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Le « carteggio » de 1926

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Le « carteggio »

L'expression de « carteggio de 1926 » renvoie à l'ensemble de lettres échangées par Gramsci et Togliatti pendant la deuxième quinzaine d’octobre 1926 à propos des dites « questions russes » : les discussions menées au sein du parti communiste russe (désormais PCR) dans le cadre de la lutte pour le pouvoir que déclenche la mort de Lénine.

Celui-ci meurt le 21 janvier 1924. En quelques mois le « noyau léniniste » de la direction soviétique se fracture. Staline, déjà secrétaire général du PCR, contrôle tout l'appareil à partir du 14e congrès de décembre 1925 et se présente comme le continuateur de la politique mise en place par Lénine, en particulier de la très discutée « nouvelle politique économique », la NEP. Son allié principal est Boukharine. Face à eux, deux oppositions : celle de Kamenev et Zinoviev, et celle de Trotski, qui a toujours été un électron libre. Zinoviev et Kamenev ont participé, avec Staline, à la mise à l’écart de Trotski, avant de rompre, eux aussi, avec Staline. Les deux oppositions se rejoignent sur une ligne de gauche : critique de la NEP, critique de l’idée du « socialisme dans un seul pays » et de l’interprétation faite par la « majorité » stalino-boukharinienne de la thèse d’une « stabilisation relative » du capitalisme (thèse qui justifie la construction du socialisme dans un seul pays). Le premier objectif des « oppositions » – Trotski, Zinoviev, Kamenev – est d’obtenir la démission de Staline du poste de secrétaire général du PCR.

Léon Trotsky (source Wikipedia)

C’est au printemps 1926, après le Plénum de l'Internationale communiste (désormais l’IC), que les deux oppositions, encore divisées lors du congrès de décembre 1925 (Trotski n’a pas pris la parole et a laissé Zinoviev s’avancer comme opposant principal), se réunissent. Mais il est trop tard, leurs leaders sont de plus en plus isolés au sein du parti et n'ont plus le soutien de la population, alors que croît au contraire la popularité de Staline, qui a su jouer le rôle du dirigeant modéré et du continuateur de Lénine. Les oppositions sont clairement battues lors de la session du Comité central du PCR de l’été 1926. Pour éviter leur marginalisation totale et leur éviction de l’appareil et des institutions, elles viennent à résipiscence et acceptent les conditions de la « majorité » conduite par Staline et Boukharine.

Telles sont les « questions russes ». Après le congrès russe de décembre 1925, et à la demande du parti russe, relayée par l’IC, dont le président, jusqu’à l’été, est toujours Zinoviev, il a été convenu que ces questions n’avaient pas à être discutées au sein des autres partis communistes. A partir du printemps, les « camarades russes » demanderont au contraire que les autres partis prennent position et Togliatti ne cessera plus d’insister auprès du bureau politique du parti italien pour que celui-ci le fasse.

Togliatti est arrivé en URSS à la fin de janvier 1926 : il s’y est rendu directement depuis Lyon après la clôture du IIIe congrès du Parti communiste d’Italie (désormais PCd’I) pour représenter celui-ci à l’exécutif de l’IC. Le congrès de Lyon est celui où ont été discutées les « Thèses de Lyon », élaborées par Gramsci et Togliatti, rédigées en bonne partie par celui-ci, et dont l’adoption consacre la défaite définitive de Bordiga.

Les échanges d’octobre 1926

Gramsci est chargé par le bureau politique du PCd’I de rédiger une lettre adressée au comité central du PCR pour exprimer l'inquiétude des dirigeants italiens devant la fracture du « groupe léniniste ». Cette fracture a, selon le bureau politique tel qu’il s’exprime par la voix de Gramsci, des conséquences dramatiques pour le prolétariat des autres pays et pour l’action des autres partis communistes. Elle empêche que soit menée à bien la « bolchevisation » de ces partis décidée par l’IC : l’unité du PCR, c’est-à-dire sa capacité à dépasser les désaccords en son sein, et donc à construire le socialisme en URSS, est pourtant, souligne Gramsci, la condition première de l’influence que peuvent exercer les partis communistes sur les masses.

La lettre est rédigée par Gramsci sans doute le 14 octobre. Elle est envoyée à Togliatti, accompagnée d’un mot autorisant ce dernier à l’amender et à consulter les dirigeants de l’Internationale avant de la transmettre au comité central du PCR. Togliatti la reçoit le 16. Il la montre à Boukharine, Manouilski, Humbert-Droz et Kuusinen, c’est-à-dire à tout le secrétariat du Komintern (l'IC). Boukharine, dont il est proche, le dissuade de la transmettre, ou le conforte dans sa réticence à le faire. Il en informe la direction du PCd’I par télégramme dès le 16, puis, le 18, rédige une lettre d’explication adressée au bureau politique italien, ainsi qu’une lettre personnelle à Gramsci. Celui-ci lui répond le 26 octobre [1].

La lettre du Bureau politique italien au Comité central du Parti communiste russe (14 octobre 1926)

Que dit Gramsci, rédacteur de la lettre du bureau politique du PCd’I et porte parole des communistes italiens aux « camarades » du comité central du PCR ?

Jusque là, explique-t-il, les communistes italiens n’avaient jamais craint que les discussions, voire les polémiques, au sein du parti russe, mettent en danger l’unité du parti ; ils voyaient, au contraire, dans la vivacité de ces discussions, menées sur le fond d’une « très grande homogénéité idéologique et organisationnelle », un facteur essentiel dans la capacité du parti russe à affronter les situations difficiles et les problèmes inédits « liés à l’exercice du pouvoir d’un État ouvrier ». Cependant, aujourd’hui, il n’en est plus de même : les dirigeants italiens se sentent « irrésistiblement angoissés », ils craignent une véritable scission au sein du parti russe. Le risque, en effet, frappe désormais le « groupe léniniste central », qui est aussi le « noyau dirigeant de l’Internationale ».

La construction d’un État socialiste en Russie ne peut être menée à bien que par le parti communiste russe, lequel est ainsi le garant, aux yeux du prolétariat mondial, de la poursuite de cette expérience ; rompre l’unité du parti serait, en ce sens, au-delà des conséquences proprement russes que cela pourrait avoir, une catastrophe pour le mouvement ouvrier tout entier, pour les luttes ouvrières dans chaque pays : les prolétaires pourraient, dans leurs pays respectifs, ne plus y croire… Il faut en effet tenir compte du fait que la Révolution a neuf ans et qu'en 1926, pour les masses prolétariennes, la question n’est plus tant celle de la conquête définitive, durable, du pouvoir politique en Russie, que celle de la construction effective d’un État socialiste.

Pour la plupart des ouvriers des autres pays, il devient, avec le temps, toujours plus difficile de se représenter, dans ses multiples éléments, « dans les détails dont se compose la vie quotidienne de l’État des Soviets, la continuité du fil rouge qui conduit jusqu’à la perspective générale de la construction du socialisme ». Les militants communistes eux-mêmes rencontrent ces difficultés, et non seulement dans les pays comme l’Italie, qui sont soumis à une censure extrêmement sévère, mais également dans ceux où il est encore possible d’informer les masses. Seule une « petite minorité » est en mesure de mettre correctement en perspective le sens général du processus en cours en URSS. De ce point de vue, l’unité du parti russe, l’unité de son noyau dirigeant, constituent un facteur essentiel de la conviction que peuvent avoir les masses prolétariennes des autres pays, qu’en URSS un État socialiste est bien en construction, sous l’égide du parti. Le rôle dirigeant du parti russe dans le mouvement international est directement lié à cette conviction : si « les masses occidentales européennes » acceptent ce rôle, c’est parce que le parti russe incarne une perspective concrète et crédible de socialisme.

Les « ennemis de classe », les meilleurs esprits de la bourgeoisie internationale, ne s’y trompent pas : ils ont perçu le « caractère organique » du conflit en cours en URSS et comptent bien davantage, aujourd’hui, pour triompher du socialisme, sur la « désagrégation » et la « lente agonie » du jeune État prolétarien que sur les campagnes militaires.

Les fascistes non plus ne s’y trompent pas, qui consacrent des efforts considérables et un soin tout particulier, dans la forme et l’organisation, à tenter de montrer que l’État socialiste en Russie devient un État comme les autres, c’est-à-dire « un pur État capitaliste », avec ses luttes ouvertes pour le pouvoir (le véritable État fort étant, selon eux, parce qu’il est uni, l’État fasciste, avec ses méthodes brutales, mais efficaces). Le fascisme, ajoute Gramsci, « connaît très bien la situation intérieure réelle de l’Italie et a appris à traiter avec les masses ». Du reste, du fait même de l’émergence du fascisme en Italie et de son arrivée au pouvoir, le petit PCd’I est sans doute, au sein du mouvement ouvrier international, celui « qui ressent le plus les répercussions de la grave situation existant dans le Parti communiste de l’URSS ». Les communistes italiens sont bien placés pour percevoir combien les masses ouvrières dans leur pays sont désorientées.

Gramsci, lorsqu'il écrit ces lignes, a certainement en tête la polémique qu’il vient d’avoir, quelques semaines auparavant, avec le journal Il Mondo, contre lequel il s’était efforcé de montrer que la poursuite de la NEP ne mettait pas en question le processus d’ensemble de construction du socialisme en URSS.

Aussi bien, si les communistes italiens ont décidé de s’adresser directement à leurs camarades russes, c'est qu'ils jugent qu’il y a désormais danger et qu’il est de leur devoir d’intervenir. Sans doute peuvent-ils se tromper en ce qui concerne la situation russe proprement dite, du fait de leur manque d’information : il se peut qu’ils exagèrent le danger réel ; mais, comme on l'a vu, ils sont particulièrement bien placés pour juger de la perception par les masses occidentales de ce qui se passe en URSS et ils savent qu’ils n’exagèrent pas les répercussions négatives de la lutte en cours au sein du PCR sur les destinées du mouvement ouvrier mondial.

Le point essentiel, aux yeux de Gramsci et du bureau politique italien, est celui de « l’hégémonie du prolétariat » [2]. La conviction fondamentale de tout marxiste, au sein du mouvement ouvrier mondial, est que les problèmes qui se posent, dans tous les pays capitalistes, à l’ensemble des catégories sociales dominées, ne peuvent être résolus que par la construction du socialisme, et que seul le prolétariat est à même de conduire cette phase historique. Il est donc primordial que le prolétariat soit en mesure de placer sous son influence les couches sociales populaires encore dominées par la bourgeoisie.

Le Bureau politique du PCd'I, continue Gramsci, est particulièrement attentif à ces questions, parce que la situation de la société italienne n’est pas sans rapport avec celle de l’URSS : en Italie comme en URSS « les masses rurales constituent la majorité de la population travailleuse ». La question de « l’hégémonie du prolétariat » passe, en Italie également, par la « question paysanne ». En Italie, cependant, l’établissement de cette hégémonie présente « une forme plus complexe et aiguë que dans la Russie elle-même », du fait de la densité plus grande de la population rurale et de sa « riche tradition d’organisation », et, surtout, de la présence particulière de l’Église catholique – l’Italie héberge le Vatican - et de son rôle d’encadrement de la paysannerie. La question paysanne, en Italie renvoie à la fois à la « question méridionale », car c’est dans le Mezzogiorno que les paysans pauvres sont les plus nombreux, les plus exploités et les plus encadrés par l’Église, et à la « question catholique ». Tel est le contexte dans lequel doit se construire l’hégémonie du prolétariat en Italie.

Dans la Russie nouvelle où est en train d'être construit l’État socialiste, ce problème de l’hégémonie du prolétariat se pose dans des termes précis, que Gramsci formule avec clarté : « Camarades, on n’a jamais vu dans l’histoire qu’une classe dominante, dans son ensemble, ait des conditions de vie inférieures a certains éléments ou couches de la classe dominée et subordonnée. Cette contradiction inédite, l’histoire l’a destinée au prolétariat ; c’est dans cette contradiction que résident les principaux dangers pour la dictature du prolétariat... ».

En URSS, ce problème est directement lié à la poursuite de la NEP : certains agriculteurs s’enrichissent et ont des conditions de vie meilleures que les ouvriers et que les autres paysans, alors même que le rôle politique et social dirigeant est désormais joué par les ouvriers.

Comment le prolétariat peut-il affronter cette « contradiction inédite » ? « ...le prolétariat ne peut pas devenir classe dominante s’il ne surmonte pas cette contradiction par le sacrifice des intérêts corporatistes, il ne peut maintenir son hégémonie et sa dictature si, même devenu dominant, il ne sacrifie pas ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de la classe », répond Gramsci. Il s’agit donc de lutter contre toute manifestation de corporatisme ouvrier, de «corporatisme de classe », qui pourrait conduire le prolétariat à exercer son rôle dirigeant sous la forme d’une domination sociale au bout du compte analogue à la domination de la bourgeoisie en régime capitaliste. Cela suppose la capacité des masses ouvrières à comprendre leur rôle historique dans l’avènement du communisme et à ne pas confondre le but final avec le chemin qui conduit à lui, à travers de nombreux détours. Aider la classe ouvrière à atteindre cette conscience d’elle-même comme classe, tel est le rôle du parti communiste. Gramsci reprend ici l'inspiration qui a été celle des « Thèses de Lyon » et l'analyse beaucoup plus systématique qu'il fait au même moment dans son essai sur la question méridionale, dont la rédaction sera interrompue par son arrestation.

C’est donc au parti communiste qu’il revient d’empêcher les masses ouvrières de succomber au corporatisme. Cela requiert sans aucun doute « une ferme unité et une ferme discipline dans le parti », cependant, une discipline purement administrative et formelle, « mécanique » dit Gramsci, serait vaine : l’unité et la discipline doivent être « de conviction », elles ne peuvent être « celles d’un bataillon ennemi emprisonné ou assiégé qui pense sans arrêt à l’évasion ou à la sortie par surprise ». Pour convaincre les masses, il faut d’abord convaincre les militants et il n’existe pas, pour cela, de raccourci administratif.

C’est en fonction de cette analyse que les communistes italiens se rangent derrière la majorité dégagée au sein du parti russe pendant l’été 1926, et qu’ils condamnent l'attitude des « oppositions ». Celles-ci veulent notamment mettre fin à la NEP, ce qui aurait pour résultat de briser l’alliance ouvrier-paysans telle qu’elle a été nouée dans les premiers temps de la Révolution, et lui substituer, dans le contexte de la dictature du prolétariat, une subordination des paysans au prolétariat, si nécessaire par la coercition. Cette approche a pour corollaire le renforcement, chez les prolétaires, de l’esprit corporatiste et « syndical », c’est-à-dire de l’autre mal dont doit se défendre le mouvement ouvrier : la domination, dans le contexte de la sociale démocratie, de la classe ouvrière par une « aristocratie » bureaucratique, de « professionnels » de la politique et du syndicalisme.

La NEP doit donc être maintenue, avec ses contradictions, avec ses éventuels effets négatifs et rétrogrades, et c’est à la classe ouvrière, en tant que classe dirigeante, de savoir faire en sorte que ces effets ne mettent pas en péril l’établissement de l’État socialiste. Toutes choses égales, la question des « nepmen » - les « koulaks » - et des autres effets du même type produits par la NEP, doit être abordée dans un esprit identique à celui avec lequel on traite la question du rôle des ingénieurs dans les usines, des administrateurs dans les banques, etc. : les communistes doivent savoir se servir de leurs compétences techniques, en ayant en tête, non pas seulement les conséquences fâcheuses immédiates, telles que la richesse provocante de certains commerçants et paysans, mais le dessein général à long terme.

Les communistes italiens s’adressent avant tout aux camarades Zinoviev, Trotski et Kamenev, à cause de leur rôle dans la révolution et parce qu’ils ont été leurs maîtres ; ce sont eux les « principaux responsables de la situation actuelle ». Les communistes italiens veulent à tout prix éviter la scission, ce qui suppose également que « la majorité du comité central du Parti communiste de l’URSS » ne cherche pas à « écraser ses adversaires dans la lutte et [soit] disposée à éviter les mesures excessives ». Et Gramsci termine sa lettre en disant : « Les dommages d’une erreur commise par le parti uni sont facilement récupérables ; les dommages d’une scission ou d’une condition prolongée de scission latente peuvent être irréparables et mortels ».

On remarquera que Gramsci, ici, ne dit rien du second point sur lequel les « oppositions » russes se sont rassemblées, à savoir la construction du « socialisme dans un seul pays ». Ce silence même contribuera à le faire apparaître comme distant de la « majorité ».

Le télégramme de Togliatti (16 octobre 1926)

Le télégramme envoyé par Togliatti après avoir consulté le secrétariat de l'IC est rédigé en Français, une des langues d’usage de l'organisation.

« Inquiétude exprimée dans votre lettre ne correspond pas à la situation réelle actuelle du parti russe. Opposition à la suite de la résistance que la masse lui a opposée à la base est en pleine retraite. Reconnaissant son isolement et sa défaite elle est en pourparlers avec Politburo au sujet de sa capitulation sur la base de cesser travail fractionnel et se soumettre discipline parti. Aucun danger dictature prolétariat et unité parti Stop Connaissant bien situation je vous propose ne pas remettre lettre qui dans cette situation serait inopportune. Détails suivent par écrit. » [3]

Togliatti fait référence, ici, aux négociations qui ont lieu au même moment entre « les oppositions » et « la majorité » du PCR après que les premières ont décidé de proposer la paix et de faire des concessions. Dans ce contexte, pour Togliatti, la lettre n’est plus nécessaire puisque la majorité l’a définitivement emporté. Elle risque, en revanche, d’être exploitée par les oppositions pendant les négociations.

La lettre de Togliatti au bureau politique du Parti communiste d'Italie (18 octobre 1926)

La venue à résipiscence des oppositions date du 4 octobre, où elles envoient un message au comité central du PCR dans lequel elles se disent prêtes à suspendre leur lutte et qu’elles souhaitent une collaboration. Elles le font après avoir constaté leur isolement dans le parti, y compris à la base.

Au même moment, Zinoviev se rend à Petrograd pour essayer d’y rameuter ses troupes. Ce qui est clairement, selon Togliatti, la preuve de sa duplicité.

La tentative de Zinoviev à Petrograd est un échec.

Le 8 octobre, le comité central dicte ses conditions et impose un terme aux négociations.

La lettre du bureau politique du PCd’I est arrivée le 15 octobre, pendant les négociations entre les adversaires, exactement au moment où le sujet débattu était celui des liens entre les oppositions russes et les fractions d’extrême gauche dans les autres partis.

Transmettre la lettre à ce moment aurait donc été très maladroit et dangereux : les oppositions auraient pu s’en emparer pour refuser certaines des conditions, en demander d’autres, etc. Bref, la lettre des italiens aurait affaibli la position de la majorité.

Togliatti souligne quelles étaient, selon lui, les intentions des oppositions dans cette négociation : elles savent qu’elles ont perdu la bataille au sein du parti, mais elles espèrent limiter les dégâts par un appel générique à l’unité du parti et à la responsabilité de tous les camarades. Exactement ce que demande, selon lui, la lettre des italiens.

Au moment où Togliatti rédige sa réponse à ses camarades italiens, la négociation est terminée. La lettre n’est donc plus d’actualité.

Par ailleurs, l’Exécutif élargi de l’Internationrale communiste sera convoqué en novembre et la question sera mise à l’ordre du jour, le PCd’I aura donc l’occasion d’y défendre sa position, éventuellement telle qu’exprimée dans la lettre, si cette position n’a pas changé. Pour Togliatti, cependant, il est clair qu’elle devrait avoir changé, une fois les faits et les documents afférents examinés par la direction italienne avec calme et non dans la précipitation. Togliatti laisse entendre, en effet, que les camarades italiens ont perdu leurs nerfs et se sont affolés… [4]

Togliatti, enfin, informe ses camarades que l’IC envoie Humbert-Droz pour les informer des questions russes (et les rassurer).

Comme annoncé en Post scriptum, Togliatti envoie une autre lettre, personnelle, à Gramsci, où il explique son désaccord, qui va plus loin que ce qu’il dit dans sa réponse au bureau politique. Dans cette lettre au bureau politique, les raisons invoquées pour ne pas transmettre la lettre sont essentiellement d’opportunité, dans la lettre à Gramsci, elles portent sur le fond, sur la ligne politique.

La lettre personnelle de Togliatti à Gramsci (18 octobre 1926)

Togliatti reproche au bureau politique du PCd'I - et donc à Gramsci - de placer la question de l’unité du noyau dirigeant du Parti communiste russe avant celle de la justesse de la position de la majorité. C'est pourtant le contenu des positions qui importe, et non l’unité à tout prix ou pour elle-même, d’autant que cette unité, en l'occurrence, est déjà rompue. L'unité du « noyau léniniste » appartient désormais au passé et vouloir à tout prix la maintenir, comme cela ressort, selon Togliatti, de la lettre de Gramsci, c’est se laisser prendre par la panique : « Nous devons nous habituer à maîtriser nos nerfs et à faire en sorte que les camarades de la base maîtrisent les leurs ». Il s'agit d'étudier calmement les « questions russes », en fonction des critères « léninistes », et non de se lamenter sur l’unité perdue. Étant (sous) entendu que l’étude en question doit conduire à soutenir la position de la majorité et à combattre celle des oppositions, puisque c’est ce que prétend faire la lettre rédigée par Gramsci.

Par ailleurs, la lettre de Gramsci semble renvoyer dos à dos les deux camps en lutte, majorité et opposition. « A la page deux du dossier rédigé par Antonio on invite les camarades russes “à réfléchir et à être plus conscients de leurs responsabilités“. Il n’est fait aucune mention d’une distinction entre eux ». En somme, à lire Gramsci, la majorité aurait aussi sa part de responsabilité dans la scission en train de se produire. L'appel à la responsabilité à l’égard du « prolétariat international » que lance Gramsci s'adresse, non pas simplement à Trotski, Zinoviev et Kamenev, les leaders de l'opposition, mais à tous les plus hauts « responsables » du parti russe.

Or, pour Togliatti, il est faux que la majorité ait quoi que ce soit à se reprocher dans la manière dont la situation a évolué vers la rupture et l’affrontement. Laisser entendre le contraire est une faute, indépendamment même des conséquences politiques directes que cela peut avoir, à savoir que les oppositions y verront un soutien à leur ligne et s’en serviront dans leur lutte contre la majorité.

En vérité, la meilleure manière d'aider le Parti communiste russe et le prolétariat international, comme la lettre du bureau politique italien prétend vouloir le faire, consiste avant tout à prendre parti clairement, et « sans poser aucune limitation », en faveur de la majorité, sans faire aucune concession aux oppositions.

Gramsci, dans la lettre du bureau politique italien, invoque la responsabilité des russes à l’égard des autres partis et à l’égard du prolétariat mondial. Or, c’est précisément sur le terrain des questions internationales que la lutte entre majorité et « oppositions » russes s’est déroulée depuis le dernier congrès du Parti communiste russe (décembre 1925). Il n’est donc pas juste de reprocher aux dirigeants russes de ne pas avoir conscience de leur responsabilité à l’extérieur de l’URSS. En effet, l’un des points clés de la discussion russe est la question du « socialisme dans un seul pays », laquelle met en jeu l'idée d'une « stabilisation relative » du capitalisme, c’est-à-dire l'éloignement de la perspective d'une révolution socialiste en occident.

Togliatti évoque ensuite la question de la « bolchevisation » des partis communistes, mot d’ordre de l’Internationale et ligne directrice de l’action de Gramsci depuis qu’il a pris la direction du Parti communiste d'Italie. La « bolchevisation » est au cœur des « Thèses de Lyon », à travers des thèmes tels que l’implantation du parti dans les entreprises, via les cellules d’entreprises, le refus de toute fraction, l’affirmation d’une « discipline de fer » au sein du parti, une fois la ligne décidée lors des congrès. Dans sa lettre au comité central russe, Gramsci, on l'a vu, reproche aux « camarades russes » de la freiner, voire de la mettre en péril.

Pour Togliatti, le bureau politique italien se montre « trop optimiste » à l'égard du processus même de bolchevisation, lequel n'est pas aussi avancé que le pense Gramsci. Or, le retard, ici, n'est pas à imputer à la discussion russe, mais au changement qui se sont produits dans la situation internationale : on est désormais dans une situation de « stabilisation relative » et la perspective de la révolution socialiste a partout reculé.

Trop optimiste à propos du processus de bolchevisation, Gramsci se montre au contraire trop pessimiste quant aux répercussions des « questions russes » - c’est-à-dire de la fracture, maintenant advenue, du noyau léniniste - sur l'état d'esprit du « prolétariat international ». Si la position de la majorité est juste, comme le soutient Gramsci lui-même dans la deuxième partie de sa lettre, alors, il n’y a aucune raison pour que les partis non russes ne soient pas capables – s’ils gardent leurs nerfs... – de la faire comprendre et soutenir par les masses dans leur propre pays. D’autant plus, affirme Togliatti, que l’unité du noyau léniniste, dont la lettre de Gramsci semble faire l’alpha et l’oméga du léninisme, a toujours été relative. Ce n’est donc pas l’unité en elle-même qui compte, mais bien les positions défendues.

On entend les questions que Togliatti ne pose pas directement, mais qui sont au cœur de sa correspondance avec Gramsci : de quel côté se situe celui-ci dans la lutte qui se déroule au sein du Parti communiste russe ? Autrement dit : Gramsci approuve-t-il vraiment, comme il le prétend par ailleurs, les positions de la majorité ? Approuve-t-il l’idée de la construction du socialisme dans un seul pays ? Approuve-t-il le diagnostic – boukharinien – de la « stabilisation relative » ? La discussion sur les « questions russes » a toujours été repoussée par la direction du PCd’I, contrairement à ce que Togliatti ne cesse de lui demander depuis le printemps. Les italiens n’ont pas voulu prendre position officiellement ; n’est-ce pas parce que, tout en n'étant pas d’accord avec « les oppositions », ils ne sont pas pour autant convaincus de la justesse des positions de la majorité ? Ces questions sont très certainement celles que se posent les « principaux responsables » du parti russe et de l'Internationale à l'égard du parti italien.

Au fond, Togliatti dit tout net à ses camarades, et à Gramsci en particulier, qu'ils ne sont pas à la hauteur de leur tâche : ils manquent de sang froid, hésitent, la propagande des organes de presse bourgeois les fait douter de la solidité du parti russe et de sa direction.

Par ailleurs, Manouilski, l’un des trois secrétaires de l’Internationale communiste envoie un mot à Gramsci destiné à le rassurer, et dont la teneur est à peu près la même que celle de la lettre de Togliatti au bureau politique. Manouilski veut convaincre les communistes italiens de renoncer à leur lettre au comité central du parti russe en attendant d’avoir rencontré Humbert-Droz, l’émissaire envoyé par l’Internationale pour leur expliquer de vive voix la situation, et d’avoir pu eux-mêmes évaluer celle-ci lors de l’Exécutif élargi qui aura lieu en novembre.

Gramsci, pour sa part, répond personnellement à Togliatti le 26 octobre.

La lettre de Gramsci à Togliatti (26 octobre 1926)

Gramsci s'adresse directement à Togliatti, en son nom personnel, mais se dit convaincu que sa réponse ne serait pas désapprouvée par les autres membres du bureau politique italien.

Le ton est sévère : aux yeux de Gramsci, Togliatti n’est pas seulement passé complètement à côté de la démarche de ses camarades italiens, mais, bien pire, il n’a pas « cherché à mieux [la] comprendre ». Gramsci rappelle qu'il avait pris soin de joindre une note manuscrite à la lettre, indiquant à Togliatti qu’il pouvait modifier la forme de celle-ci comme il le jugerait utile à sa bonne compréhension. Ainsi, rien ne l’empêchait d’inverser les deux parties de la lettre puisqu’il considérait comme le principal défaut de celle-ci le fait que la première partie était consacrée au caractère soi-disant essentiel de l’unité, alors que la critique des oppositions ne venait que dans la deuxième partie. Togliatti ne l’a pas fait, préférant s’engouffrer tête baissée, semble dire Gramsci, dans la polémique, n’hésitant pas à morigéner ses camarades, qui auraient perdu leurs nerfs, et faisant de la lettre du bureau politique, dira encore Gramsci, une lecture « en fragments détachés et sans rapports entre eux », plutôt que la prenant « dans son ensemble ».

Aux yeux de Gramsci, Togliatti n’a pas compris, en particulier, ce que représente la question de l’unité du parti russe et du « noyau léniniste » : il reproche à Gramsci de défendre l’unité comme un principe abstrait, indépendamment de son contenu politique, quand Gramsci soutient, en réalité, que, si l’unité vaut en tant que telle, c’est par sa portée politique, à savoir le fait qu’elle est garante, aux yeux des masses prolétaires du monde, de la construction du socialisme en Russie.

Gramsci revient sur son argumentation première : au-delà des partis, organes techniques, il y a la grande masse des travailleurs, « stratifiés politiquement de manière contradictoire ». Ainsi avait-il souligné, dans sa lettre au comité central russe, la nécessité pour les communistes, en Italie comme en Russie, de tenir compte des masses paysannes. Ces « travailleurs » ne sont pas tous communistes, leur expression politique se partage selon les forces représentées dans chaque pays et incarnées « techniquement » par les différentes organisations qui structurent le mouvement social - partis politiques, syndicats, associations… - et Gramsci avait, à cet égard, mis en avant le rôle spécifique d’encadrement des masses joué, en Italie, par l’église.

Pourtant, ces grandes masses « stratifiées » de manière contradictoire, « tendent dans leur ensemble à l’unité ». La tâche des partis communistes consiste précisément à faire prévaloir cette tendance, et sur ce plan, la question décisive, comme le soulignait la lettre au comité central russe, est celle de « l’hégémonie du prolétariat » : l’unité à laquelle tendent, dans leur diversité, les « masses travailleuses », doit prendre la forme de cette hégémonie ; c’est en se rassemblant autour du prolétariat, de ses idées, de ses actions, de ses principes, que les masses peuvent échapper au contrôle exercé sur elle par les forces de la bourgeoisie, qu’elles peuvent gagner leur autonomie par rapport à celle-ci. Telle est la leçon même que les communistes doivent tirer de la Révolution russe, la leçon « léniniste » par excellence.

Or, neuf ans après la révolution d’octobre 1917, les travailleurs, dans leur très grande majorité, n’ont ni le niveau d’information, ni le niveau d’éducation politique, qui leur permettrait de percevoir, au-delà des conflits et des luttes immédiates, le mouvement d’ensemble, celui de la construction de l’État socialiste en Russie.

Du reste, cela est tout aussi vrai pour la plupart des militants communistes eux-mêmes. Sans doute ceux-ci, en devenant communistes, ont-ils franchi un pas décisif, mais cela ne les a pas dotés, miraculeusement, du savoir et de l’expérience nécessaires pour avoir une vision d’ensemble du processus. Seuls les communistes disposant d'« une conscience théorique et politique très développée peu[ven]t saisir comme un ensemble et dans son mouvement d’ensemble vers le socialisme », l'« ensemble d’actions partielles et d’actes de gouvernement » en quoi consiste désormais la révolution. Cette différence entre l'approche de ceux qu'on appellera bientôt des « révolutionnaires professionnels » et celle de la grande masse des travailleurs fait que le processus d’unification global reste « instable ».

Dans ces conditions, l’élément clé par lequel les masses peuvent se convaincre que le cap est bien conservé et que le mouvement d’ensemble s’effectue dans la bonne direction – vers la construction de l’État socialiste – est précisément l’unité du parti et du « noyau léniniste ». La question de l’unité est donc bien plus sérieuse que ce qu’en dit Togliatti : au-delà même de sa portée internationale, elle est décisive pour ce qui concerne « l’hégémonie du prolétariat » en URSS, c’est-à-dire la capacité du prolétariat russe à maintenir et à guider son alliance avec la paysannerie. « La question de l’unité [...] est, du point de vue de la masse, la question la plus importante dans cette période historique d’intensification du processus contradictoire vers l’unité ».

Il est, en somme, essentiel que les conflits et les changements qui se produisent au sommet du parti, y compris dans le « noyau léniniste », et qui relèvent du cours normal et naturel des choses, ne mettent pas en question, dans les masses, cette conviction qu’il existe une unité fondamentale, située à un autre niveau, plus profond, et, surtout, distinct de celui des péripéties quotidiennes et individuelles.

Cette idée du mouvement général allant dans la bonne direction et dont il faut maintenir la perception par les travailleurs, avait été le fil rouge des articles publiés par Gramsci en septembre et en octobre 1926, lors de sa polémique avec les rédacteurs du journal Il Mondo, qui cherchaient à montrer que l’URSS, en maintenant la NEP, s’était définitivement éloignée de la construction du socialisme.

Aux yeux de Gramsci, Togliatti confond « le fait historique du lien des masses travailleuses avec le premier État socialiste » et « les problèmes d’organisation internationale sur le terrain syndical et politique », deux ordres de fait « étroitement coordonnés, mais cependant distincts ». Il se focalise sur les questions concernant directement la vie et le fonctionnement des organisations – partis, syndicats… - et perd de vue le mouvement historique de fond qui détermine ces questions mêmes, jusque dans les difficultés qu'elles suscitent. Ces difficultés, seul terrain sur lequel se place Togliatti, manifestent le « resserrement de l’influence et du prestige du parti russe dans quelques zones populaires », c’est-à-dire la perte de confiance des « masses » dans le déroulement du processus – confiance qui constitue le fond du « lien des masses travailleuses avec le premier État socialiste ». Bref, Togliatti n’a pas une vision historique du processus en cours.

Comment caractériser l’unité profonde ainsi mise en avant par Gramsci ? Il ne s’agit pas d’une unité « extérieure », mais « intime », qui consiste à faire en sorte « qu’il n’y ait pas dans le parti deux lignes politiques complètement divergentes sur toutes les questions ». C’est pourquoi Gramsci s’adresse tout d’abord aux « oppositions » pour condamner leur comportement, lequel a consisté, précisément, à créer une fraction au sein du parti russe et, par là, les conditions d’existence d’une ligne « complètement divergente ». Mais il s’adresse aussi à la « majorité », dont il soutient les positions de fond, pour qu’elle-même ne transforme pas sa propre ligne en une autre ligne politique « complètement divergente », ce qui se produirait si la « majorité » cherchait, dans sa victoire, à « écraser ses adversaires » et à prendre « des mesures excessives ». L’unité du parti, l’unité « intime », et la discipline qui l’accompagne, comme Gramsci l’avait souligné dans sa lettre du 14 octobre, ne peuvent pas être imposées de l’extérieur, de manière « mécanique et forcée ».

Aussi bien, à propos de la bolchevisation du parti, Gramsci répond-il à Togliatti, qui lui reproche d’être trop optimiste sur son avancement, que c’est, au contraire, parce qu’ils sont conscients du « mouvement d’ensemble », du processus historique, que les communistes italiens sont en mesure d'estimer la fragilité de la bolchevisation, laquelle est freinée dans son développement, voire immobilisée, par la discussion dans le parti russe, en particulier parce que « les oppositions représentent en Russie tous les vieux préjugés du corporatisme de classe et du syndicalisme qui pèsent sur la tradition du prolétariat occidental et en retardent le développement idéologique et politique ».

Gramsci renvoie, ici, à ce qu’il disait, dans la lettre du 14 octobre, de la situation historique inédite dans laquelle se trouvent les prolétaires russes. Le refus, par les oppositions, de la poursuite de la NEP, est l’expression d’un « corporatisme de classe » - un corporatisme ouvrier. Dans la Russie de 1926, ce corporatisme se traduit par la difficulté, de la part des ouvriers, à accepter les « sacrifices » que leur impose la NEP, et les conséquences de celle-ci, à savoir que certains éléments des classes désormais subordonnées à la classe ouvrière – les koulaks – disposent de ressources matérielles plus importantes que les leurs.

Ces « préjugés », rappelle Gramsci, s’expriment aussi à travers le « syndicalisme », auquel il assimile la ligne des « oppositions » à propos du rôle des syndicats, et qui conduit à la constitution d’une caste syndicale porteuse du même corporatisme ouvrier.

Évoquant ces « préjugés », Gramsci renvoie sans aucun doute Togliatti à la discussion très vive que le bureau politique italien a eue avec ce dernier au cours des mois précédents à propos des « comités d’agitation ». Togliatti, reprenant la position de la direction de l’Internationale, et que celle-ci, aux yeux de Gramsci, partageait, sans le dire, avec les oppositions, refuse que les « comités d’agitation » décidés lors du Congrès de Lyon, aient une portée plus large que celle de l’organisation syndicale proprement dite ; il refuse, autrement dit, dans la logique gramscienne, la dimension « ordinoviste » des comités d’agitation. De sorte que c’est à leur passé ordinoviste commun, lorsqu’ils défendaient, ensemble, dans L’Ordine Nuovo, les « conseils d’usine », comme des structures ayant vocation à représenter tous les travailleurs, c’est-à-dire, tous les ouvriers – syndiqués ou non – et les autres catégories de travailleurs pauvres, en particulier les paysans, que Gramsci renvoie Togliatti. Celui-ci, pour Gramsci, depuis qu’il s’est installé à Moscou au lendemain du Congrès de Lyon, a pris ses distances avec l’ordinovisme et, par là-même, avec l’esprit des « Thèses de Lyon », dont il avait été, pourtant, le rédacteur. Tout son raisonnement, dit Gramsci, est désormais « vicié de “bureaucratisme“ ».

Togliatti, en effet, raisonne exclusivement en termes de rapport de forces immédiats entre organisations, en termes de victoires politiques à remporter sur des adversaires. Son horizon semble s’être rétréci aux luttes quotidiennes entre les protagonistes de la direction du mouvement ouvrier en Russie, sa réflexion n’est plus disponible pour ce qui demeure cependant la clé de toute l’action politique des communistes, en URSS et ailleurs, à savoir ce « mouvement d’ensemble » que les travailleurs dans leur grande masse ne sont que très difficilement en mesure de comprendre par eux-mêmes, et que les dirigeants ont toujours pour mission principale de dégager des contingences du moment ; Togliatti ne raisonne plus en termes de processus historique à développer, orienter, évaluer. Pourtant, tout le sens de l’ordinovisme, qu’ils ont fondé et développé ensemble, repose, selon Gramsci, sur l'idée que l'objet premier du raisonnement d'un dirigeant doit être, non pas une étape ou une autre du processus historique, telle que la prise du pouvoir politique, ou la conquête politique des organisations pesant dans l’exercice du pouvoir, mais bien le processus en lui-même, le mouvement d’ensemble, celui dans lequel le prolétariat à un rôle dirigeant à jouer.

Gramsci demande expressément à Togliatti de joindre au dossier cette réponse personnelle qu’il lui fait et termine sa lettre par un « cordiali saluti » plus froid que le classique « fraternamente », utilisé par Togliatti et d’usage entre camarades. « Tout ton raisonnement m’a fait une impression très pénible », a-t-il écrit.Il est manifestement irrité, déçu et peut-être blessé. Comme on le sait, il sera arrêté peu après, ce qui coupera court à toute velléité de rapprochement entre les deux hommes. Gramsci ne se réconciliera pas avec Togliatti, qu’il soupçonnera même de ne pas avoir tout fait pour sa libération.

Quelle est la portée du désaccord de 1926 entre Gramsci et Togliatti ?

Le carteggio de 1926 a embarrassé les commentateurs. Comment interpréter le désaccord entre Togliatti et Gramsci, et surtout, quelle portée exacte lui donner ? N’était-il pas simplement circonstanciel ? Gramsci n'a-t-il pas été surtout blessé par le ton de Togliatti, qui, depuis qu’il est à Moscou, affiche sa proximité avec les principaux dirigeants du parti russe et de l'Internationale et n’a pas joué le rôle attendu de lui, à savoir préserver la démarche du bureau politique italien des malentendus liés au contexte ? Togliatti n’aurait-il pas du, sachant que l’inspirateur et le rédacteur de la lettre était Gramsci, faire crédit aux capacités d’analyse de celui-ci et ne pas douter de la fermeté de la position de son propre parti aux côtés de la majorité du comité central russe ? N’aurait-il pas du prendre au sérieux la réflexion de Gramsci, et chercher à expliquer à ses interlocuteurs russes les raisons de l’intervention italienne, à savoir l’état d’esprit des masses, le mal produit par l’exploitation des conflits russes dans la presse occidentale ? Au lieu de quoi, il appelle ses camarades italiens à ne pas perdre leurs nerfs.

Gramsci et Togliatti s’étaient déjà opposés à au moins deux reprises. Leur premier désaccord remonte à l’été 1920, pendant la période décisive qui va de la « grève des pendules » d’avril au mouvement d’occupation des usines de septembre [5]. La fraction d’extrême gauche animée par Bordiga au sein du Parti socialiste prônait l’abstention à toute élection « bourgeoise », ce qui avait provoqué une vive discussion à Turin au moment de la préparation des élections municipales. Togliatti et Terracini s’étaient rangés, comme Tasca, derrière la position majoritaire au sein du parti, en faveur de la participation aux élections, ce qui leur avait permis de se faire élire à la tête de la section socialiste de Turin. Gramsci, pour sa part, jugeait oiseuse, depuis longtemps, cette discussion sur l’abstentionnisme ; il considérait qu’après la grève d’avril la priorité était au renouveau et à la reconstruction du parti, et il n’avait pas hésité, au prix de l’isolement, à s'allier avec les bordiguistes. Le mouvement d’occupation des usines de septembre avait mis fin et à la discussion et à l’isolement de Gramsci [6].

Serrati (source Wikipedia)

Le second désaccord entre Gramsci et Togliatti s'était produit à la fin de 1923 alors que Gramsci venait d’arriver à Vienne. La direction du PCd'I était entrée en conflit direct avec l’Internationale à propos de la fusion voulue par celle-ci entre les deux partis italiens ayant adhéré à ses conditions, à savoir le parti communiste et le parti socialiste dirigé par les « maximalistes » de Serrati. L’Internationale avait mis les communistes italiens en demeure de travailler à la fusion : la direction bordiguiste s’était inclinée, mais Bordiga, arrêté au début de 1923, avait, en prison, élaboré un manifeste dans lequel il demandait à toute la direction du PCd’I de démissionner, quitte à rompre avec l’Internationale [7]. Togliatti - comme Terracini et Scoccimarro - très remonté contre l’Internationale, semblait prêt à le suivre, au risque de laisser le parti entre les mains de « l’aile droite », c’est-à-dire de Tasca. Gramsci refuse, pour sa part, avec force, de signer le manifeste de Bordiga et propose, depuis Vienne, à ses camarades du « centre », d’élaborer des thèses destinées à promouvoir la formation d’un nouveau groupe dirigeant. Il convaincra Togliatti, mais il portera sur le caractère de celui-ci, dans une lettre du 28 janvier 1924, un jugement assez distancié : « Togliatti ne sait pas se décider, comme cela a toujours été un peu dans ses habitudes ; la personnalité “vigoureuse“ d’Amadeo [Bordiga] l’a fortement marqué et le retient à mi-parcours dans une indécision qui cherche des justifications dans des chevilles purement juridiques » [8].


Depuis que Togliatti est installé à Moscou, c’est sans doute à cet aspect de sa personnalité que Gramsci a le sentiment d’être à nouveau confronté : Togliatti semble tellement impliqué dans les luttes russes, aux côtés des dirigeants majoritaires, qu’il se comporte comme s’il était lui-même, non pas un communiste italien, mais un membre russe de la majorité du comité central du parti russe, ce qui l’empêche de jouer comme il le devrait son rôle de représentant du parti italien, un parti capable, parce qu'il est « non-russe », d’apporter un autre point de vue à la direction de l’Internationale.

L’unité du groupe dirigeant, affirme Gramsci, est la condition de la confiance que les masses peuvent mettre dans l’Internationale, conçue comme un grand parti communiste international – dont le petit Parti communiste d’Italie est une « section » - et guidée par le parti russe. Il en va, ici, de la conviction que peuvent se faire les masses que c'est bien un État socialiste qui est en train d’être construit en Russie. L’unité, autrement dit, a, selon Gramsci, une valeur en tant que telle.

Cependant, que fait-on si un groupe de militants se constitue en fraction et n’hésite pas à rompre cette unité ? Peut-on alors, comme Togliatti reprochera à Gramsci de le faire, renvoyer dos à dos cette fraction et le reste de la direction ? Que doit faire la direction « non fractionniste », une fois qu’une majorité au sein du parti s’est clairement prononcée contre le comportement de la fraction ? Si celle-ci ne met pas fin à ses agissements et ne se range pas à la volonté exprimée par la majorité du parti, ne se place-t-elle pas elle-même, ipso facto, hors du parti ? N’est-ce pas précisément ce qui s’est passé en URSS ? Au cours de l’été 1926, en effet, une majorité s’est clairement dégagée au sein du parti russe contre la ligne défendue par « les oppositions », et contre le comportement politique de celles-ci. Togliatti souligne qu’au moment où Gramsci écrit au comité central russe, « majorité » et « oppositions » sont en train de négocier le retour de ces dernières dans l’unité du parti. Bref, peut-être était-il excessif et, en tout cas maladroit, de la part de Togliatti, de reprocher à ses camarades de perdre leurs nerfs, mais, mieux informé qu’eux, n’était-il pas justifié à retenir la lettre qu’on l’avait chargé de transmettre et à répondre à ses camarades qu'ils comprendraient sa décision dès lors qu'ils disposeraient de toute l’information ?

Aussi bien, aujourd’hui, les commentateurs cherchent-ils à rendre à chacun des protagonistes ce qui lui revient : on accorde en général à Gramsci une conception plus profonde des enjeux historiques et théoriques, et à Togliatti une approche de la situation plus réaliste et plus pragmatique. Dans l’enquête conduite par Angelo d'Orsi en 2014 pour le compte de la « Biblioteca di Historia Magistra », Aldo Agosti e Marco Albeltaro résument ainsi cette position : « Aujourd’hui il est tout à fait raisonnable d’affirmer que Gramsci saisissait mieux que Togliatti les conséquences très graves de la rupture de la vieille garde bolchevique et les dangers du nouveau régime intérieur de parti qui se mettait en place en URSS. D’autre part, l’évaluation des rapports de force sur le terrain fournie par Togliatti était, dans son pessimisme, plus réaliste. Et, en outre, quel autre effet aurait eu la divulgation de la lettre que celui de rouvrir le contentieux entre l’IC et le PCI, au moment même où, pour ce dernier, arrivait l’heure de l’épreuve la plus dure ? Il est hors de toute réalité de penser que le rappel de Gramsci à la responsabilité que le groupe dirigeant russe portait dans son ensemble vis à vis du mouvement communiste pouvait avoir une véritable incidence sur la lutte qui se déroulait, en lui imprimant un cours différent et moins dramatique » [9].

La lettre rédigée par Gramsci au nom du bureau politique du PCd'I laissera, de fait, des traces durables dans les relations entre les communistes russes et italiens et sur le statut de Gramsci au sein de l'Internationale : Aldo Agosti encore, signale, dans sa biographie de Togliatti, que, « pendant une période assez longue (de juin 1931 à décembre 1933), on ne trouve aucune référence politico-théorique à Gramsci dans la presse communiste », et que, de manière très « significative », « dans l’“autobiographie“ écrite pour la section des cadres du Komintern, qui porte la date du 21 août 1932, Togliatti, en reparcourant minutieusement sa propre carrière politique, ne mentionne jamais le nom de Gramsci » [10]. Gramsci ne sera jamais en odeur de sainteté au Komintern. Quant au PCd'I, il ne sera, lui non plus, jamais considéré comme un partenaire vraiment sûr : Paolo Spriano évoque à cet égard le témoignage de Grieco : « Il y a un signe, de source communiste italienne, extrêmement indicatif, qui remonte à 1938. Dans un rapport de Ruggero Grieco du 12 août 1938 sur les critiques adressées au PCI par l’Internationale communiste, nous trouvons écrit : `M[anouilski] a rappelé nos oscillations de 1926 (lettre de Gramsci)´. » [11]. En ne transmettant pas la lettre de ses camarades, Togliatti n'a-t-il pas évité le pire, à savoir l’entrée dans une logique pouvant aller jusqu’à la rupture, laquelle aurait, sans doute, signé la fin du petit parti communiste italien ? D’où l’interprétation classique : l’urgence la plus immédiate était de ne pas mettre en danger la position du PCd'I dans le mouvement communiste. La réflexion sur le fond aurait du être approfondie plus tard entre les deux hommes, une fois la position du parti préservée, mais l’arrestation de Gramsci ne l’a pas permis.

En vérité, l'irritation de Gramsci est sans aucun doute suscitée autant par la manière dont Togliatti prend sa décision et la justifie que par cette décision elle-même. Les raisons circonstancielles que Togliatti évoque pour retenir la lettre peuvent difficilement être écartées par le bureau politique du parti italien, et du reste, Gramsci ne cherche pas, dans sa réponse, à le faire : il n'en parle simplement pas. En revanche, Togliatti, en lui reprochant de renvoyer dos à dos « majorité » et « opposition », démontre, aux yeux de Gramsci, qu'il n'a pas compris le fond de l’argumentation et de la réflexion de celui-ci sur le sens profond de « l’unité du parti » et du « noyau léniniste » dans son rapport au processus révolutionnaire, lequel, pour Gramsci, est alors déterminé par la capacité, non acquise une fois pour toutes en octobre 1917, de la classe ouvrière russe à prendre conscience de son rôle historique, et sur la place que les classes ouvrières des autres pays occupent dans cette aventure, par le biais de leurs propres partis communistes. Pourtant, Togliatti était certainement l'un des mieux placés pour comprendre la démarche gramscienne, qu'il avait lui-même contribué à développer au sein du parti italien.

Au regard de l’approche de Gramsci, ce qu’on appelle le « réalisme » de Togliatti, s’apparente aussi, en effet, à une défaite de « l’ordinovisme », défaite qui se produit quelques jours avant l’arrestation de Gramsci et sa mise à l’écart définitive du combat politique proprement dit.

L'« ordinovisme », rappelons-le, consiste à rassembler, non pas tant derrière la classe ouvrière qu’autour de celle-ci, les masses, lesquelles ne sont pas composées des seuls prolétaires, des seuls ouvriers de l’industrie, mais également des autres catégories sociales dominées par la bourgeoisie capitaliste – les « subalternes » - c’est-à-dire, en Italie, les paysans.

Ce rassemblement doit être, bien entendu, dirigé d’en haut par le parti communiste et par l’Internationale, mais, c’est « en bas » qu’il se réalise. L’élément premier, sur lequel Gramsci fonde toute sa démarche, est la dynamique des masses, leur « élan vital », qui existe indépendamment des partis, des organismes politiques dans lesquels ils s’expriment : certes, sans parti communiste, une révolution socialiste, aux yeux de Gramsci, est impensable, mais les masses n’en sont pas moins actives et, à défaut de s’exprimer à travers une organisation et une lutte politiques, leur dynamisme donne vie à une diversité de formes d'organisation, d’associations et de rassemblements, naissant aussi bien des activités professionnelles que des activités de divertissement ou de solidarité, et qui sont, alors, encadrés par des tutelles, politiques ou culturelles, émanant de la bourgeoisie ou liées à celle-ci, telles que l’Église.

Pour Gramsci, le rôle du parti communiste ne consiste donc pas, contrairement à ce que soutient Bordiga, à attendre que naisse un élan populaire, puis à le diriger d’une main de fer, mais à prendre la place des organisations bourgeoises dans l’encadrement et l’expression de l’activité objective des masses. D’où l’importance de la notion d’« hégémonie » : il ne s’agit pas, en effet, d’imposer une dictature du prolétariat aux masses dominées ; il ne s’agit pas, pour la classe ouvrière, de diriger les masses comme on dirige une armée ; les masses ne se dirigent pas comme le parti - lequel doit fonctionner selon des méthodes militaires -, elles se dirigent par l’exercice d’une hégémonie : les valeurs qu’exprime leur dynamique profonde, les méthodes par lesquelles elles agissent, ne relèvent pas de moyens de coercition, mais de conviction, d’une conviction rendue possible par le statut du parti, qui est « l’émanation » de la classe ouvrière. D’où, là encore, le rôle essentiel de l’argumentation développée par Togliatti lui-même contre Bordiga, à l’occasion du Congrès de Lyon, sur la définition du parti comme élément intrinsèque de la classe ouvrière et non pas organe de celle-ci [12].

Les aspects proprement politiques, et notamment la question des étapes constitutives du processus révolutionnaire, parmi lesquelles celle de la prise du pouvoir, sont déterminés par cette réflexion, et ne doivent pas être confondus avec le mouvement de fond qui anime les masses, et qui traduit leur caractère essentiellement actif. Les étapes du processus révolutionnaire et les actions politiques en tant que telles, sont, dans leur contingence, l’expression de ce mouvement de fond, qu’elles ne doivent jamais contrarier.

La question de la prise du pouvoir, en particulier, évidemment décisive, suppose l’alliance, sous la forme de l’hégémonie du prolétariat, de toutes les forces populaires. La prise du pouvoir n’est révolutionnaire que si elle a été rendue possible par le rassemblement de celles-ci dans le cadre de l'hégémonie de la classe ouvrière, hégémonie qui, par ailleurs, doit se maintenir et continuer à se développer après la prise du pouvoir, lors de la phase de construction d’un État socialiste. C'est pourquoi, du reste, la discussion sur la « phase de transition » et l'« Assemblée constituante » préconisée par Gramsci au sortir du fascisme, a occupé, tout au long de ses échanges avec ses camarades, et jusqu'à la fin, une place centrale.

La réponse sévère que fait Gramsci à Togliatti en octobre 1926 doit se comprendre à l’aune de ces principes. Il est primordial, aux yeux de Gramsci, que les communistes russes et la classe ouvrière russe ne s'éloignent pas de ceux-ci, que ce soit sur la question de la poursuite de la NEP, sur celle de la construction du socialisme dans un seul pays, ou du rôle de l’Internationale et de l’articulation de son action avec celle des partis communistes sur leur terrain national. Ce sont ces principes que, pour Gramsci, Togliatti, trop engagé dans les luttes internes moscovites, est lui-même en train de perdre de vue.

La rupture entre les deux hommes a donc été, au moins du côté de Gramsci, réelle et profonde. L'argument n'a jamais cessé d’opposer les commentateurs, selon une logique très marquée par les affrontements du champ politique italien de la deuxième moitié du 20e siècle. On peut cependant essayer d’établir les éléments sur lesquels tout le monde est aujourd’hui à peu près d’accord.

  • l’hostilité de Gramsci à l’égard de Togliatti après octobre 1926

Dans ses écrits postérieurs à 1926, et en particulier dans sa correspondance, Gramsci ne se contente pas, s'agissant de Togliatti, comme il le fait pour la plupart des autres dirigeants avec lesquels il a eu des relations étroites pendant sa période militante, de garder le silence ; plus le temps passera et plus il suspectera Togliatti de double jeu à son égard. Dans cette évolution, poussée sans aucun doute par les conditions de la vie carcérale de Gramsci, l'épisode de la « famigerata lettera » jouera un rôle charnière : la « lettre tristement fameuse » envoyée par Grieco quelques semaines avant le grand procès de mai-juin 1928, et dans laquelle Gramsci, largement aidé par le juge instructeur, a vu une provocation. Au pire moment de sa détention, en 1932-1933, l’idée qu’il pouvait s’agir, non pas d’une simple erreur, d’une bêtise de la part d’un camarade – Grieco – mais d’une manipulation, inspirée par Togliatti, destinée à le faire rester en prison, n’a plus cessé de le hanter. Sa correspondance avec Tatiana et l’épisode de l’enquête menée en 1938 [13] par l’administration du Komintern sur le rôle de Togliatti, en atteste [14].

Gramsci a également pensé que les tentatives de libération menées pour l’échanger contre des Italiens détenus en URSS échouaient les unes après les autres à cause du rôle qu’y jouaient les communistes italiens [15]. Là encore, il ne s’est jamais convaincu qu’il n’y avait pas, au-delà des simples maladresses, une manipulation dont Togliatti aurait été à l’origine.

  • Les vains efforts faits par Togliatti pour « renouer » avec Gramsci
Piero Sraffa dans les années 1930 https://linguisticcapital.wordpress.com

Entre 1929 et 1934, pendant la « svolta », le « tournant » imposé à la ligne de l'Internationale par Staline, Togliatti est allé loin pour démontrer aux « camarades russes » que lui-même et son parti étaient fidèles et ne pouvaient être soupçonnés d’aucune faiblesse à l’égard de Trotski. Entre 1931 et 1933, on l’a vu, le nom même de Gramsci est banni des discours de l’IC comme du parti italien ; Gramsci disparaît jusqu’à la campagne menée à partir du printemps 1933 pour obtenir sa libération en même temps que celle de Thälman et de Dimitrov. Pourtant, au début de 1930, en pleine « svolta », Togliatti fait publier le dernier texte écrit par Gramsci à la veille de son arrestation, sur la « question méridionale » [16]. Deux ans plus tard, lorsque Gramsci reprend contact, par l’intermédiaire de Sraffa, avec Umberto Cosmo, qui lit son essai sur le chant X de la Divine Comédie, Togliatti, lequel a suivi l’affaire lui aussi via Sraffa [17], s’immisce dans l’échange en retrouvant l’article de 1918 dans lequel Gramsci avait ébauché sa lecture du chant X et en le lui faisant savoir. La démarche de Togliatti ressemble à une tentative pour renouer avec Gramsci ; celui-ci, cependant, dans la suite de l'échange avec Sraffa, l'ignore complètement.

On peut considérer que ces deux points sont désormais admis par tous les commentateurs. Il en existe un troisième sur lequel, sans doute, un accord serait plus difficile à atteindre : celui de la « réticence » de Togliatti à évoquer le « carteggio » de 1926.

  • la « réticence » de Togliatti à évoquer le « carteggio » de 1926

Des fragments de la lettre du bureau politique italien au comité central russe rédigée par Gramsci le 14 octobre 1926 sont tout d’abord publiés par Tasca dans Il Nuovo Avanti du 8 mai 1937, quelques jours après la mort de Gramsci. Tasca publie la lettre dans son intégralité, un an plus tard, en avril 1938, dans Problemi della rivoluzione italiana, une revue de l’émigration antifasciste socialiste paraissant à Nancy [18].

La publication de la lettre a un écho suffisant pour que, dans une réunion du 12 août 1938, le « Centre extérieur », qui dirige le parti depuis Paris, décide de proposer à Togliatti de faire paraître une mise au point publique. Togliatti s’y refuse, arguant de ce qu’ « il n’est pas avisé de continuer à parler de toutes ces choses du passé selon cette méthode. Ce serait une erreur de lier la vie à venir du parti à une telle base. Les choses advenues ne s’effacent pas, elles restent, mais on ne peut pas lier les choses de l’avenir à elles. » [19].

Ce n’est qu’en 1953 que Togliatti, pour sa part, mentionne la lettre, après qu’elle a été reproduite, de nouveau par Tasca, dans I primi dieci anni del PCI [20].

Togliatti ne l’évoquera à nouveau de manière un peu plus détaillée qu’en 1964, sur Rinascita, la revue culturelle du PCI, deux mois avant sa mort, dans une lettre à Giansiro Ferrata qui s’apprêtait à faire paraître 2000 pagine di Gramsci [21]. Il mentionne à cette occasion la réponse personnelle que lui avait faite Gramsci : « [Gramsci] répliqua immédiatement [toujours depuis le siège de la représentation soviétique à Rome] par une réponse brève, où il n’acceptait pas mon argumentation. J’ai eu cette réponse, qui, cependant, n’avait pu être vue par aucun autre camarade de notre bureau politique. Jusque là, elle n’a pas pu être retrouvée dans nos archives. » [22].

Cette « réponse personnelle » de Gramsci, c’est-à-dire sa lettre du 26 octobre 1926, ne sera publiée dans Rinascita qu’en 1970 [23]. Spriano, dans le 2e volume de son histoire du PCI, en 1969, ne la mentionne pas encore, il ne parle que de la première lettre, celle du 14 octobre au comité central du parti russe.

On peut très certainement parler, ici, comme le fait Frétigné[24], de « réticence » de la part de Togliatti, qui donne nettement l’impression de n’aborder le sujet que lorsqu’il ne peut plus faire autrement et sans jamais aller au bout de l’argument.

  1. L'ensemble du carteggio d'octobre 1926 a été publié dans : Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999.
  2. Sur «l'hégémonie du prolétariat », voir La « question méridionale »
  3. Ibid.
  4. « Nous devons nous habituer à garder nos nerfs et à les faire garder aux camarades de la base », Voir : Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999. p. 418.
  5. Voir [1]
  6. Voir : Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano..., I, O.C., p. 60.
  7. Voir : Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano... - I, O.C., p. 302
  8. Lettre à Alfonso Leonetti du 28 janvier 1924, citée in Palmiro Togliatti, La formazione del gruppo dirigente del partito comunista italiano nel 1923-1924, Editori Riuniti, 1984, p. 182.
  9. Inchiesta su Gramsci, a cura di Angelo d'Orsi, Accademia university press, 2014, p. 80
  10. Aldo Agosti, Togliatti, un uomo di frontiera, Utet Libreria, 2003, p. 144. voir aussi : Giuseppe Vacca, Vita e pensieri di Antonio Gramsci, 1926-1937, ET STORIA, 2012, p. 176
  11. Paolo Spriano, Storia del Partito comunista italiano – II, O. C. p. 56
  12. Voir http://gramscipedia.org/index.php?title=Les_%C2%AB_Th%C3%A8ses_de_Lyon_%C2%BB#Le_parti_bordiguiste.2C_.C2.AB_organe_.C2.BB_de_la_classe_ouvri.C3.A8re
  13. Voir : Silvio Pons, "L'“Affare Gramsci-Togliatti“ a Mosca (1938-1941)", Studi Storici, Anno 45, No. 1 (Jan. - Mar., 2004), pp. 83-117, http://www.jstor.org/stable/20567237
  14. Voir, par exemple, la fameuse "lettera esopica" du 27 février 1933 à Tatiana Schucht : « j'ai été condamné le 4 juin 1928 par le tribunal spécial, c'est-à-dire par un collège d'hommes bien déterminés, qu'on pourrait indiquer de manière nominative avec leur adresse et profession dans la vie civile. Mais c'est une erreur. J'ai été condamné par un organisme beaucoup plus vaste, dont le Tribunal spécial n'a été que l'indication extérieure et matérielle, qui a effectué l'acte légal de condamnation. Je dois dire que parmi ces “condamnateurs“ il y a eu aussi Iulca, je crois, mieux, j'en suis fermement convaincu, inconsciemment et il y a une série d'autres personnes moins inconcientes. Telle est au moins ma conviction, désormais solidement établie parce qu'elle est la seule qui explique une série de faits qui se sont suivis et qui sont cohérents entre eux. » Lettere dal carcere, a cura di Paolo Spriano, Einaudi, 2014, p. 255.
  15. voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Gramsci#Les_tentatives_de_lib%C3%A9ration
  16. Antonio Gramsci, La questione meridionale; a cura di Franco De Felice e Valentino Parlato, Editori Riuniti, 1966. https://www.liberliber.it/mediateca/libri/g/gramsci/la_questione_meridionale/pdf/la_que_p.pdf
  17. Giorgio Amendola raconte dans ses souvenirs comment Togliatti l'envoie chercher les lettres de Gramsci auprès de Sraffa à Cambridge, en juin 1931 : Giorgio Amendola, Un'isola, Rizzoli, 1982
  18. Jean-yves Frétigné, Antonio Gramsci, vivre, c'est résister, Armand Colin, 2017, pp. 174-181
  19. Voir : Silvio Pons, « L'"Affare Gramsci-Togliatti" a Mosca (1938-1941) », Studi Storici, Anno 45, No. 1, (Jan. - Mar., 2004), pp. 83-117
  20. Jean-Yves Frétigné, O.C.
  21. 2000 pagine di Gramsci - I. Nel tempo della lotta (1914-1926), a cura di G. Ferrata e N. Gallo, Il Saggiatore, Milano 1964
  22. Cité dans : Luciano Canfora, "Il “verbale“ di Valpolcevera", Studi storici, Anno 31, Contributi alla storia del Pci (1945-1956) (Jan. - Mar., 1990), pp. 293-303. http://www.jstor.org/stable/20565945
  23. Voir : Franco Ferri, Rinascita, 27 avril 1970
  24. O.C.