Pour plus d'informations, voir Une Gramscipedia

Que partagent Gramsci et Wittgenstein ? : Différence entre versions

De Gramscipedia
Sauter à la navigation Sauter à la recherche
 
Ligne 1 : Ligne 1 :
[http://gramscipedia.org/index.php?title=Sp%C3%A9cial:Toutes_les_pages Voir l'ensemble des pages]
+
[http://gramscipedia.org/index.php/Sommaire Retour au sommaire]
  
 
Au bout du compte, au-delà de la diversité des questions posées, des méthodes et des perspectives, que partagent Gramsci et Wittgenstein ?
 
Au bout du compte, au-delà de la diversité des questions posées, des méthodes et des perspectives, que partagent Gramsci et Wittgenstein ?

Version actuelle datée du 4 décembre 2022 à 14:32

Retour au sommaire

Au bout du compte, au-delà de la diversité des questions posées, des méthodes et des perspectives, que partagent Gramsci et Wittgenstein ?

L’hypothèse proposée ici est qu’il s’agit en premier lieu de la conviction que la philosophie est « activité », intervention, qu’elle a pour vocation de transformer, de « corriger » : le fonctionnement des sociétés chez Gramsci, le langage et la mauvaise compréhension que nous en avons chez Wittgenstein. Contrairement à la perspective sous-jacente chez Lo Piparo d’un Gramsci qui ferait renaître Wittgenstein à partir de son propre retrait du marxisme, et où l’opposition à un déterminisme mécaniste serait, chez l’un comme chez l’autre, le signe du refus d’une intervention consciente sur le mouvement naturel des choses, la perspective défendue ici est que, chez Gramsci comme chez Wittgenstein, la philosophie est productrice, qu’elle se revendique, non pas comme contemplation – éventuellement finale - de l’être, mais comme un acte qui, a minima, rend possible la continuation de la vie pour la communauté humaine.

Chez Gramsci, la réflexion philosophique sur l’histoire produit directement une histoire ; chez Wittgenstein, la réflexion sur le langage change notre rapport au monde, notre insertion dans celui-ci : nous sommes le langage, lequel est d’abord un acte, un geste qui inscrit un passé dans un futur : ici aussi, la réflexion philosophique produit une « histoire ».

L’émergence de cette histoire, explicite chez l’un, implicite chez l’autre, signe leur rupture avec la philosophie au sens classique. En se comprenant comme intervention, comme activité, la philosophie cesse d’être séparée du réel qu’elle surplombe, l’unité qu’elle pense sous la forme du procès historique ou sous la forme du langage cesse d’être unité spéculative, unité dans le concept ; la philosophie devient praxis.

Ce changement de point de vue dessine ce que peut être le terrain partagé, au moins jusqu’à un certain point, par les deux auteurs.

Le premier élément de ce partage est l’idée du retour au réel, du « renversement », opération qui constitue le cœur même et l’acte de naissance d’une « philosophie de la praxis » chez l’un comme chez l’autre.

Retour au réel, le « renversement »

Gramsci oppose son historicisme « absolu » à celui de Croce, lequel, à ses yeux, ne peut être, quoi qu’en dise Croce lui-même, un historicisme total par cela qu’il renvoie, comme la philosophie de Hegel, à l’historicité dans le concept et non dans le réel. C’est bien chez Croce que Gramsci rencontre l’idée hégélienne d’une philosophie exprimant l’unité de l’histoire et de la philosophie et constituant le réel comme histoire, mais Croce n'a pas inclus la politique dans cette unité. L’ajout, par Gramsci lui-même, de la politique fait basculer hors de la philosophie entendue dans son sens classique, vers quelque chose de plus ample, qui est la véritable unité de la pensée et du réel, à savoir la « philosophie de la praxis », laquelle a pour vocation de devenir « sens commun » et de s’exprimer, par là, dans l’action de libération des masses : elle n’est plus alors seulement philosophie, elle est proprement histoire. Gramsci appréhende son propre rapport à Croce comme celui de Marx à Hegel ; il s’agit de « remettre la dialectique sur ses pieds » en redressant Croce, en le remettant à l'endroit, d’où ce projet, évoqué dans les Cahiers de prison, d’écrire un Anticroce qui serait, pour la vie intellectuelle italienne, un équivalent de l'Anti-Dühring d’Engels [1].

Le marxisme, renversement de l’hégélianisme, retour sur terre du procès historique, représente, en effet, pour Gramsci, le premier moment de la philosophie de la praxis ; cette conception du monde, cependant, dans son procès historique même, s’est « vulgarisée » et, par là asséchée, transformée en une sorte de « langue universelle » artificielle, en une méthode séparée de son terrain d’application, en une pure technique que Croce a retraduite en « langage spéculatif » : « comme la philosophie de la praxis a été la traduction de l’hégélianisme en langage historiciste, de même la philosophie de Croce est, dans une mesure tout-à-fait remarquable, une retraduction en langage spéculatif de l’historicisme réaliste de la philosophie de la praxis. » [2]. C’est ainsi que la philosophie crocienne peut devenir « la prémisse d’une reprise de la philosophie de la praxis […] Il faut refaire pour la conception philosophique de Croce la même réduction que les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis ont faite pour la conception hégélienne ». En d’autres termes, le renversement de la philosophie hégélienne qui avait été accompli par Marx a été annulé par Croce dans un renversement contraire, rendant par là même nécessaire - et possible - un nouveau renversement, une nouvelle remise sur ses pieds de la dialectique hégélienne. Telle est, au sens gramscien, la « philosophie de la praxis ».

Ce « retour au réel », ce « renversement » de la perspective, qui réaffirme le primat du réel sur le concept, constitue également une lecture possible de la démarche de Wittgenstein, comme l’a montré, par exemple, Antonia Soulez : « J’ai rappelé que Wittgenstein procédait au démontage des illusions analytiques contre ses propres “objets“ du Tractatus. En s’attaquant à lui-même, à un stade prochain de sa pensée (dès 1929), il montre la voie d’un retournement pratique de l’application, en sens inverse de la projection logique. On arrive ainsi à une “philosophie de la praxis“ qui est une méthode. Philosopher n’est plus “plier le réel au modèle“ qu’on projette verticalement sur lui (sur le modèle mathématique d’une “mapping relation“ ou “correspondance biunivoque“), mais “plier le modèle au réel“ comme le fait l’ingénieur par approximation en ajustant “piecemeal“ (à petits pas) ses outils (inexacts) au réel fluctuant. » [3]. Le « premier » Wittgenstein, celui du Tractatus, est ainsi « remis sur ses pieds », par le « second », celui des Cahiers bleu et brun puis des Recherches philosophiques.

Il faut réaffirmer, cependant, que même si Sraffa-Gramsci, pour reprendre l’expression de Lo Piparo, apporte à Wittgenstein une dimension anthropologique sans laquelle ce « retour sur terre » n’aurait guère de sens, c’est bien, ici, Wittgenstein lui-même qui opère selon la logique spécifique de sa démarche : les « jeux de langage » ne sont pas un concept gramscien, même s’il est vrai que la réflexion de Gramsci sur les grammaires « immanente » et « normative » n’est pas incompatible avec un tel concept.

La variation et son modèle (néo)linguistique

Le second point partagé par Gramsci et Wittgenstein porte sur le rôle, dans ces philosophies de la praxis, de la variation linguistique. Gramsci, formé à la néolinguistique de Matteo Bartoli, a fait sienne une conception de la langue où la notion de variation est centrale. Bartoli avait défini les modalités de ces variations et Gramsci a construit sur la réflexion bartolienne sa propre conception de la manière dont se construit une langue nationale, à partir des dialectes locaux ; il a affirmé très tôt l’insertion de la langue dans la vie sociale des communautés. La variation, telle qu’elle est décrite et étudiée par la néolinguistique, devient ainsi l’outil intellectuel dont il a besoin pour mettre en forme sa conviction première, à savoir que les groupes humains, les communautés humaines sont en perpétuel mouvement, en perpétuelle transformation ; les masses sont créatrices d’usages, de coutumes, qui sont eux-même en mutation constante. Par là, la notion néolinguistique de variation sert, chez Gramsci, de paradigme à sa conception de l’histoire : les événements naissent sur le fond des « changements moléculaires » qui se produisent en permanence dans les sociétés et construisent les structures de celles-ci.

On peut sans doute soutenir que, pour Gramsci, les masses sont créatrices de « formes de vie », au sens wittgensteinien du terme. Or, Wittgenstein a lui-même théorisé cette créativité : les « jeux de langage » en déterminent l’exacte portée. La contrainte non-déterministe des règles, qui ne sont pas des rails qu’on suit, mais que nous créons en avançant, est au fondement d’un fonctionnement essentiellement « variant » de l’usage, au cœur même de ce qui constitue sa stabilité et de cet autre caractère essentiel, à savoir qu’il s’impose à tout individu, lequel naît immergé dans les usages. Il y a, en somme, chez Wittgenstein, une place pour ce que Gramsci appelle le « changement moléculaire ».

On peut aller jusqu’à formuler une thèse : chacune des deux pensées se suffit à elle-même et n’a pas « besoin » de l’autre pour se développer selon sa propre dynamique, mais il n’y a pas d’incompatibilité entre elles, et leur articulation l’une par rapport à l’autre, dans une relation de complémentation mutuelle, fait partie de leurs lectures possibles. Wittgenstein propose ainsi une conception du langage et de la signification qui « complète » à sa manière le Cahier 29 des Cahiers de prison, celui consacré à la grammaire, et peut fournir un fondement théorique au « paradigme néolinguistique » de Gramsci. Gramsci, de son côté, apporte une perspective « historique » que Wittgenstein lui-même ne développe pas, mais qui n’en est pas moins présente dans sa réflexion, à travers l’idée que la nature particulière de la règle, telle qu’elle se donne à voir dans le langage, rend possible la variation, et, tout à la fois, les illusions liées au langage et leur correction.

Piero Sraffa est sans nul doute l’incarnation de cet accord « bienveillant » entre deux auteurs séparés spatialement, mentalement et culturellement, mais cette incarnation, quelle que soit sa portée, reste de l’ordre de la contingence ; ce qui, en revanche, échappe à la contingence, c’est le terrain même sur lequel cet accord possible entre les deux auteurs, tel qu’on peut, avec Lo Piparo, l’identifier, se dessine : ce terrain, en effet, dépasse les limites d’un tête à tête entre Wittgenstein et Gramsci. La « rencontre » entre eux se fait, on l’a vu, à partir de leur intérêt commun pour la question du langage, laquelle traverse toute la pensée de Wittgenstein, depuis le Tractatus jusqu’aux Recherches philosophiques, mais est également au cœur de la pensée de Gramsci, comme l’a bien montré Lo Piparo lui-même. La philosophie du langage de Gramsci, qui s’organise en une théorie de la traduction et de la traductibilité, est au fondement de ce qu’il appelle son « historicisme absolu ». Or, le débat, ou la confrontation, sur ce plan, met en jeu d’autres « rencontres » tout aussi virtuelles : par exemple avec la théorie de la traduction de Malinowski où se trouve définie la notion de « contexte de situation », par exemple avec la théorie de la traduction de Walter Benjamin et son idée d’une parenté a priori des langues prises dans leur diversité factuelle. Bref, l’accord possible entre Gramsci et Wittgenstein relève d’une dynamique historique qui ne peut s’expliquer simplement par l’intervention d’un interlocuteur commun tel que Sraffa.

Celui-ci propose à Wittgenstein une ouverture sur une démarche différente de la sienne et qui lui renvoie un écho ; son apport a-t-il été le même à l’égard de Gramsci ? Il est bien difficile de le déterminer et très hasardeux de l’affirmer. Sraffa, en tout état de cause, n’est pas un canal par lequel se mettrait en place une confrontation consciente d’idées entre Wittgenstein et Gramsci. Sraffa indique la possibilité souterraine d’un accord entre les deux auteurs, il est l’indice et le metteur en œuvre de cette possibilité, le principe actif de convergences entre Gramsci et Wittgenstein, non d’un accord déterminé et reconnu. Le montre bien, du reste, le rapport de Wittgenstein au marxisme : celui auquel, en pratique, il a eu affaire quelquefois, n’avait, semble-t-il, et malgré son commerce avec Sraffa, que peu à voir avec Gramsci. Le marxisme, pour Wittgenstein, était sans doute représenté bien davantage par les travaux de Maurice Dobb et, plus généralement par ce qui était en train de devenir, en URSS, un marxisme « officiel » ou « orthodoxe », que par les réflexions de Gramsci, dont personne, alors, ne mesurait la portée réelle, et notamment dans ce qu’elle pouvait avoir de transgressif par rapport à cette orthodoxie.

De la même façon, on l’a souligné à plusieurs reprises, jamais Gramsci n’utilise la notion de « jeux de langage » telle qu’elle se met en place entre 1933 et 1935 dans les Cahiers bleu et brun, quand bien même on pourra, comme le fait Lo Piparo, exposer, a posteriori, ce qui dans sa propre démarche se rapproche de la notion wittgensteinienne.

En un mot, quels que soient les échos que ces deux « philosophies de la praxis » émettent l’une vers l’autre, elles ne s’en développent pas moins de manière autonome. La mise en évidence de ces échos devrait permettre, cependant, de mesurer le rôle joué par Gramsci dans la construction, à cette même époque, d’un univers intellectuel nouveau, qui marquera toute la seconde moitié du vingtième siècle. Tel est ainsi l’enjeu véritable de la question des rapports entre Gramsci et Wittgenstein : saisir le moment proprement gramscien de la pensée occidentale du siècle passé.

  1. Q 10, 11, 1234
  2. Ibid., p. 1233
  3. Antonia Soulez. « Wittgenstein face au platonisme de la signification: le tournant anthropologique vers une philosophie de la praxis ». Philosophy Journal, vol. 12, no 4, 2019, p. 5‑14., https://doi.org/10.21146/2072-0726-2019-12-4-5-14, p. 5.