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Gramsci : Ricardo et la « convertibilité » réciproque de la philosophie, de la politique et de l’économie

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En mai 1932, Gramsci écrit à sa belle sœur Tatiana Schucht, une lettre dont une partie est destinée à son ami Piero Sraffa, lequel est installé depuis 1927 à Cambridge où il avait été appelé par Keynes, qui l’avait chargé, entre autre, de travailler à l’édition des œuvres complètes de David Ricardo. « J'aimerais savoir s'il existe quelque ouvrage spécial, même en anglais, sur la méthode de recherche propre à Ricardo dans les sciences économiques et sur les innovations que Ricardo a introduites dans la critique méthodologique ». Et Gramsci précise : « Je pars des deux concepts, fondamentaux pour la science économique, de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“ que l'on doit, me semble-t-il, à Ricardo et je raisonne ainsi : - n'est-ce pas sur ces deux concepts qu'on s'est fondé pour réduire la conception « immanentiste » de l'histoire, - exprimée en un langage idéaliste et spéculatif par la philosophie classique allemande, - à une «immanence » réaliste immédiatement historique dans laquelle la loi de causalité des sciences naturelles a été débarrassée de ce qu'elle comportait de mécaniste et s'est synthétiquement identifiée au raisonnement dialectique de l'hégélianisme ? » [1]. Il s’agit en somme d’ essayer de comprendre si Ricardo, à travers ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » n’aurait pas joué un rôle important, non seulement en ce qui concerne la « science économique », mais aussi pour « l’histoire de la philosophie », et plus particulièrement, s’il n’a pas « contribué à inciter les premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » - autrement dit Marx et Engels - « à dépasser la philosophie hégélienne et à élaborer un nouvel historicisme, débarrassé de toute trace de logique spéculative ? » [2].

David Ricardo. Crédits : National Portrait Gallery London

Sraffa, en juin, répond – par l’intermédiaire de Tatiana Schucht – que la question de Gramsci l’embarrasse : en ce qui concerne la place de Ricardo dans l’histoire de la philosophie, il ne s'estime pas suffisamment préparé et aurait besoin d'étudier de plus près, au-delà des textes de Ricardo lui-même, ceux des « premiers théoriciens de la philosophie de la praxis » [3]. Par ailleurs, ajoute-t-il, il aimerait avoir « quelques explications sur les deux concepts de “marché déterminé“ et de “loi de tendance“, que Nino [Gramsci] appelle fondamentaux et auxquels, en les mettant entre guillemets, il semble attribuer une signification technique : j’avoue que je ne comprends pas bien à quoi ils renvoient, et quant au second, j’avais pour ma part l’habitude de le considérer plutôt comme une des caractéristiques de l’économie vulgaire » [4]. Enfin, précise Sraffa, « Ricardo était, et est toujours resté, un agent de change de culture médiocre : avant de se mettre, entre 30 et 40 ans, à l’étude de l’économie, il avait étudié, pour son propre compte, après ses 25 ans, la chimie et la géologie : il a lu des œuvres philosophiques (Bayle et Locke) après ses 40 ans, sur le conseil de James Mill. Mais il est clair également d’après ses écrits, me semble-t-il, que le seul élément culturel qu’on peut trouver chez lui est dérivé des sciences naturelles » [5].

On sait enfin que l’échange sur Ricardo entre les deux amis s’arrête alors, à l’été 1932, à cause du durcissement des conditions de correspondance imposé aux prisonniers par l’administration pénitentiaire [6].

Quelle est donc la lecture gramscienne de Ricardo ? Que signifient, en particulier, ces concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance », dont Gramsci attribue la paternité à l'économiste anglais et qui, selon lui, sont des fondements de la « science économique » ?

Gramsci et L’histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours

Gramsci, en prison, n’a pas d’accès direct à Ricardo. Il mène sa réflexion « économique » essentiellement, d’une part, à partir des articles, des discussions, des recensions et critiques d’ouvrages qu’il peut lire dans les journaux et revues qu’il consulte, d’autre part, à l’aide de l'Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours [7] publiée par Charles Gide et Charles Rist en 1922. La question de savoir si Gramsci disposait réellement, « sur sa table de travail », de l’ouvrage de Gide et Rist reste controversée : le livre ne figure pas, en effet, dans la liste de ceux qu’il avait à sa disposition à la prison de Turi. Gramsci pourrait cependant l’avoir lu avant son incarcération ; cette lecture elle-même n’est pas documentée, mais ne peut pas être écartée. Un point, cependant, est assuré : que ce soit avant ou pendant son incarcération, Gramsci a bien lu l’Histoire..., la précision des références qu’il y fait le garantit [8].

Charles Gide, crédits Wikipédia

Reste que les concepts de « marché déterminé » et de « loi de tendance » ne se trouvent, en tant que tels, ni chez Ricardo, ni dans le chapitre de l’Histoire... consacré à ce dernier et qui a été rédigé par Gide. De ce chapitre, Gramsci retiendra les remarques sur la méthode de l’économiste anglais : « Sa méthode hypothétique, écrit Gide, avec les “supposons que…“ qui reviennent sans cesse et sont comme sa marque de fabrique, rendent la lecture très fatigante. Cette méthode abstraite a cependant donné à la science une impulsion prolongée et revit aujourd’hui dans l’école mathématique » [9]. Un peu plus loin dans l’ouvrage, Gramsci aura pu lire également un exposé de cette démarche abstraite et déductive à laquelle peuvent être rattachés les « supposons que » de Ricardo. La « méthode déductive » y est présentée comme celle qu’ont adoptée tous les économistes, quelle que soit l’école dont ils se réclament ; cet exposé, nourri de références plus directes, a certainement pu conduire Gramsci à forger lui-même les expressions de « marché déterminé » et de « loi de tendance ».

Au chapitre intitulé « L’école historique », les auteurs de L’Histoire…, font état, en effet, des critiques portées par ceux qu’ils appellent les « historistes » - Knies, Hildebrand, Roscher – aux tenants de « l’économie politique pure ». Ces critiques portent en particulier sur « l’universalisme » de celle-ci et « l’abus qu’elle fait de la méthode déductive ». Les « historistes » reprochent aux grands classiques d’avoir « cru que les lois économiques formulées par [eux] se réalisaient en tout lieu et en tout temps » [10]. Les « historistes » insistent à cet égard sur la distinction qu’il convient de faire entre « les lois de la physique ou de la chimie » et les « lois économiques » : celles-ci sont « provisoires » et « conditionnelles » ; elles sont provisoires car le « mouvement de l’histoire » fait surgir de nouveaux faits dont il s’agit pour l’économiste de rendre compte ; conditionnelles car elles ne sont vérifiées que dans un contexte précis et tant que ce contexte ne change pas. Contre cette critique, Gide et Rist font remarquer, tout d’abord, que cette spécificité des lois économiques n’en est pas une : les lois de la physique et de la chimie, par exemple, sont elles aussi provisoires et conditionnelles, et, si elles paraissent avoir une « fixité et une certitude très supérieures à celles des lois économiques, c’est simplement que les conditions où elles sont vérifiables sont beaucoup plus universellement réalisées... » [11].

Les deux auteurs notent ensuite que le caractère provisoire et conditionnel des lois économiques n’est pas ignoré des « économistes purs ». Ils citent ainsi Stuart Mill, lequel disait que les lois économiques « sont fondées sur la supposition d’une certaine réunion de circonstances et énoncent comment une cause donnée opérerait dans ces circonstances, à supposer qu’il n’y en eût pas d’autres combinées avec elles. » [12]. C’est ainsi, du reste, remarquent-ils, qu’un économiste très éloigné des « historistes » tel que Marshall, a pu définir les lois économiques comme un « énoncé de tendances économiques » [13]. Les lois économiques ne représentent pas une causalité clairement déterminée comme le fait, croit-on, la physique, mais un mouvement qui tend vers un certain modèle défini dans le cadre d’un contexte précis.

Bref, si les expressions de « marché déterminé » et de « lois de tendance » ne sont pas littéralement employées dans l’ouvrage de Gide et Rist, c’est bien là que Gramsci va trouver le contenu qu’il leur donne

 « Marché déterminé » et « loi de tendance »

Le concept de « marché déterminé » apparaît pour la première fois dans les Cahiers au § 30 du cahier 7, daté de février 1931. D’emblée Gramsci lie ce concept aux hypothèses opposées d’un marché de concurrence pure ou de pur monopole. La source directe de l’expression devient alors claire, et elle sera confirmée plus tard, en mars 1932, au § 216 du cahier 8 : Gramsci s’inspire d’un texte de Pasquale Jannaccone, la recension critique que fait celui-ci, dans La Riforma Sociale, la revue qu’il dirige avec Luigi Einaudi, d’un ouvrage de Ugo Spirito, La critica dell’economia liberale. Ugo Spirito attaquait lui-même les « économistes classiques » et les économistes « purs », en l’occurrence représentés précisément par Einaudi et Jannaccone, au nom d’une conception « fasciste de gauche » de l’économie mettant en avant les corporations. Ugo Spirito, ici, pour Gramsci, lecteur de l’Histoire des doctrines économiques... de Gide et Rist, est sans aucun doute à rapprocher des « historistes », qui critiquent notamment l’usage de la méthode déductive en économie.

Pasquale Jannaccone, crédits Wikipédia

Jannaccone, dans sa recension, faisait clairement comprendre qu’à ses yeux, les auteurs se reconnaissant dans l’approche de l’économie défendue par Spirito n’étaient pas de véritables économistes, sans quoi ils auraient su que « désormais, dans la science économique, les deux expressions de libre concurrence et de monopole ne sont que deux formules pour indiquer de manière synthétique la conjonction d’un certain nombre de conditions, dont la présence rend le marche déterminé, alors que l’absence d’une seule le rend indéterminé. » [14]. C’est ainsi Jannaccone, explique Gramsci au § 216 du cahier 8, qui ferait le lien entre la méthode déductive utilisée par les « économistes classiques », et résumée dans les « supposons que » de Ricardo, et cette idée d’un « marché déterminé ». La libre concurrence et le monopole pur apparaissent alors comme des modèles théoriques, délimitant le cadre dans lequel les « supposons que » de Ricardo prennent leur valeur opératoire. Entre les pôles de la libre concurrence et du monopole pur peut se mettre en place ce que Gramsci appelle « l’automatisme » du procès économique. C’est dans ce cadre que l’outil mathématique, pilier des sciences de la nature, peut également être utilisé en économie. C’est par là, enfin, que peut naître une science économique.

Ces modèles dessinent le schéma théorique pouvant être appliqué à une situation concrète spécifique, le cadre délimitant l’ensemble des possibles dans lequel va s’inscrire le réel, sous la forme d’un « marché déterminé », constitué de la « conjonction d’un certain nombre de conditions ». Dans ce contexte, les lois économiques deviennent alors des « lois de tendance » : elles décrivent comment les processus réels ‘’tendent’’ vers les modèles théoriques, en prenant en compte « quelles variations peut apporter […] l’un ou l’autre élément de la réalité, qui n’est jamais “pure“ » [15].

Gramsci entend donc défendre les « économistes classiques », les économistes « purs » - en l’occurrence les économistes libéraux que sont Einaudi et Jannaccone - contre les théoriciens du fascisme, contre les Ugo Spirito qui ignorent ce qu’est véritablement la science économique, et critiquent chez les économistes la méthode déductive car celle-ci repose sur une « abstraction » qui éloignerait du réel. Gramsci insiste, en particulier, sur le fait que la « détermination » mise en œuvre par les économistes classiques, le type de causalité invoquée par eux, précisément à travers les concepts de « marché déterminé » et de « lois de tendance », ne sont pas ceux des sciences de la nature. La « détermination » du marché prend sens dans un contexte précis, déterminé, et les « lois » qu’on y relève renvoient à un mouvement, à un procès tendant vers un schéma théorique abstrait qui dessine, écrit Gramsci, la « logique formelle » de ce « marché déterminé ». « L’accusation à l’économie traditionnelle d’être conçue de manière “naturaliste“ et “déterministe“ est « sans fondement », affirme-t-il au § 216 du cahier 8 [16]. « Il ne s’agit pas, expliquait-il un peu plus haut, au § 128 du même cahier 8, de “découvrir“ une loi métaphysique du “déterminisme“, et non plus d’établir une loi “générale“ de causalité. Il s’agit de voir comment dans le développement général se constituent des forces relativement “permanentes“ qui opèrent avec une certaine régularité et un certain automatisme » [17].

On notera que la méthode déductive mise en cause par les « historistes » rappelle la démarche de Marx lui-même, qui établissait, dans Le Capital, ce que Gramsci appelle ici une « logique formelle », en l’occurrence celle du procès capitaliste, la logique abstraite qui permet ensuite de décrire un « concret déterminé », c’est-à-dire de reconstituer la réalité capitaliste telle qu’elle se donne à voir dans son histoire. Contre Croce, qui décrivait la théorie marxiste de la valeur comme une « comparaison elliptique » [18] , valant pour une société qui n’existe pas encore, ce que montrerait le fait que Marx y fait abstraction du rôle de l’État, Gramsci voit, quant à lui, chez Marx, une réflexion prolongeant la théorie de la valeur de Ricardo, lequel fait abstraction du rôle de l’État pour pouvoir formuler une « hypothèse “économique“ pure » ; il s’agit, chez Ricardo, « d’une théorie résultant de la réduction à la pure “économicité“ des faits économiques, c’est-à-dire de la détermination maximum du “libre jeu des forces économiques“. »[19]. C’est cette même réduction à la « pure économicité » qu’effectuait Marx avec sa théorie de la valeur-travail [20].

Bref, Gramsci soutient, tout à la fois contre les théoriciens du fascisme et contre Croce, les « économistes classiques », en particulier Ricardo, et leurs héritiers, « économistes purs » - en Italie Jannaccone et Einaudi – car ce sont eux qui, à ses yeux, ont mis au point la méthode, dite par Gide et Rist d’« abstraction » et de « déduction », par laquelle peut être instituée une science de l’économie ; « l’abstraction » reprochée aux économistes classiques est précisément ce qui permet de forger des outils ayant prise sur le réel. Ces outils, tels que les concepts abstraits de « marché déterminé » et de « loi de tendance », appuyés sur les modèles de la libre concurrence et du pur monopole, et qui sont, aux yeux de Gramsci, comme il l’écrit à Sraffa, des « concepts fondamentaux de la science économique ».

Il n’en reste pas moins que Gramsci reprend, lui aussi, le reproche, rapporté par Gide et Rist, que font les « historistes » aux « économistes classiques », à savoir que ceux-ci ont « cru que les lois économiques formulées par [eux] se réalisaient en tout lieu et en tout temps » [21]. Il y a bien, en effet, une critique à mener de la « science économique » telle que l’élaborent les « économistes purs », lesquels « posent ces éléments [le « marché déterminé » et son « automatisme »] comme “éternels“, “naturels“ » [22] alors qu’il s’agit de considérer ces « concepts fondamentaux » de l’économie « dans leur historicité ».

Cette critique de la science économique classique ne peut se faire que par la prise en compte des rapports de forces entre les forces sociales mises en jeu par le procès de production et de redistribution, c’est-à-dire la prise en compte du conflit ouvert entre les classes qui agissent au sein du procès économique et qui structure celui-ci. Une telle prise en compte n’est possible que du point de vue de la classe qui tend à se libérer de la domination qu’elle subit dans le cadre du processus économique, à savoir le prolétariat. C’est du point de vue de celui-ci que peut être appréhendée l’historicité de concepts tels que ceux de « marché déterminé » ou « loi de tendance ». En un mot, la critique de « l’économie classique », que Marx a menée, est l’affaire de la « philosophie de la praxis ».

« Convertibilité » et « bloc historique »

Ricardo reste, cependant, dans la perspective de Gramsci, celui qui a su élaborer, par sa méthode déductive, celle des « supposons que », la science économique, et c’est pourquoi Gramsci peut écrire que « dans un certain sens [...] la philosophie de la praxis est égale à Hegel + David Ricardo » [23] : non pas l’un ou l’autre, mais bien l’un plus l’autre, car cette addition est ce qui transforme l’historicisme spéculatif en historicisme « réaliste » ; la dialectique hégélienne efface l’universalisme de la science économique abstraite et déductive, et le type de détermination propre à la science ricardienne, qui n’est pas le déterminisme naturaliste des sciences de la nature, « débarrasse », comme aurait dit Engels, la dialectique hégélienne de ses « chamarrures idéalistes ».

Tel est le rôle éminent que Gramsci veut faire jouer à Ricardo : dans « la mise en place des lois économiques telle qu’elle a été faite par David Ricardo (la méthode dite du “supposons que“) », il s’agit de « retrouver un des points de départ des expériences philosophiques de Marx et Engels qui ont conduit au développement du matérialisme historique » [24]. Ce que la « philosophie de la praxis » doit à Ricardo, ce n’est pas seulement l’apport méthodologique – la méthode des « supposons que » - d’où naît la science économique, ce n’est pas, en somme, simplement « un nouveau chapitre de la logique formelle » [25], mais une véritable « innovation philosophique », car les principes qui dérivent de ce nouveau chapitre de la logique formelle, à savoir la « loi de tendance », le « marché déterminé » [26], ont aussi une « valeur gnoséologique » : comme l’a montré Fabio Frosini, ils font advenir une nouvelle conception de l’immanence [27], qui rompt avec l’immanence spéculative de la philosophie hégélienne ; les « supposons que » de Ricardo contribuent, en somme, à la remise sur pied de la dialectique hégélienne évoquée par Marx et Engels, à l’émergence de « l’historicisme réaliste », mais aussi « absolu », dont Gramsci lui-même se réclame.

C’est sur cette hypothèse d’un rôle philosophique majeur de Ricardo dans le développement de la philosophie de la praxis, que Gramsci, au printemps 1932, interroge Sraffa, dont il a appris qu’il était chargé de l’édition des œuvres de l’économiste anglais. L’enjeu, ici, n’est pas simplement historiographique, il ne s’agit pas de faire l’histoire académique de la philosophie de la praxis ; il s’agit de compléter la théorie de la traductibilité l’un dans l’autre des trois éléments constitutifs de celle-ci : la philosophie classique allemande, la culture et la pratique politique française, et l’économie classique anglaise.

Gramsci, au § 65 du cahier 11, intitulé « Philosophie-politique-économie », parle, en effet, de la « convertibilité l’une dans l’autre » de « ces trois activités », de leur « traduction réciproque dans le langage propre et spécifique de chaque élément constitutif ». S’agissant de la « convertibilité » entre philosophie et politique, on sait que Gramsci pense à La Sainte Famille, où Marx, critiquant Edgar Bauer, déclare : « Que M. Edgar veuille bien comparer un instant l’égalité française avec la conscience de soi allemande, et il s’apercevra que le second principe exprime à l’allemande, c’est-à-dire dans la pensée abstraite, ce que le premier dit à la française, c’est-à-dire dans la langue de la politique et de la pensée intuitive. La conscience de soi, c’est l’égalité de l’homme avec lui-même dans la pensée pure. L’égalité, c’est la conscience que l’homme a de lui-même dans le domaine de la pratique, c’est-à-dire, par conséquent, la conscience qu’un homme a d’un autre homme comme étant son égal et le comportement de l’homme à l’égard d’un autre homme comme vis-à-vis de son égal. » [28]. Mais qu’en est-il de la convertibilité réciproque avec le troisième élément, à savoir l’économie, représentée par « l’économie classique anglaise » ? C’est là qu’intervient la référence à Ricardo. Gramsci pense trouver un équivalent de la « conscience de soi allemande » et de « l’égalité française » dans les « concepts fondamentaux de la science économique » que sont ceux de « marché déterminé » et de « loi de tendance », dont il attribue l’origine et le principe, on l’a vu, à Ricardo et à sa méthode déductive, celle des « supposons que ». Ces concepts, ceux de « conscience de soi », d’« égalité », de « marché déterminé » et de « loi de tendance », qui appartiennent à des disciplines différentes, sont en réalité « convertibles » les uns dans les autres, traduisibles les uns dans les autres, car ils sont proprement inséparables. La « conscience de soi allemande » ne peut être comprise dans sa portée réelle sans « l’égalité française » et pas davantage sans l’ensemble théorique formé par « le marché déterminé » et la « loi de tendance » qui constituent la science économique anglaise. Et la proposition est réciproque. Gramsci exprime cette inséparabilité en expliquant que chacun des trois éléments est « implicite dans l’autre et [que] tous ensembles, ils forment un cercle homogène » [29]. La traductibilité réciproque de la philosophie, de la politique et de l’économie renvoie ainsi au concept de « bloc historique » : l’inséparabilité des trois éléments est constitutive de l’unité « organique » qui fonde le concept même de « bloc historique » [30]. Ce que partagent la philosophie classique allemande, la science et l’activité politique française et l’économie classique anglaise, et qui fonde leur « convertibilité », leur « traductibilité » réciproque, est à chercher dans le bloc historique auquel elles appartiennent toutes trois, un bloc historique « capitaliste » composé lui-même des blocs historiques nationaux, constitués ou en voie de constitution, allemand, français et anglais.

  1. Antonio Gramsci, Lettres de prison (1926-1934), traduit de l’Italien par Hélène Albani, Christian Depuyper et Georges Saro. Paris : Éditions Gallimard, 1971,édition électronique http://dx.doi.org/doi:10.1522/030147462, vol. II, p. 227
  2. Ibid.
  3. Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori riuniti, 1991, p. 74).
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Voir à ce sujet l’introduction de Valentino Gerratana à : Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Editori Riuniti, 1991
  7. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, Librairie de la société du recueil Sirey, 1922
  8. Voir à ce sujet : Giuliano Guzzone, « Une source française de la pensée économique de Gramsci. L’Histoire des doctrines économiques de Charles Gide et Charles Rist dans les Cahiers de prison », in La France d’Antonio Gramsci, sous la dir. de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, ENS Éditions, 2021.
  9. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, O. C., p. 161
  10. Ibid. p. 464
  11. Ibid. p. 466
  12. Ibid. p. 467
  13. Ibid. p. 467, ce sont Gide et Rist qui soulignent
  14. P. Jannaccone, « Scienza, critica e realtà economica », La Riforma Sociale, décembre 1930
  15. Q 7, 30, 878
  16. Q 8, 216, 1077. « … les économistes classiques, ajoutait Gramsci, ne doivent pas s’être préoccupés beaucoup de la question “métaphysique“ du déterminisme et toutes leurs déductions et calculs sont basés sur la prémisse du “supposons que“. »
  17. Q 8, 128, 1019
  18. Q 7, 42, 890
  19. Ibid.
  20. Gramsci est encore plus explicite, parlant du « problème fondamental de la science économique “pure“, c’est-à-dire [...] la recherche et […] l’identification de ce qu’est le concept et le fait économique, indépendant des autres concepts et faits qui relèvent des autres sciences, et par fait économique, il faut encore entendre le fait “production et distribution des biens économiques matériels’ et pas tous les faits qui peuvent être compris dans le concept d’“économie“ tel qu’il apparaît chez Croce (pour qui même l’amour, par exemple, est un fait économique etc.). », Ibid. 891
  21. L’histoire des doctrines économiques…, O. C., p. 464
  22. Q 8, 128, 1018
  23. Q. 10, 9, 1247
  24. Q 8, 128, 1019
  25. Q 10, 9, 1247
  26. A quoi il convient d’ajouter le concept d’« homo oeconomicus » (Q 10, 9, 1247), autre « abstraction » des « économistes classiques ».
  27. Fabio Frosini, “L’immanenza nei Quaderni del carcere di Antonio Gramsci”, 2004, Università di Urbino, Isonomia. https://www.academia.edu/440522/Limmanenza_nei_Quaderni_del_carcere_di_Antonio_Gramsci
  28. Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte famille ou Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts 1845, http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.html, ch. IV, « “La Critique critique sous les traits du Calme de la connaissance“ ou la Critique critique personnifiée par M. Edgar », note marginale critique n° 3, p. 44
  29. Q 11, 65, 1492
  30. le « bloc historique » n’est pas la somme de la « superstructure » matérielle et économique et des « superstructures » culturelles, juridiques, politiques…, mais leur unité organique, de même que le corps n’est pas simplement la somme d’un squelette et d’une peau, mais bien leur unité organique. Voir Q 8, 240.