Pour plus d'informations, voir Une Gramscipedia

L’historicisme de Gramsci

De Gramscipedia
Sauter à la navigation Sauter à la recherche

En Italie, pendant la deuxième moitié du 19e siècle - et à la différence de la France - s’est constituée une tradition d’études hégéliennes, notamment à partir des travaux de Bertrando Spaventa. Giovanni Gentile, futur ministre de l’éducation de Mussolini, a été, en ligne directe, la figure la plus importante de cet héritage. Benedetto Croce – parent éloigné de Spaventa – est également issu de cette tradition. Il est difficile de savoir ce que Gramsci a directement lu de Hegel. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a lu, étudié, médité, puis critiqué Croce et que ce dernier a été son médiateur vers Hegel, de même qu’Antonio Labriola a été son médiateur vers Marx.

Bertrando Spaventa

Telles sont les sources de « l’historicisme » de Gramsci, revendiqué tout au long des Cahiers de prison.

Pour Gramsci, toute œuvre humaine est historique, donc liée à des circonstances déterminées, avec une naissance et une mort, un commencement et une fin. Il en est ainsi de toute théorie, y compris scientifique, et, par là, de la thèse historiciste elle-même, laquelle prend la forme, chez lui, de l’affirmation selon laquelle toute théorie, toute philosophie, est l’expression des contradictions de son époque : « Toutes les philosophies (les systèmes philosophiques) qui ont existé jusque-là ont été la manifestation des contradictions intimes dont la société a été déchirée »[1]. L’histoire de la philosophie, à travers ses oppositions entre doctrines, est l’expression des contradictions qui marquent chaque société, à chaque époque, et qui constituent l’histoire proprement dite. Par là, aucune des philosophies énoncées dans cette succession d’affrontements entre doctrines ne peut, elle-même, rendre compte du procès philosophique, de cette suite de contradictions, de l’ensemble des contradictions, puisque chacune d’elles a été l’expression d’un moment de ce procès. Chaque philosophe, auteur d’une doctrine nécessairement marquée par l’unilatéralité, n’en est pas moins convaincu d’« exprimer l’unité de l’esprit humain, c’est-à-dire l’unité de l’histoire et de la nature »[2]. Cette conviction intime est une condition de sa pensée et c’est elle qui permet à la société tout entière de s’approprier celle-ci, qui peut alors devenir « sens commun », c’est-à-dire une « idéologie », un ensemble de représentations, d’idées, de valeurs devenues collectives et qui ont acquis par là une « force matérielle ». C’est grâce à la conviction qu’a chaque philosophe d’exprimer l’unité profonde de l’homme et du monde que sa pensée peut acquérir « la granitique compacité fanatique des “croyances populaires“ qui sont chargées de la même énergie que les “forces matérielles“ »[3].

Les choses changent avec Hegel ; la philosophie hégélienne pense la contradiction en tant que telle. La philosophie devient capable de prendre en compte l’ensemble des contradictions ; elle perd son unilatéralité. Elle affirme, dans son principe, l’unité de la philosophie et de l’histoire, l’unité intellectuelle de la philosophie et de la discipline historique qui constitue elle-même l’histoire comme procès.

Chez Hegel, cependant, ce procès historique, l'histoire « réelle », se déroule dans le concept. Ce n’est qu’avec la « décomposition » de l’hégélianisme que l’on passe à l’histoire réelle concrète. La querelle entre les « jeunes » et les « vieux » hégéliens » débouche en effet sur l’avènement du marxisme, lequel n’est pas une philosophie dans le sens des philosophies précédentes. La philosophie de Marx n’est pas seulement, comme chez Hegel, unité de la philosophie et de « l’historiographie », elle est unité de la philosophie, de l’histoire et de la politique. Cette unité, qui constitue l’histoire en monde réel, prend la forme du procès historique ; elle est, non pas concept, mais pratique, ou, mieux, « praxis ». Elle est la véritable prise en compte de l’ensemble des contradictions, tout en même temps en les faisant émerger et en les résolvant. Elle prend, chez Gramsci, le nom de « philosophie de la praxis », qui est, non plus la philosophie de Marx, mais la philosophie de Marx devenue philosophie des masses et donc, par là, action, « force matérielle ». La philosophie de la praxis ne peut pas être la pensée d’un individu, aussi génial soit-il, elle ne peut être que la doctrine du collectif et donc, non plus seulement « philosophie » dans le sens ancien du terme, mais mode de vie, action pratique, processus de transformation. Naturellement, car Gramsci se réclame du marxisme, cette doctrine ne peut être que celle du « prolétariat », compte tenu de la position spécifique – et en même temps universelle – de celui-ci dans le moment capitaliste de l’histoire de l’humanité. On comprend, enfin, qu’elle équivaut à la conscience collective de lui-même que prend le prolétariat, conscience qui est en même temps celle du procès historique comme tel et qui s’exprime dans l’accomplissement de la mission du prolétariat : mettre fin au capitalisme et construire un état socialiste puis un monde communiste.

Tel est ce que Gramsci revendique comme étant un « historicisme absolu ». Gramsci oppose son propre historicisme à celui de Croce, lequel, à ses yeux, et quoi qu’en dise Croce, n’est pas absolu en cela qu’il renvoie, comme la philosophie de Hegel, à l’historicité dans le concept et non dans le réel. C’est chez Croce, en effet, que Gramsci rencontre l’idée d’une philosophie exprimant l’unité de l’histoire et de la philosophie et constituant par là le réel comme histoire, mais le tort de Croce est de ne pas avoir inclus la politique dans cette unité. L’ajout, par Gramsci lui-même, de la politique fait basculer hors de la « philosophie » vers quelque chose de plus ample, qui est la véritable unité de la pensée et du réel, à savoir la « philosophie de la praxis ». Gramsci appréhende son propre rapport à Croce comme celui de Marx à Hegel ; il s’agit de « remettre la dialectique sur ses pieds » en redressant Croce, en le renversant, d’où ce projet, évoqué dans les Cahiers, d’écrire un Anticroce qui serait, pour la vie intellectuelle italienne, un équivalent de l’[Anti-Dühring] d’Engels.

Enfin, pour qu’on puisse parler ici d’ « historicisme », il faut que l’historicité s’applique également à l’historicisme lui-même, c’est-à-dire à la doctrine qui affirme le primat de l’historicité. Gramsci y revient à plusieurs reprises : la « philosophie de la praxis » disparaîtra elle aussi ; elle qui décrète l’historicité indépassable de toute théorie est également frappée d’historicité. La philosophie de la praxis, comme les philosophies précédentes, dont elle est le couronnement, est l’expression des contradictions de son époque. Si elle se différencie des philosophies précédentes en ce qu’elle exprime l’ensemble des contradictions, c’est-à-dire le procès, elle n’en est pas moins l’expression de ces contradictions et elle disparaîtra donc avec elles. Née sur le terrain des contradictions du capitalisme, la philosophie de la praxis disparaîtra avec celui-ci : elle n’aura plus alors d’existence comme « philosophie », c’est-à-dire comme pensée séparée de l’histoire et de la politique.

La dimension proprement spéculative de cet « historicisme absolu » ressort ici : « Que la philosophie de la praxis se conçoive elle-même historiquement, c’est-à-dire comme une phase transitoire de la pensée philosophique, apparaît implicitement à travers tout son système, mais même explicitement à travers la thèse bien connue que le développement historique sera caractérisé, à un certain moment, par le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté »[4]. Les philosophies pré-hégéliennes sont des pensées appartenant au règne de la nécessité, marquées par l’unilatéralité ; mais la philosophie qui pense la contradiction comme telle, qui prend en compte l’ensemble des contradictions, c’est-à-dire le procès historique, bref, la philosophie de Hegel, est encore une pensée du règne de la nécessité. En vérité, le passage de la nécessité à la liberté ne peut pas être le fait d’une philosophie séparée, en l'occurrence séparée de l’histoire et de la politique. Il ne peut pas être seulement philosophique. Il ne peut être qu’historique, expression de l’unité concrète de la philosophie, de l’histoire et de la politique ; le passage de la nécessité à la liberté correspond à la séquence où la philosophie de la praxis devient « sens commun » : elle s’exprime alors dans l’action de libération des masses. Enfin, le passage du règne de la nécessité à celui de la liberté est encore un procès et ne peut certainement pas être compris comme une fin de l’histoire.

La véritable originalité de l’historicisme gramscien, au-delà de cette architecture générale, tient à ce que le moteur profond de l’historicité est cette sorte d’ « élan vital », pour reprendre l’expression de Bergson, ou, chez Gramsci, d'énergie collective, dont le modèle de description est le mouvement de transformation propre aux langues.

  1. Cahiers de prison, 11, § 62
  2. ibid.
  3. ibid.
  4. ibid.