénomènes » matériels qui relèvent de la même conception mécaniste.<br />
[[Fichier:Etienne de Condillac.jpg|vignette|Etienne de Condillac (1714-1780), copyright Wikipedia]]<br />
<br />
Condillac, pour sa part, écrit Marx, « développa les idées de Locke et démontra que non seulement l’âme, mais encore les sens, non seulement l’art de former les idées, mais encore l’art de la perception sensible, sont affaire d’expérience et d’habitude. » <ref>Karl Marx, Friedrich Engels, ''La Sainte famille ou Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts'', 1845, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.html, p. 134</ref>.<br />
<br />
Ce matérialisme, ajoute Marx, se rattache « nécessairement au communisme et au socialisme » <ref>''Ibid.''</ref>, car, « Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe […], c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain » et « Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société. » <ref>''Ibid.''</ref>.<br />
<br />
Ce matérialisme est précisément celui qui sera plus tard qualifié de « vulgaire ». L’expression « matérialisme vulgaire » n’apparaît pas comme telle dans ''La Sainte famille'', ni, du reste ailleurs sous la plume de Marx, mais on la trouve chez Engels, qui vise à travers elle des auteurs tels que [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_B%C3%BCchner Ludwig Büchner], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Vogt Carl Vogt] ou [https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacob_Moleschott Jacob Moleschott], fautifs, à ses yeux, de perpétuer ce « matérialisme français classique » qui repose sur la physique purement mécaniste du XVIIè siècle et ignore les changements produits dans la connaissance par l’avènement au statut de sciences de la chimie et de la biologie ; un matérialisme qui souffre, en outre, de « son incapacité à concevoir le monde comme un processus » <ref> F. Engels, ''Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande'', édition électronique réalisée par Vincent Gouysse à partir du Tome III des Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels publié en 1970 aux Editions du Progrès, Moscou. https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/engels-feuerbach-et-la-fin-de-la-philosophie-classique-allemande.pdf, p. 10. D’où l’incompréhension, pointée par Engels, du darwinisme par une certaine science</ref>.<br />
<br />
C’est pourtant ce matérialisme que, selon Gramsci, Boukharine défend dans son ''Manuel'' ; un matérialisme « mécaniste », positiviste, qui met en jeu l’idée que seule la matière existe, qui affirme le primat de celle-ci sur les idées, bref, qui développe la thèse de l’origine matérielle des idées, lesquelles sont conçues comme des sortes de formes cérébrales. Cette affirmation ne pouvant être démontrée - seule une idée pourrait le faire, la « matière » elle-même, en tant qu’opposée à l’idée, ne peut rien démontrer - il faut ''postuler'' la matérialité de l’idée. Il s’agit d’un point de vue métaphysique. L’héritage sélectif cartésien – la séparation de la « science » cartésienne de la métaphysique qui la fonde – se transforme en une nouvelle métaphysique, mécaniste et positiviste.<br />
<br />
== Le matérialisme des Lumières et le matérialisme selon Lange ==<br />
Gramsci, dans le sillage de Croce, renvoie, pour ce qui concerne la définition et l’histoire du matérialisme, à l’ouvrage de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich-Albert_Lange Friedrich Albert Lange] ''Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque'' <ref>Friedrich-Albert Lange, ‘’Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque’’, trad. B. Pommerol, Scheicher Frères, Paris, 1910, édition numérique : http://classiques.uqac.ca/classiques/lange_FA/Histoire_materialisme_t1/Histoire_materialisme_t1.html</ref>. Le matérialisme, doctrine selon laquelle il n’existe pas d’autre substance que la matière et qui fait de l’esprit une propriété de celle-ci, y est défini comme un monisme, opposé au dualisme de l’esprit et du corps. Le matérialisme est ainsi une doctrine qui porte sur la nature de l’être, il est ''ontologique'', et ne doit pas être confondu, explique Lange, avec le réalisme scientifique ou avec l’empirisme, qui sont des doctrines ''gnoséologiques'', portant sur le fondement de la connaissance. C’est pourquoi Lange ne fait pas figurer – à la surprise et au scandale de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Gueorgui_Plekhanov Plekhanov] <ref>Q 11, 16</ref> – le matérialisme historique parmi les doctrines « matérialistes » : le matérialisme historique, selon Lange, n’a rien à voir avec le matérialisme classique, le matérialisme métaphysique, le matérialisme ontologique.<br />
[[Fichier:F-A.Lange.jpg|vignette|Friedrich-Albert Lange (1828-1875), copyright Wikipedia]]<br />
<br />
En vérité, explique Gramsci <ref>Q 8, 211</ref>, le terme « matérialisme », dans la première moitié du XIXe siècle, ne renvoyait pas seulement à la doctrine philosophique proprement dite – selon laquelle il n’y a qu’une seule « substance », la matière – mais à tous les « contenus » mobilisés lors des polémiques auxquelles a donné lieu l’émergence des Lumières. Le terme « matérialisme » a été utilisé, en particulier, par les catholiques, en opposition au « spiritualisme », pour caractériser « toutes les doctrines philosophiques qui excluent du domaine de la pensée la transcendance et donc en réalité tout le panthéisme et l’immanentisme », ainsi que tout comportement politique « réaliste » c’est-à-dire qui s’opposait à des courants « romantiques », mettant en avant des « nébulosités vagues et des abstractions sentimentales » <ref>Gramsci fait référence, ici, à Mazzini. Q 11, 16</ref>. « Matérialisme » a donc un sens bien plus large que celui qui lui est traditionnellement attribué et, sous cet angle, désigne même l’hégélianisme, voire toute la « philosophie classique allemande ». C’est dans un tel contexte que Marx se dit lui-même matérialiste.<br />
<br />
== Le matérialisme et Hegel ==<br />
Gramsci a été formé au marxisme par la lecture de [https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Labriola Labriola] et de Croce. S’agissant du rapport à Hegel, sa position est celle exprimée par le Croce de 1896, qui, dans son article sur la « forme scientifique » du « matérialisme historique » <ref>Voir Benedetto Croce, ''Materialismo storico ed economia marxistica'', Larerza, 1973</ref>, expliquait que les formules de Marx sur son rapport à Hegel, à savoir que la philosophie de Hegel marche sur la tête et qu’il faut la remettre sur ses pieds, avaient été prises trop au sérieux. Ainsi, par exemple, « remettre sur ses pieds » la philosophie de Hegel, ne pouvait certainement pas consister à affirmer le primat de la matière sur l’esprit et l’origine matérielle des idées : l’''Idée'' hégélienne ne doit pas être confondue avec ''les idées'' des hommes. Le « renversement » de la philosophie hégélienne ne pourrait avoir un tel sens que si Hegel soutenait que le réel matériel est un produit de ces « idées des hommes ». Ce n’est pas ce qu’il dit ; Hegel parle de l’« Idée », avec un grand I, c’est-à-dire de l’''histoire''. Par là, le « renversement », « remise sur pieds » de l’Idée, ne peut logiquement consister que dans la thèse de l’histoire comme « système de forces » et non plus principe unitaire spiritualiste. Le « renversement » de la dialectique hégélienne apparaît ainsi comme une méthode liée à la thèse d’une histoire concrète immanente. Croce, dans le même texte, évoqué par Gramsci au paragraphe 41 du cahier 10, insiste sur le fait que les termes « matérialisme », « spiritualisme », « monisme », « dualisme », n’ont pas de sens pour le marxisme, qui décrit des éléments concrets – matériels, naturels, mais aussi l’homme concret – et ne ramène jamais ces éléments concrets à une catégorie elle-même porteuse d'une métaphysique.<br />
<br />
Les acteurs du mouvement social du 19e siècle et leurs théoriciens, dont Marx et Engels, ont eu besoin, à un certain moment, non seulement de la portée critique du matérialisme français du 18e siècle, mais aussi de sa dimension proprement « métaphysique », pour éduquer les masses populaires, dont la culture était, dit Gramsci, « médiévale » et pour qui le matérialisme « vulgaire », à savoir l’affirmation du primat de la matière et, autre forme de ce primat, de « l’objectivité de la réalité extérieure », constituait un fondement, une évidence du [[Le « sens commun » chez Gramsci|sens commun]], dont l’origine même, souligne Gramsci, était religieuse : « “Politiquement“, la conception matérialiste est proche du peuple, du sens commun ; elle est étroitement liée à de nombreuses croyances et préjugés, à toutes les superstitions populaires (sorcellerie, esprits, etc.). Cela se voit dans le catholicisme populaire et spécialement dans l’orthodoxie byzantine. La religion populaire est matérialiste de manière crasse... ». <ref>Q 16, 9</ref>.<br />
<br />
Cette position, avant tout politique, a donné naissance au marxisme dit « orthodoxe », tel qu’il est représenté par le ''Manuel'' de Boukharine. Par « marxistes orthodoxes », Gramsci entend, au-delà de Boukharine, principalement Plekhanov et ses émules, et il n’est pas loin de ranger Engels lui même dans cette catégorie : « Il est certain que chez Engels (''Antidühring'') on trouve beaucoup d’éléments qui peuvent conduire aux déviations du ''Saggio''. On oublie qu’Engels, bien qu’il y ait travaillé longtemps, n’a laissé que peu de matériaux sur l’oeuvre promise pour démontrer que la dialectique est une loi cosmique et on exagère en affirmant l’identité de pensée entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis » <ref>Q 11, 34</ref>. Bref, Gramsci se démarque de l’idée de « dialectique de la nature », en quoi il voit l’une des « théories baroques » du ''Saggio'' de Boukharine.<br />
Il reste, en revanche, silencieux à l’égard de Lénine, qu’il ne range pas parmi les plékhanoviens, ainsi qu’à l’égard des principaux acteurs de la vie philosophique en URSS durant les années 1920, qu’il ne connaît probablement pas très bien et pour lesquels, présumant qu’ils sont « léninistes », il ne veut ou ne peut pas davantage se prononcer que pour Lénine lui-même. Parmi les « marxistes orthodoxes », Gramsci range aussi très certainement les théoriciens de la IIe Internationale - [https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Kautsky Kautsky] en tête -, auxquels précisément le terme d’« orthodoxie » était appliqué depuis la crise du [https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9visionnisme_(marxisme) révisionnisme], et dont Gramsci n’avait jamais été proche – ce n’est pas auprès d’eux qu’il s’est formé au marxisme – et qu’il avait indirectement brocardés dans son article de 1918 sur la «révolution contre le ''Capital'' » <ref>Publié dans ''l’Avanti !'' du 24/11/1917. Voir : A. Gramsci, ''Scritti politici'', a cura di Paolo Spriano, Editori Riuniti, 1973. Edition électronique : https://albertosoave.files.wordpress.com/2014/01/, I, pp. 53-54</ref>.<br />
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== La « réalité du monde extérieur » ==<br />
Le matérialisme « vulgaire », aux yeux de Gramsci, est donc une métaphysique, voire une « métaphysiquerie » <ref>Q 8, 177</ref>. Au vrai, pour Gramsci, l’affirmation que seule existe la matière et que l’esprit – l’instance qui fait cette affirmation – est lui-même matière, ne mérite quasiment pas d’être discutée : elle se manifeste sous la forme de la croyance à l’existence de la « réalité extérieure », du « monde objectif », qui est avant tout une croyance populaire, un élément du sens commun et a, sous cet angle, le même statut que l’idée précopernicienne de l’astronomie ptolémaïque qui veut que ce soit le soleil qui tourne autour de la terre <ref>« Le sens commun […] dans la description de cette objectivité [NB : du réel] tombe dans les erreurs les plus grossières, il en est encore, en grande partie, à l’astronomie de Ptolémée », Q 4, 41</ref>. On peut certes discuter historiquement des représentations qui affirment l’existence de la « réalité extérieure », mais, philosophiquement, le sort de ces thèses est, pour Gramsci, réglé : l’existence du monde objectif en dehors de l’homme ne peut évidemment pas être démontrée ; pour quel « point de vue » pourrait-il y avoir une réalité extérieure à l’homme ? Pour le « point de vue du cosmos » ? Mais quel peut-être un tel point de vue ? « On dirait que peut exister une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d’une telle objectivité ? Qui pourra se placer depuis cette espèce de “point de vue du cosmos en soi“ et que signifiera un tel point de vue ? » <ref>Q 11, 17</ref>. Et Gramsci ajoute : « Quand on dit qu’une certaine chose existerait également si l’homme n’existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe [...] dans le mysticisme » <ref>Q 8, 177</ref>. La distance qui sépare, ici, Gramsci de la philosophie « orthodoxe » qui, au même moment – le début des années 1930 – se mettait en place en Union soviétique, et qui serait bientôt connue sous le nom de « Diamat », apparaît sans équivoque. L’idée d’une « dialectique de la nature », en particulier, était tout à fait étrangère à l’inspiration gramscienne : si l'on entend par là une dialectique de la matière qui « pourrait être connue hors de l’homme », il ne peut s'agir que d'une métaphore, une représentation humaine d’une réalité dont on affirme qu’elle n’est pas humaine, dont on postule la non-humanité.<br />
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S’il ne s’agissait pas d’une métaphore, ce ne pourrait être qu’une « métaphysiquerie ». On ne connaît les phénomènes qu’ « en rapport avec l’homme », ce qui tend à indiquer que l’idée d’une objectivité hors de l’homme ne peut prendre d’autre forme que celle d’une « chose en soi », d’un « noumène », objet d’une foi et non d’une connaissance. « La question de l’“objectivité extérieure du réel“ » est « liée au concept de la “chose en soi“ et du “noumène“ kantien », écrit Gramsci <ref>Q 10, 46</ref>, « Il semble difficile, précise-t-il, d’exclure que la “chose en soi“ soit une dérivation de l’“objectivité extérieure du réel“ », renvoyant par ailleurs, s’agissant de la « "chose en soi" kantienne » à « ce qui est écrit dans ''La Sainte famille'' ». Gerratana a relevé combien cette référence à l’oeuvre de Marx était « en réalité peu clair[e] » <ref>Voir la note de Gerratana à Q 10, 46</ref>, émettant l’hypothèse qu’il s’agirait d’une interprétation personnelle, de la part de Gramsci, du second paragraphe, intitulé « Le mystère de la construction spéculative », du chapitre V de ''La Sainte famille''. La question de la chose en soi, en effet, n’y est pas abordée directement par Marx, lequel, dans ce passage, donne une explication argumentée de la manière dont on crée la « substance » à partir du réel – le « fruit » à partir de la pomme, de la poire, de l’amande…, le « fruit » devenant la substance de tous les fruits, de tout fruit – puis comment on retrouve le fruit réel à partir du concept de fruit abstrait, par le mouvement de la substance qui s’exprime elle-même comme pomme, poire, amande…, le moment final de cette exposition étant la « construction spéculative » hégélienne, la « substance » devenant alors la totalité auto-construite des « fruits » concrets.<br />
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La « chose en soi » n’est donc présente ici qu’en arrière-plan : pour qui en reste au premier moment du mouvement décrit par Marx, celui de l’abstraction, c’est-à-dire avant la « construction spéculative » hégélienne, la question du statut du « fruit » abstrait se pose en effet : quelle est la réalité du « fruit » ? Quel est le statut, autrement dit, de la « substance » ? Dans le contexte de ce premier moment, elle ne peut être que « noumène ». D’où le paradoxe inaperçu par Boukharine de sa propre position : le marxisme « orthodoxe » qu’il incarne aux yeux de Gramsci, refuse absolument, sur les traces du Lénine de ''Matérialisme et empiriocriticisme'', la notion de « chose en soi », qui réintroduit un principe transcendant, mais soutient pourtant l’existence d’une réalité extérieure à l’homme, qui ne peut être qu’un en soi, et dont l’origine, répète Gramsci, est religieuse : « Puisque toutes les religions ont enseigné et enseignent que le monde, la nature, l'univers ont été créés par Dieu avant la création de l'homme et donc que l'homme a trouvé le monde déjà tout prêt, catalogué et défini une fois pour toutes, cette croyance est devenue un élément à toute épreuve du sens commun... » <ref>Q 11, 17, 1412</ref>. Pour Gramsci, la véritable discussion philosophique de cette croyance consiste dans son historicisation - la ramener à un élément du sens commun construit historiquement par la religion -. C’est la rupture avec la métaphysique classique et celle avec « l’en soi » kantien qui porte en quelque sorte au jour les évidences d’une pensée immanente, à savoir qu’il n’y a d’autre point de vue que celui d’où émane le discours sur le réel, rupture effectuée par Hegel.<br />
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Pour la « philosophie de la praxis », dans la perspective de Gramsci, les « phénomènes » ne renvoient pas à une « chose en soi », mais aux intérêts sociaux en jeu. Ils « sont des qualités que l’homme distingue en fonction de ses intérêts pratiques » <ref>Q 10, II, 40</ref>. Une telle formulation laisse entendre que les phénomènes sont une vue partielle d’un tout qui existe indépendamment de leur saisie par l’homme, mais Gramsci ne formule pas pour autant la thèse matérialiste de l’existence d’un réel « derrière » les phénomènes. En l'occurrence, son éventuel « matérialisme » réside dans l’idée que les « phénomènes » que nous étudions à travers la science - et d’une manière générale, tous ceux impliqués dans et par notre réflexion, par la pensée en acte - n’épuisent pas le réel ; il n’y a pas un réel « derrière » les phénomènes, mais un réel ''à venir'', pensé comme un quelque chose « encore inconnu », mais connaissable et qui sera un jour connu. Ce réel est donc pensé, implicitement, comme existant déjà, mais il s’agit là, au vrai, d’une manière de penser dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser <ref>''Ibid.''</ref>.<br />
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Comment penser cette « réalité à venir » ? Gramsci pose le problème : « Existe-t-il une “réalité“ extérieure au penseur individuel […] inconnue (c’est-à-dire encore inconnue, mais non pour cela “inconnaissable“, de l’ordre du noumène) au sens historique, et qui est “découverte“ (au sens étymologique), ou bien, rien ne se “découvre“ dans le monde spirituel (c’est-à-dire que rien ne se révèle), mais s’“invente“ et s’“impose“ au monde de la culture ? » <ref>Q 10, 42</ref>. S’agit-il, autrement dit, d’une réalité non encore connue, mais connaissable et qui a vocation à être « découverte », une fois ôté le couvercle qui la cachait, auquel cas il s’agira d’une réalité qui existe en effet hors du penseur individuel, mais de manière ''historique'' ; ou bien faut-il entendre que cette « réalité » n'est pas « découverte », mais « inventée » par le penseur singulier et « imposée » aux autres acteurs sociaux par les structures sociales ?<br />
Gramsci ne fournit pas de réponse directe à cette question. On notera, cependant, l’écho que cette opposition entre « découverte » et « invention » trouve chez le [https://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Wittgenstein Wittgenstein] qui, à la même époque, montre que le mathématicien ne « découvre » pas, mais ''invente'' : « On parle de découvertes mathématiques. Je tenterai sans relâche de montrer qu'on ferait mieux d'appeler “invention mathématique“ ce que l'on appelle découverte mathématique » <ref>Ludwig Wittgenstein, ''Cours sur les fondements des mathématiques, Cambridge 1939'', Editions T.E.R., 1995, p. 10</ref>. Le mathématicien ''invente'' le chemin qu'il parcourt et le communique. Ce chemin sera ensuite, éventuellement, adopté par tous, la « manière de faire » d’un certain mathématicien étant par là détachée de l’expérience faite par ce mathématicien et posée comme « intemporelle ». Cette manière de faire, qui consiste à inventer le chemin, d’une part, ''apparaît'' comme une découverte, et d’autre part, est transmise à tous par la collectivité et les moyens d’imposition dont celle-ci dispose, en particulier par l’éducation.<br />
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Toujours est-il que, pour la philosophie de la praxis selon Gramsci, la dite « réalité extérieure » n’existe pas « en dehors de l’homme », mais devant lui, comme une réalité à « découvrir » ou à « inventer », et qu’une formule possible serait de considérer cette réalité comme toujours « inventée », à travers une construction qui n’est jamais représentée autrement que comme une « découverte ». Bref, la notion de « réalité extérieure » n’a de sens, aux yeux de Gramsci, que comme réalité historique. Si l’on voulait en faire une analyse ontologique, il apparaîtrait, sans doute, qu’elle relève de la « tradition » au sens donné à ce terme par la phénoménologie ou l’herméneutique philosophique. Ce débat, cependant, a-t-il, aux yeux de Gramsci, ou plus exactement aux regard de ce que vise Gramsci, à savoir [[L’historicisme de Gramsci|le passage historique de la « nécessité à la liberté »]] - la praxis - une importance déterminante ? Il est à mener, sans aucun doute, mais au niveau qui est le sien, dans la durée qui lui est propre, et entre « spécialistes »...</div>Gustofango