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La lettre du Bureau politique italien au Comité central du Parti communiste russe (14 octobre 1926) : Différence entre versions

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== Au Comité Central du Parti communiste soviétique ==
 
== Au Comité Central du Parti communiste soviétique ==

Version actuelle datée du 4 décembre 2022 à 12:00

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Au Comité Central du Parti communiste soviétique

Chiara Daniele (a cura di), Gramsci a Roma, Togliatti a Mosca : il carteggio del 1926, con un saggio di Giuseppe Vacca, Einaudi, 1999. http://www.lavocedellelotte.it/it/2017/06/08/carteggio-tra-gramsci-e-togliatti-sullopposizione-trotskista-nel-pcus/

Voir le « carteggio » de 1926

Gramsci, 14 octobre 1926

Chers camarades,

Les communistes italiens et tous les travailleurs conscients de notre pays ont toujours suivi avec la plus grande attention vos discussions. A la veille de chaque congrès et de chaque conférence du PCR [Parti communiste russe] nous étions certains que l’unité du Parti russe, malgré l’âpreté des polémiques, n’était pas en danger ; mieux, nous étions certains que le Parti, ayant atteint une plus grande homogénéité idéologique et organisationnelle à travers de telles discussions, serait mieux préparé et équipé pour surmonter les multiples difficultés qui sont liées à l’exercice du pouvoir d’un État ouvrier. Aujourd’hui, à la veille de votre XVe Conférence, nous n’avons plus la même certitude que dans le passé ; nous nous sentons irrésistiblement angoissés ; il nous semble que le comportement actuel du bloc des oppositions et l’acuité des polémiques dans le parti de l’URSS exigent l’intervention des partis frères. C’est en partant de cette conviction particulière que nous avons entrepris de vous adresser cette lettre. Il se peut que l’isolement dans lequel notre Parti est contraint de vivre nous ait conduit à exagérer les dangers que comporte la situation intérieure du Parti communiste de l’URSS ; en tous les cas, nos jugements sur les répercussions internationales de cette situation ne sont certes pas exagérés et nous voulons, en tant qu’internationalistes, accomplir notre devoir.

La situation intérieure de notre parti frère de l’URSS nous semble différente et beaucoup plus grave que lors des précédentes discussions parce que nous voyons, aujourd’hui, apparaître et s’approfondir une scission dans le groupe central léniniste qui a toujours été le noyau dirigeant du parti et de l’Internationale. Une scission de ce genre, indépendamment des résultats chiffrés des votes de congrès, peut avoir les plus graves répercussions, non seulement si la minorité d’opposition n’accepte pas avec la plus grande loyauté les principes fondamentaux de la discipline révolutionnaire de parti, mais également si elle dépasse, en menant sa lutte, certaines limites qui conduisent au-delà de toutes les démocraties formelles.

L’un des enseignements précieux de Lénine a été celui selon lequel nous devons étudier de près les jugements de nos ennemis de classe. Eh bien, chers camarades, il est certain que les journaux et les hommes d’État les plus forts de la bourgeoisie internationale comptent sur le caractère organique du conflit existant dans le noyau fondamental du Parti communiste de l’URSS, ils comptent sur la scission de notre parti frère et sont convaincus que celle-ci doit conduire à la désagrégation et à la lente agonie de la dictature du prolétariat, qu’elle doit causer la catastrophe pour la Révolution que n’ont pas réussi à provoquer les invasions et les insurrections des gardes blancs. La froide circonspection même avec laquelle aujourd’hui la presse bourgeoise cherche à analyser les événements russes, le fait qu’elle cherche à éviter, pour autant que cela lui est permis, la démagogie violente qui lui était davantage propre dans le passé, sont des symptômes qui doivent faire réfléchir les camarades russes et les rendre plus conscients de leur responsabilité. Pour une autre raison encore la bourgeoisie internationale compte sur la scission possible ou sur une aggravation de la crise intérieure du Parti communiste de l’URSS. L’État ouvrier existe en Russie désormais depuis neuf ans. Il est certain que seule une petite minorité, non seulement des classes travailleuses, mais des partis communistes des autres pays eux-mêmes, est en mesure de reconstituer dans son ensemble tout le développement de la Révolution et de trouver également, dans les détails dont se compose la vie quotidienne de l’État des Soviets, la continuité du fil rouge qui conduit jusqu’à la perspective générale de la construction du socialisme. Et cela, non pas seulement dans les pays où la liberté de réunion n’existe plus et où la liberté de la presse est complètement supprimée ou soumise à des limitation inédites, comme en Italie (où les tribunaux ont séquestré, ou en ont interdit l’impression, des livres de Trotski, Lénine, Staline, Zinoviev et, dernièrement, également du Manifeste des communistes), mais aussi dans les pays où nos partis ont encore la liberté de fournir à leurs membres et aux masses en général, une documentation suffisante. Dans ces pays, les grandes masses ne peuvent pas comprendre les discussions qui ont lieu dans le Parti communiste de l’URSS, particulièrement quand elles sont aussi violentes que l’actuelle et investissent, non pas un aspect de détail, mais tout l’ensemble de la ligne politique du parti. Non seulement les masses travailleuses en général, mais les masses mêmes de nos partis voient et veulent voir dans la République des Soviets et dans le parti qui y est au gouvernement une seule unité de combat qui travaille dans la perspective générale du socialisme. C’est seulement en tant que les masses occidentales européennes voient la Russie et le parti russe de ce point de vue qu’elles acceptent volontiers et comme un fait historique nécessaire que le Parti communiste de l’Urss soit le parti dirigeant de l’Internationale, c’est seulement pour cela que la République des Soviets et le Parti communiste de l’URSS sont aujourd’hui un élément formidable d’organisation et de poussée révolutionnaire.

Les partis bourgeois et sociaux-démocrates exploitent, pour la même raison, les polémiques internes et les conflits existant dans le Parti communiste de l’URSS ; ils veulent lutter contre cette influence de la Révolution russe, contre l’unité révolutionnaire qui se constitue dans le monde entier autour du Parti communiste de l’URSS. Chers camarades, il est extrêmement significatif que dans un pays comme l’Italie, où l’organisation étatique et de parti du fascisme réussit à étouffer toute manifestation notable de vie autonome des grandes masses ouvrière et paysannes, il est significatif que les journaux fascistes, particulièrement ceux des Provinces, soient remplis d’articles, techniquement bien construits pour la propagande, avec un minimum de démagogie et de comportements injurieux, dans lesquels on cherche à démontrer, avec un effort évident d’objectivité, que désormais, du fait des manifestations mêmes des leaders les plus connus du bloc de l’opposition du Parti communiste de l’URSS, l’État des Soviets devient lentement mais sûrement un pur État capitaliste et que, donc, dans le duel mondial entre fascisme et bolchevisme, le fascisme aura le dessus. Cette campagne, si elle démontre combien sont encore très grandes les sympathies dont la République des Soviets jouit parmi les grandes masses du peuple italien, lequel, dans certaines régions, ne reçoit, depuis six ans, qu’une rare littérature illégale de parti, démontre aussi comment le fascisme, qui connaît fort bien la situation italienne réelle, et qui a appris à traiter avec les masses, cherche à utiliser le comportement politique du bloc des oppositions pour briser définitivement la ferme aversion des travailleurs à l’égard du gouvernement de Mussolini et pour déterminer au moins un état d’esprit dans lequel le fascisme apparaisse au moins comme une nécessité historique inéluctable, malgré la cruauté et les maux qui l’accompagnent.

Nous croyons que, dans le cadre de l’Internationale, notre parti est celui qui ressent le plus les répercussions de la grave situation existant dans le Parti communiste de l’URSS. Et pas seulement pour les raisons exposées ci-dessus qui sont, pour ainsi dire, extérieures, qui touchent les conditions générales du développement révolutionnaire de notre pays. Vous savez que tous les partis de l’Internationale ont hérité de la vieille sociale-démocratie comme des différentes traditions nationales existant dans les différents pays (anarchisme, syndicalisme, etc. etc.), une masse de préjugés et de motifs idéologiques qui représentent le foyer de toutes les déviances de droite et de gauche. Au cours des dernières années, mais particulièrement depuis le Ve Congrès mondial, nos partis acquéraient peu à peu, à travers une expérience douloureuse, à travers des crises pénibles et exténuantes, une sûre stabilisation léniniste, ils devenaient de vrais partis bolcheviques. De nouveaux cadres prolétaires arrivaient des ateliers, se formant par en bas ; les éléments intellectuels étaient soumis à une sélection rigoureuse et mis à l’épreuve de manière stricte et impitoyable sur la base du travail pratique, sur le terrain de l’action. Cette réélaboration se faisait sous la direction du Parti communiste de l’Urss dans son unité d’ensemble et de tous les grands chefs du parti de l’URSS. Eh bien, l’acuité de la crise actuelle et la menace de scission ouverte ou latente que celle-ci contient, arrête ce processus de développement et de réélaboration de nos partis, cristallise les déviances de droite et de gauche, éloigne encore une fois la réussite de l’unité organique du parti mondial des travailleurs. C’est spécialement sur cet élément que nous croyons de notre devoir d’internationalistes d’attirer l’attention des camarades les plus responsables du Parti communiste de l’URSS. Camarades, vous avez été, au cours de ces neuf années d’histoire mondiale, l’élément organisateur et moteur des forces révolutionnaires de tous les pays : dans toute l’histoire du genre humain, la fonction que vous avez exercée n’a pas de précédent qui l’égale en ampleur et en profondeur. Mais aujourd’hui, vous êtes en train de détruire votre œuvre, vous dégradez et courez le risque d’annuler la fonction dirigeante que le parti communiste de l’URSS avait conquise sous l’impulsion de Lénine ; il nous semble que la violente passion des questions russes vous fait perdre de vue les aspects internationaux des questions russes elles-mêmes, vous fait oublier que vos devoirs de militants russes ne peuvent et ne doivent être accomplis que dans le cadre des intérêts du prolétariat international.

Le bureau politique du PCI [Parti communiste italien] a étudié avec la plus grande diligence et la plus grande attention qui lui étaient possible, tous les problèmes qui sont aujourd’hui en discussion dans le Parti communiste de l’URSS. Les questions qui se posent à vous aujourd’hui, peuvent se poser demain à notre parti. Dans notre pays aussi les masses rurales sont la majorité de la population travailleuse. En outre tous les problèmes inhérents à l’hégémonie du prolétariat se présenteront chez nous certainement sous une forme plus complexe et aiguë que dans la Russie elle-même, parce que la densité de la population rurale en Italie est beaucoup plus grande, parce que nos paysans ont une très riche tradition d’organisation et ont toujours réussi à faire sentir de manière très sensible leur poids spécifique de masse dans la vie politique nationale, parce que chez nous l’appareil de l’organisation ecclésiastique a deux mille ans de tradition et s’est spécialisé dans la propagande et dans l’organisation des paysans d’une manière qui n’a pas d’égale dans les autres pays. S’il est vrai que l’industrie est plus développée chez nous et que le prolétariat a une base matérielle remarquable, il est également vrai que cette industrie n’a pas de matières premières dans le pays et est donc plus exposée à la crise ; le prolétariat ne pourra, par là, exercer sa fonction dirigeante que s’il est très riche d’esprit de sacrifice et s’est complètement libéré de tout résidu de corporatisme réformiste ou syndicaliste.

De ce point de vue réaliste et que nous croyons léniniste, le Bureau politique du PCI a étudié vos discussions. Jusque là, nous avons exprimé une opinion de parti seulement sur la question strictement disciplinaire des fractions, voulant nous en tenir à l’invitation adressée par vous, après votre XIVe Congrès, de ne pas transporter la discussion russe dans les sections de l’Internationale. Nous déclarons aujourd’hui que nous considérons comme fondamentalement juste la ligne politique de la majorité du CC [Comité central] du Parti communiste de l’URSS, et que la majorité du parti italien se prononcera certainement en ce sens, s’il devient nécessaire de poser toute la question. Nous ne voulons pas et nous considérons inutile de faire de l’agitation, de la propagande avec vous et avec les camarades du bloc des oppositions. Nous ne rédigerons donc pas une liste de toutes les questions particulières avec notre appréciations à côté. Nous répétons que nous sommes frappés par le fait que le comportement des oppositions investisse toute la ligne politique du CC, touchant le coeur même de la doctrine léniniste et de l’action politique de notre parti de l’Union. C’est le principe et la pratique de l’hégémonie du prolétariat qui sont mis en discussion, ce sont les rapports fondamentaux d’alliance entre ouvriers et paysans qui sont troublés et mis en danger, c’est-à-dire les piliers de l’État ouvrier et de la Révolution. Camarades, on n’a jamais vu dans l’histoire qu’une classe dominante, dans son ensemble, ait des conditions de vie inférieures à des éléments déterminés et des couches de la classe dominée et subordonnée. Cette contradiction inédite, l’histoire l’a réservée au prolétariat ; dans cette contradiction résident les principaux dangers pour la dictature du prolétariat, particulièrement dans les pays où le capitalisme n’avait pas atteint un grand développement et n’était pas parvenu à unifier les forces productives. C’est de cette contradiction, qui, d’ailleurs, se présente déjà, sous quelques-uns de ses aspects, dans les pays capitalistes où le prolétariat a atteint objectivement une fonction sociale élevée, que naissent le réformisme et le syndicalisme, que naît le corporatisme et les stratifications de l’aristocratie ouvrière. Et pourtant, le prolétariat ne peut pas devenir une classe dominante s’il ne dépasse pas, par le sacrifice des intérêts corporatistes, cette contradiction, il ne peut pas maintenir son hégémonie et sa dictature si, même devenu dominant, il ne sacrifie pas ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de la classe. Certes, il est facile de faire de la démagogie sur ce terrain, il est facile d’insister sur les côtés négatifs de la contradiction : « C’est toi, l'ouvrier mal vêtu et mal nourri, le dominateur ou bien le dominateur est le nepman en fourrure e qui a à sa disposition tous les biens de la terre ? ». C’est ainsi que les réformistes, après une grève révolutionnaire qui a augmenté la cohésion et la discipline de la masse, mais qui, par sa longue durée, a individuellement appauvri encore davantage les ouvriers, disent : « A quoi bon avoir lutté ? Vous vous êtes ruinés et appauvris ! ». Il est facile de faire de la démagogie sur ce terrain et il est difficile de ne pas le faire quand la question a été posée dans les termes de l’esprit corporatiste et non dans ceux du léninisme, de la doctrine de l’hégémonie du prolétariat, qui, historiquement, se trouve dans une position déterminée et pas dans une autre.

Tel est pour nous l’élément essentiel de vos discussions, dans cet élément est la racine des erreurs du bloc des oppositions et l’origine des dangers latents qui sont présents dans son activité. Dans l’idéologie et dans la pratique du bloc des oppositions renaît à plein toute la tradition de la sociale démocratie et du syndicalisme, qui a, jusque là, empêché le prolétariat occidental de s’organiser en classe dirigeante.

Seules une unité ferme et une ferme discipline dans le parti qui gouverne l’État ouvrier peut assurer l’hégémonie prolétaire en régime de NEP, c’est-à-dire dans le plein développement de la contradiction que nous avons évoquée. Mais l’unité et la discipline, dans ce cas, ne peuvent pas être mécaniques et forcées ; elles doivent être loyales et de conviction et non pas celles d’un détachement ennemi emprisonné ou assiégé qui pense à l’évasion ou à la sortie par surprise.

Cela, très chers camarades, nous avons voulu vous le dire, en frères et en amis, même s’il s’agit de frères cadets. Les camarades Zinoviev, Trotski, Kamenev ont puissamment contribué à nous éduquer par la révolution, ils nous ont quelquefois corrigés très énergiquement et sévèrement, ils ont été parmi nos maîtres. C’est à eux particulièrement que nous nous adressons comme aux principaux responsables de la situation, parce que nous voulons être sûrs que la majorité du CC de l’URSS n’a pas l’intention d’écraser ses adversaires dans la lutte et est disposée à éviter les mesures excessives. L’unité de notre parti frère de Russie est nécessaire pour le développement et le triomphe des forces révolutionnaires mondiales ; chaque communiste et internationaliste doit être prêt à faire les plus grands sacrifices pour cette nécessité. Les dommages causés par une erreur du parti uni sont facilement récupérables ; les dommages causés par une scission ou par une condition prolongée de scission latente peuvent être irréparables et mortels.

Avec nos salutations communistes

Le BP [Bureau politique] du PCI